La justice ukrainienne condamne l' « incitation au génocide »

En février dernier, le journaliste et présentateur de Russia Today, Anton Krasovsky, a été condamné par contumace à 5 ans de prison pour incitation au génocide des Ukrainiens par un tribunal de Kiev. Un dossier qui ne manque pas de rappeler la ligne de crête établie en droit international entre discours de haine et incitation directe et publique au génocide.

Incitation au génocide en Ukraine - Anton Krasovsky condamné
Le journaliste russe Anton Kuznetsov-Krasovsky, condamné par contumace par la justice ukrainienne pour incitation au génocide. © Instagram krasovkin
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"Putain de merde ! Ce pays ne devrait pas exister ! Et nous ferons tout pour qu'il disparaisse.". Ainsi s’exprime, début 2022, Anton Kuznetsov-Krasovsky, journaliste et présentateur de la chaîne de télévision russe "RT" (anciennement appelée "Russia Today"), comme le montre une vidéo diffusée sur YouTube.

Le 15 avril 2022, Krasovsky écrit également un message sur son compte Telegram "Anton Vyacheslavovitch", commentant une vidéo qui montrerait le bombardement de la ville russe de Belgorod. Le 14 avril 2022, le gouverneur de Belgorod avait signalé que deux villages avaient été bombardés depuis l’Ukraine. "Les gars, il est évident que vous devez vous ressaisir. Concentrez-vous. Arrêtez de penser aux 'frères'. Ce ne sont pas nos frères. J'ai grandi là-bas, je sais de quoi je parle. Effacez-les ! Allez-y ! Ça suffit !" écrit Krasovsky.

Le 13 février 2023, le tribunal du district de Shevchenkivskyi, à Kiev, a condamné le journaliste russe par contumace à 5 ans de prison et à la confiscation de ses biens. Anton Krasovsky a été reconnu coupable de deux crimes : incitation publique à renverser l'ordre constitutionnel en Ukraine et distribution de matériel incitant à de telles actions par le biais des médias, ainsi que l’incitation publique au génocide, production et distribution de matériel incitant au génocide.

« Il n'y a pas d'Ukraine, c'est notre terre russe »

Selon la conclusion de l'expert judiciaire, la vidéo contient des signes linguistiques de propagande en faveur de l'élimination de l'Ukraine indépendante. Elle prône également l'unicité du peuple russe et la haine nationale. La conclusion de l'expertise sémantique et textuelle indique que le mot "effacer" signifie ici "tuer". L'expert estime qu'il y a des raisons d'affirmer que la publication contient un appel public à la privation de vie (destruction physique) du peuple ukrainien. 

Au cours de l'audience, des enregistrements vidéo des discours de Krasovsky ont été diffusés, dans lesquels il livre des déclarations offensantes sur les Ukrainiens, leur nation, leur langue et leur culture. Une vidéo a circulé sur Telegram dans laquelle l'accusé remercie les Ukrainiens d'avoir ouvert une procédure pénale à son encontre, la qualifiant de merveilleux cadeau.

Dans une autre vidéo datant de janvier 2022, en réponse à la suggestion de l'animateur selon laquelle la Géorgie et l'Ukraine pourraient rejoindre l'OTAN, Anton Krasovsky déclare que, dans ce cas, la Russie enverrait ses troupes : "Nous enverrons des troupes en Ukraine. C'est notre terre. Prenez ça ! Allez vous faire voir à la place de l'OTAN. N'en rêvez même pas, bande de salauds !". Lorsque l'animateur lui rappelle que l'orientation euro-atlantique de la politique étrangère de l'Ukraine était inscrite dans la Constitution, Krasovsky s'écrie : "Nous vous enlèverons votre Constitution... Nous la brûlerons sur Khreshchatyk avec vous, par votre propre feu, exactement comme vous l'aimez. Sur des pneus en feu... Il n'y a pas d'Ukraine, c'est notre terre russe. Aucune sorte d'Ukraine ne résoudra jamais quoi que ce soit ici... La Russie prendra les terres russes légitimes, ce qu'on appelle l'Ukraine... données aux Ukrainiens par Staline... Staline a créé votre Ukraine ! Il devrait y avoir une énorme statue de Staline dans chaque ville d'Ukraine."

L'avocat de la défense désigné par l'État, Andriy Kubov, a déclaré qu'il n'avait jamais parlé à Anton Krasovsky, qui n'avait pas approuvé la position de la défense. Il pense cependant que les preuves dans cette affaire ne sont que des suppositions de l'accusation, et qu'il n'y a pas de preuve claire ou d'accès direct aux fichiers vidéo, de sorte que les documents vidéo présentés au tribunal auraient pu être déformés. Il n'a pas demandé l'acquittement de l'accusé et a déclaré qu'il s'en remettait au jugement du tribunal.

Incitation ou discours de haine ?

En matière de poursuite contre des journalistes pour incitation au génocide, le grand précédent contemporain est celui du procès des médias devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), il y a une vingtaine d’années. Ferdinand Nahimana, ancien directeur de la Radio-télévision des mille collines (RTLM) au Rwanda, Jean-Bosco Barayagwiza, membre du comité de direction de cette radio, et Hassan Ngeze, ancien directeur du journal Kangura, avaient été condamnés pour le rôle joué par leurs médias dans le génocide des Tutsis, en 1994.

« Sur le plan du droit pénal international, c’est l’incitation directe et publique qui est visée », rappelle Jean-Marie Biju-Duval, qui a été l’avocat de Nahimana. Il précise que lors des débats préparatoires à la convention internationale sur la prévention du génocide, en 1947-1948, l’un des enjeux était : est-ce qu’on y inclut les discours de haine qui peuvent avoir pour conséquence le crime ? C’est l’Union soviétique qui souhaitait l’inclure et les pays occidentaux qui se méfiaient d’une définition trop large et pouvant servir de moyen de répression pour les régimes autoritaires. « C’est ce qu’a clarifié le procès des médias », explique l’avocat. « En première instance, les juges avaient considéré que les émissions de la RTLM avant le 6 avril [date à laquelle le génocide était déclenché] constituaient une incitation au génocide. La chambre d’appel est revenue là-dessus. Elle a dit que c’est l’appel au meurtre [après cette date] qui constitue l’incitation, pas le fait d’avoir dit ‘vous êtes des sous-hommes’. Avant [le 6 avril], on est dans le discours de haine. »

En somme, le discours de haine peut être incriminé mais il ne constitue pas forcément une incitation directe et publique. « Il peut être sanctionné en droit interne mais ce n’est pas un crime international », précise Biju-Duval.

L’avocat français ne commente qu’avec prudence le cas d'Anton Krasovsky, n’ayant pas tous les éléments du dossier. « Vise-t-on l’Ukraine en tant que pays souverain ou vise-t-on ceux qui en ont la nationalité, c’est-à-dire le peuple ukrainien ? Dans ce cas, on remplit une première condition. Et si on appelle au meurtre de ce groupe, alors on n’est pas loin de l’incitation directe et publique », explique-t-il.

Avant le TPIR, Biju-Duval rappelle encore que la jurisprudence de base sur le sujet avait été celle du Tribunal de Nuremberg, où les Alliés ont jugé l’Allemagne nazie. Deux des accusés étaient d’anciens journalistes : Hans Fritzsche, ancien responsable des nouvelles au ministère de la Propagande, et Julius Streicher, ancien directeur du journal violemment antisémite Der Strümer. Fritzsche avait été acquitté tandis que Streicher avait été condamné à mort. Finalement, de Nuremberg au TPIR, la ligne de partage de ce qui constitue un crime international et ce qui constitue une propagande haineuse a grosso modo été maintenue. Et comme tous ces dossiers contre des journalistes, l’affaire Krasovsky sera analysée et débattue le long de cette même ligne de démarcation pénale.