Dossier spécial « Les entreprises face à la marée montante de la justice »

Procès Lundin : « Un signal très fort pour le monde des affaires »

Deux hauts dirigeants d’une compagnie pétrolière occidentale sur le banc des accusés pour complicité de crimes de guerre : l’ouverture, ce 5 septembre, du procès Lundin en Suède fait passer les patrons des multinationales « d’une réalité théorique à une réalité pratique », explique l’avocat suisse Gerald Pachoud. Cet expert sur la responsabilité des entreprises précise pourquoi ce procès peut faire trembler le monde des affaires.

Le procès Lundin pourrait inquiéter les multinationales - Bulles dans une flaque de pétrole au Soudan.
Le procès des dirigeants du pétrolier suédois Lundin pourrait avoir un effet de ricochet sur le monde des multinationales et leurs responsabilités dans les conflits. © Roberto Schmidt / AFP
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JUSTICE INFO : Qu’est-ce qui rend l’affaire Lundin si singulière ?

GERALD PACHOUD : Ce qui rend le cas Lundin si incroyablement intéressant, c’est le fait qu’une compagnie et ses directeurs sont accusés directement d’un crime international. Les gens qui travaillent sur cette interface entre entreprises et conflits l’ont longtemps mise en avant mais il y avait très peu de cas. Avec Lundin, nous avons ce cas et c’est un changement assez fondamental. On passe d’une réalité théorique à une réalité très pratique.

Je suis d’avis que, quel que soit le résultat, l’important c’est l’existence du cas. Même si l’on arrive à la conclusion peu probable que les deux dirigeants seraient complètement blanchis, le simple fait qu’ils aient été en procès est un signal incroyablement fort pour le monde des affaires de prendre en compte ce genre de choses. La base de toute cette discussion, c’est que la plupart des gens dans les entreprises partent du principe que c’est impossible qu’ils soient jugés pour des crimes internationaux. En termes de signal pour les entreprises, c’est capital. Cela rend le cas fascinant. Les entreprises doivent faire attention.

La face plus sombre du dossier est que les faits remontent à 20 ou 25 ans. Quel est l’impact d’un procès aussi longtemps après les faits ? Est-il de nature plus symbolique que concrète, notamment pour les victimes ?

Pour les victimes, trop de temps a certainement passé. Mais les symboles sont importants. Cela indique que, malgré tout, la justice peut passer. Il ne faut pas oublier que Lundin est précurseur. Je pense que les prochaines affaires iront probablement plus vite. On a un parallèle avec le cas de Lafarge en Syrie [le géant français du ciment est poursuivi pour complicité de crimes contre l’humanité commis en Syrie]. L’arbre ne fait jamais la forêt, deux cas ne font pas une généralité, mais on voit que cela arrive et peut arriver. Le symbole est très concret.

Je préfère nettement avoir ce cas de figure où les dirigeants sont poursuivis personnellement et pas la compagnie, que le contraire. Une compagnie, on peut lui faire mal mais pas tant que ça. Alors qu’ici, le signal est très fort."

Dans le cas de Lundin, contrairement à l’affaire Lafarge en France, seuls les dirigeants sont poursuivis, la compagnie elle-même n’est pas poursuivie. Est-ce une limite du procès Lundin ?

Oui et non. Oui en termes théoriques de recherche de la justice : la compagnie, personne morale, semble être responsable aussi. Mais je préfère nettement avoir ce cas de figure où les dirigeants sont poursuivis personnellement et pas la compagnie, que le contraire. Une compagnie, on peut lui faire mal mais pas tant que ça. Alors qu’ici, le signal est très fort. En tant que dirigeant d’entreprise, vous opérez dans une zone très sensible, vous savez que des questions se posent et dans le meilleur des cas vous ne faites rien… et vous payez. Si seule l’entreprise avait été poursuivie – et elle n’existe plus, déjà [En décembre 2021, Lundin Energy a été racheté par la société norvégienne Aker BP] – il y a une amende. C’est une différente réalité.

Certains, comme le professeur canadien Mark Drumbl, pensent au contraire qu’il existe une sorte d’hypocrisie et de limite systémique à aller pincer quelques responsables au lieu de traiter la question de fonds : la responsabilité des multinationales en tant que telles. Et que si on ne s’attaque pas à elle, on ne change pas le problème.

Il y a deux façons de voir les choses. Je suis d’accord sur la nécessité de responsabiliser pénalement les entreprises. Mais je vois surtout que les entreprises « n’existent » pas ; elles sont la volonté de leurs dirigeants. Et c’est pour permettre de la créativité et de la prise de risques qu’on a inventé l’entreprise et le voile juridique. A mon sens, il faut inverser la question : si on n’avait jugé que l’entreprise et pas les dirigeants, quelle discussion aurait-on aujourd’hui ? On dirait : l’entreprise, qui est une notion immatérielle, n’existe plus, donc désolé.

De façon idéale, on viserait l’entreprise et les dirigeants. Dans un monde non idéal, je préfère nettement que ce soit uniquement les dirigeants que seulement l’entreprise. D’un point de vue pratique, le fait que ce soit les dirigeants qui soient mardi matin [le 5 septembre 2023] derrière la table change complètement l’exemplarité du cas.

Vous validez donc l’idée que c’est en visant les individus et à un très haut niveau qu’on fera changer le système, en faisant frémir les dirigeants de toutes les multinationales pris dans des situations comparables ?

Il s’agit de voir la réalité des choses : aucune entreprise n’a une volonté autonome. Ce sont les dirigeants qui prennent la décision d’investir dans tel pays ou de continuer à opérer dans telle situation, au nom de l’entreprise. C’est très important d’avoir la responsabilité de l’entreprise mais, dans une situation sub-optimale, à choisir je préfère avoir la responsabilité individuelle. Si nous avions la responsabilité de l’entreprise, imaginez la scène de mardi matin : un cabinet d’avocats serait là mais qui serait dans la chaise de l’entreprise ? Alors qu’ici, on a une vraie responsabilité matérialisée.

Si l’on se tourne vers les standards internationaux, la responsabilité est très clairement engagée même si elle est juridiquement non contraignante. Si Lundin avait suivi ces principes non contraignants, ils auraient identifié les risques."

On parle depuis très longtemps de la responsabilité sociale de l’entreprise, mais est-on ici dans ce cadre puisque l’affaire Lundin relève du pénal ?

La qualification d’un acte ne change pas l’acte. Un acte peut être qualifié de différentes façons, suivant la perspective qu’on a. Si l’on se tourne vers les standards internationaux – les principes directeurs des Nations unies ou les « guidelines » de l’OCDE [Organisation de coopération et de développement économique] – la responsabilité est très clairement engagée même si elle est juridiquement non contraignante. L’argument que beaucoup vont avancer, dont moi, c’est que si Lundin avait suivi ces principes non contraignants, ils auraient identifié les risques et ne se seraient peut-être pas engagés dans les opérations dans lesquelles ils se sont engagés. On a un problème de temporalité : en l’occurrence, les principes directeurs n’existaient pas encore. Mais c’est là que l’on voit l’évolution importante en dix ou quinze ans. A l’époque où les faits ont été commis, il y avait un flou très important sur cette notion de responsabilité sociale des entreprises. Avec les principes directeurs, pour résumer très brièvement, cette responsabilité est de ne pas avoir d’impact négatif sur les gens. Et il se trouve que parfois ce comportement se trouve être pénalisé.

On en revient toujours à cette même question : comment ne pas savoir ?"

Et ce problème de temporalité ne joue pas en faveur de la défense des accusés ?

En l’occurrence non, car on est dans un espace juridique différent. La notion de complicité dans les crimes de guerre ou contre l’humanité existait déjà à l’époque des faits. Ils ne peuvent donc pas s’appuyer là-dessus. Dans les principes directeurs, on s’est volontairement écarté de la notion de complicité juridique car elle vient avec une série de tests qui sont contraignants, notamment avec cette idée de mens rea, de partager l’intention. Prouver qu’il y a une intention génocidaire partagée, par exemple, est extrêmement difficile. Il peut y avoir une indifférence à la commission du crime et un bénéfice qui en est tiré sans qu’il y ait nécessairement la volonté de partager l’intention. C’est pour cela que, dans les principes directeurs, il y a cette notion de lien. A partir du moment où il y a un lien, la responsabilité de l’entreprise est de faire quelque chose, de façon bien moins intense que s’il y a une commission ou une co-commission.

A l’aune de ce qui existe aujourd’hui, une entreprise qui suit les principes non contraignants de l’OCDE ou de l’Onu identifierait ou ne pourrait pas dire qu’elle n’a pas identifié les très nombreux aspects très problématiques du comportement qu’a eu Lundin au Soudan. On en revient toujours à cette même question : comment ne pas savoir ?

On a une entreprise suédoise poursuivie pour des crimes commis au Soudan, avec deux accusés qui vivent en Suisse – dont l’un est citoyen suisse. Est-ce une complication ou est-ce que cela rend exemplaire cette affaire et lui donne un plus grand impact international ?

L’entreprise est suédoise pour des raisons historiques, elle est venue s’implanter en Suisse car c’est un si beau pays. Cette structure est assez classique. En ce sens-là, je suis d’accord qu’avec cette structure classique, les dirigeants des multinationales doivent faire d’autant plus attention, d’autant plus si l’on reste dans un cadre européen. Lundin aurait pu être domicilié à Singapour et là, il y aurait eu une vraie difficulté.

Tous les Lundin vont donc se déplacer à Singapour à l’issue du procès ?

On en revient à la première question : vaut-il mieux poursuivre les entreprises ou les dirigeants ? L’entreprise peut facilement se dématérialiser, elle peut exister n’importe où, alors que les dirigeants restent les citoyens d’un pays particulier et, d’une façon très pratique encore une fois, on peut vouloir vivre ailleurs mais, surtout à l’âge que les dirigeants ont, c’est toujours plus facile d’être proche de chez soi…

Cela pousse à préférer une interpellation des dirigeants plutôt que l’entreprise.

Il y a un danger dans ce procès. C’est qu’on peut se retrouver dans une situation où, sur une question technique, les accusés se trouveraient non condamnés (indépendamment des faits). Par exemple, pour revenir à cette question de l’intention, le procès peut démontrer une négligence grave, sans atteindre le niveau suffisant pour constituer un fait de complicité. Alors que tous les observateurs de bonne foi devraient conclure qu’il y a une responsabilité.

On oublie que les gens sont des gens et donc se retrouver accusé de complicité de crime de guerre quand on va au country club, c’est quand même pas terrible. C’est la force d’exemplarité de ce procès."

Pourtant ne dites-vous pas que, quel que soit le résultat du procès, il gardera son importance ?

C’est ce que je veux croire. Dans la balance, même si vous êtes à peu près sûr de ne pas être condamné, on oublie que les gens sont des gens et donc se retrouver accusé de complicité de crime de guerre quand on va au country club, c’est quand même pas terrible. C’est la force d’exemplarité de ce procès. Mais dans le cas malheureux où les deux accusés seraient blanchis, j’anticipe déjà les conseils juridiques des grandes entreprises disant : « Vous voyez ? »

C’est un risque qu’il faut prendre en compte.

C’est le risque de la justice en général, non ?

Oui, mais il n’y a pas toujours ce côté novateur comme dans cette affaire.

Gerald Pachoud (avocat)GERALD PACHOUD

Gerald Pachoud, avocat suisse, dirige Pluto & Associates, une firme-conseil spécialisée dans les politiques publiques globales et la responsabilité des entreprises. Il est professeur de pratique à la faculté de droit de l’Université SOAS de Londres. Il a été le conseiller spécial du Représentant spécial du Secrétaire général des Nations unies pour les entreprises et les droits de l’homme, le professeur John Ruggie. Dans ce rôle, il a été étroitement impliqué dans la conception et la rédaction des principes directeurs de l’Onu sur les entreprises et les droits de l’homme. Il a occupé plusieurs postes au sein de l’Organisation des Nations Unies et de l’administration Suisse, notamment au sein du cabinet du Secrétaire général de l’Onu à New York, et au Département fédéral des Affaires étrangères suisse. Il est l’auteur du guide de référence de l’Onu sur le renforcement de la diligence raisonnable des entreprises dans les contextes marqués par des conflits.

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