Homes indiens en Guyane : la commission vérité reste un projet

Une demande de création d’une « Commission vérité sur les homes indiens en Guyane (1935-2023) » a été déposée, le 1er février 2024, à l’Assemblée nationale française, sous la forme d’un rapport, par l’Institut francophone pour la Justice et la Démocratie (IFJD). Mais huit ans après la commission sur le transfert forcé d’enfants réunionnais, les conditions politiques ne sont pas encore réunies sur le dossier guyanais.

Pensionnat catholique (
Entre 1935 et 2023, 2000 enfants amérindiens ont été internés dans des pensionnats catholiques en Guyane française (comme ici, celui de Sinnamary, dans les années 60) mais le travail de vérité sur les violences et traumatismes subis n'a pas encore l'appui de l’État français. © Alix Resse
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« Nous n’allons pas lâcher l’affaire », martèle le juriste Jean-Pierre Massias, président de l'Institut francophone pour la justice et la démocratie Louis Joinet (IFJD), lors de son discours dans la salle Victor Hugo de l’Assemblée nationale, ce 1er février 2024. Invité par le groupe Gauche démocrate et républicaine, l’Institut spécialisé dans la justice transitionnelle présentait son rapport sur les « homes indiens » en Guyane française – neuf pensionnats catholiques qui, entre 1935 et 2023, ont interné 2.000 enfants amérindiens de ce territoire colonisé et devenu département français en 1946.

Sous couvert de dispenser une éducation religieuse, ces pensionnats – ou « homes indiens » – participaient à l’assimilation forcée et à l’effacement de l’identité des peuples autochtones amérindiens et des bushinengués – ou « noirs-marrons », descendants d’esclaves africains ayant fui les exploitations. Un pan de l’histoire coloniale resté dans l’ombre, ou presque. Jusqu’à ce qu’en septembre 2022, une journaliste, Hélène Ferrarini, publie un livre-enquête : « Allons enfants de la Guyane – éduquer, évangéliser, coloniser les Amérindiens dans la République ». « Mon travail visait à consolider les bases historiques et répondre à des questions pour avoir une vue d’ensemble car nous étions face à un vide historique », explique la journaliste lors de la présentation du rapport de l’IFJD, le 1er février.

Pour Massias, cheville ouvrière de l’Institut, « il nous appartenait de nous emparer de ce sujet ». « Il y a des raisons importantes et urgentes de mettre une place une enquête approfondie, qui tende vers une commission vérité et réconciliation, au vu des témoignages qui révèlent des violences et traumatismes que l’on ne peut pas ne pas traiter », précise-t-il lors de sa présentation.

Revirement du Grand Conseil coutumier

Toutefois, cette présentation n’aurait pas dû avoir lieu à Paris, au cœur du Palais Bourbon… « Nous souhaitons présenter des excuses aux personnes offensées par le fait que cette rencontre ne se tienne pas en Guyane ; ce sont des choix indépendants de notre volonté, nous avons été contraints de revoir le projet », indique à son tour Magalie Besse, la directrice de l’IFJD. Le fait que cette étape se déroule en Guyane était considéré « comme essentielle afin de permettre son orientation et sa future appropriation, notamment par les communautés autochtones », précise le rapport.

Le 13 janvier 2023, le Grand Conseil coutumier des populations amérindiennes et bushinengués de Guyane avait pourtant mandaté l’IFJD pour enquêter sur les violences subies par les autochtones dans ces homes indiens. « Ce conseil a été créé par la loi pour l’Égalité réelle en Outre-mer, adoptée en 2017. Il permet aux populations autochtones de participer aux instances locales de décision, mais il n’a aucune autonomie financière, son budget étant alloué par la préfecture », explique à Justice Info Camille Guédon, ancienne cheffe de service à la Mission interministérielle des populations amérindiennes et bushinengués, intégrée à la préfecture.

Mais « au moment où la convention [entre le Grand Conseil et l’IFJD] devait être signée, le 3 mars 2023, nous avons reçu un bref e-mail du président du Grand Conseil coutumier nous faisant savoir que le partenariat était suspendu », décrit Besse. « Après plusieurs semaines, discussions, tergiversations, aucune raison claire ne s’est dégagée et aucune solution n’a été trouvée. » Le travail d’enquête a dû s’arrêter.

« Pour moi cette opposition vient de la préfecture », commente Ferrarini pour Justice Info. « L’État français a sous-traité à l’Église catholique ce boulot, la loi de séparation de l’Église et de l’État de 1905 ne s’appliquant pas en Guyane », dit-elle.

Contacté par Justice Info, le président du Grand Conseil coutumier, Bruno Apouyou, ne souhaite plus commenter cette affaire. Mais il s’était notamment exprimé dans un article du site Mediapart (daté du 15 avril 2023) dans lequel il expliquait ce revirement par la structure même du conseil : dépourvu de personnalité morale, celui-ci ne pouvait signer une convention et financer une organisation tierce. La préfecture, qui n’a pas souhaité nous répondre, serait à l’origine de l’obstruction.

Pour Guillaume Kouyouri, ancien pensionnaire du home d’Iracoubo, impliqué dans le Collectif guyanais pour la mémoire des homes indiens, il y a une responsabilité de l’État français à ne pas vouloir résoudre ce pan peu glorieux de son histoire. Joint par téléphone, il explique que la structure même du Grand Conseil coutumier n’est pas adéquate pour porter ce projet : « C’est une fumisterie de nous avoir mis ensemble. On ne peut pas parler au nom des Amérindiens et au nom des Bushinengués en même temps ; nous n’avons pas la même langue, pas la même histoire. Je pense que l’État a fait cela exprès pour que nous ne puissions jamais demander des comptes. »

« Ce rapport est un signal d’alarme »

C’est la rencontre, en 2019, entre l’IFJD et Alexis Tiouka (décédé en décembre 2023), défenseur des peuples autochtones à l'Onu et fondateur de la Fédération des organisations amérindiennes de Guyane, qui a initié ce projet. Dès 2013, cet ancien pensionnaire des homes appelait à la création d’une commission vérité à l’occasion de l’élection du pape François dans un article intitulé « Les églises et les Amérindiens, un devoir de mémoire ». En décembre 2022, lors d’une journée d’étude à l’Université de Guyane, quatre recommandations émergent, dont l’idée d’une commission centrée sur les réparations et la création d’un Collectif pour la mémoire des home indiens. Entre le 27 janvier et le 5 mars 2023, l’Institut réalise deux missions et une dizaine d’entretiens, qui en plus de la quarantaine d’entretiens menés par Hélène Ferrarini, nourriront le rapport présenté à Paris le 1er février.

« La méthodologie a consisté à lister les violences qui sont de trois ordres : structurelles, liées à la nature coloniale de l’État qui s’applique dans l’école guyanaise ; culturelles, avec un mécanisme coercitif d’assimilation ; et matérielles avec l’usage de la violence contre les enfants », expose Massias. « Ce rapport n’est pas une accusation, ni contre l’État ni contre l’Église, il est un signal d’alarme. »

« Procès, médiatisation, pression associative… » 

S’il explique qu’elle « n’est qu’une solution parmi d’autres », le juriste expérimenté s’accroche à l’idée d’une commission : « Elle permet de réfléchir à l’existence de la violence, les causes, les conséquences, les réparations et éventuellement les mesures à prendre pour adopter la non-répétition. » Et de citer les expériences étrangères comme au Canada, aux États-Unis (entre les Abénaquis et les services de protection de l’enfance du Maine, en 2015), en Australie, en Finlande, en Norvège et en Suède.

Massias s’appuie aussi sur un précédent français. Officiellement appelée « Commission temporaire d’information et de recherche historique », la Commission Vitale a été créée le 9 févier 2016 par arrêté du ministère des Outre-mer. Elle a documenté les transferts forcés d’enfants réunionnais vers l’Hexagone, entre 1963 et 1983, pour peupler les départements français. Elle est considérée comme le premier exemple véritable de commission vérité en France.

« La nécessité d’une commission vérité sur les homes indiens n’est plus à démontrer », estime Philippe Vitale, professeur de sociologie et ex-président de la Commission qui porte son nom, interrogé par Justice Info. « Toutefois il faut une volonté politique pour que se mettent en place des commissions comme celle que j’ai présidée. Je pense que le procès intenté contre l’État par Jean-Jacques Martial, l’une des victimes [réunionnaise] en 2001, le rapport de l’Inspection générale des affaires sociales de 2002, la vague médiatique et la pression associative des Réunionnais ‘transplantés’ qui ont suivi, a contribué à la mise en place de la Commission. Donc, outre la volonté politique il faut qu’il y ait des éléments qui la favorisent, voire qui l’obligent un peu, comme un procès, une médiatisation, des pressions associatives… »

Ainsi, le 19 février 2014, une résolution mémorielle - n’ayant pas de valeur contraignante, une résolution permet à un député de porter une préoccupation devant le Parlement – de Ericka Bareigts, alors députée puis ministre des Outre-mer, prend acte de la responsabilité morale de l’État dans la transplantation des mineurs réunionnais. Deux ans plus tard, la Commission sera créée.

Une question de temps ?

Manquant de soutien politique local ou national, la commission vérité sur les homes guyanais en reste donc au stade du symbolique. « Présenter ce rapport avait pour but de créer un électrochoc », explique Jean-Victor Castor, député du Mouvement de décolonisation et d’émancipation sociale de la 1ère circonscription de Guyane, qui s’est emparé du sujet et tente de le faire entrer à l’Assemblée nationale. « Plus on aura d’adhésion, politique, associative, juridique autour de ce processus, plus on ira loin dans la capacité de poursuivre les investigations », ajoute celui qui a plaidé, lors de sa campagne électorale, pour un processus de réconciliation à l’échelle de toutes les communautés et habitants de Guyane. « Cette commission verra le jour avec ou sans l’État, avec ou sans l’Église », affirme-t-il le 1er février.

Pour Kouyouri, qu’un député guyanais se saisisse de cette histoire marque une première étape. « On ne demande pas qu’une reconnaissance, on demande un pardon de l’État français et qu’il nous donne les moyens de nous reconstruire. »

En Guyane, décrit Ferrarini, « les populations autochtones ne sont pas toutes au même niveau de cette mémoire. Plusieurs chronologies se chevauchent ; les gens du littoral, où les homes ont fermé dans les années 80, sont prêts, ils en ont envie et besoin. Mais pour les populations concernées par le home de Saint-Georges-de-l’Oyapock, qui a fermé il y a quatre mois, c’est trop tôt. Au Canada, le processus s’est lancé vingt ans après la fermeture du dernier pensionnat. »

Une pétition ayant réuni 512 signatures « pour une commission vérité sur les homes indiens » circule. « Cela fait 135 ans que nous attendons. Nous ne sommes pas à quelques années près. Que le processus soit enclenché est déjà une grande chose. À l’État français de réagir », déclare Kouyouri, patient.

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