OPINION

Le régime des sanctions en Colombie : comment bien faire

La manière dont la Juridiction spéciale pour la paix en Colombie imposera des sanctions à ceux qu'elle a jugés responsables de crimes graves est cruciale pour le modèle de justice transitionnelle. Or, elle n’a pas été clarifiée par le tribunal. Juanita Goebertus et Juan Pappier, de l’ONG Human Rights Watch, rappellent les principes de l'accord de paix. Et demandent à toutes les parties prenantes - le tribunal, le gouvernement et l’Onu - de prendre leurs responsabilités.

En Colombie, comment la JEP va-t-elle faire appliquer ses engagements sur les sanctions ? Photo : des responsables des FARC lors de la signature d’une partie de l’accord de paix, en décembre 2015 à Cuba.
Des responsables des FARC lors de la signature d’une partie de l’accord de paix, en décembre 2015 à Cuba. La justice colombienne semble aujourd’hui sous pression pour mettre en œuvre un régime de sanctions judiciaires plus clément que ce que les accords ont prévu. Photo : © Adalberto Roque / AFP
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D'anciens commandants démobilisés de la guérilla des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) ont récemment critiqué publiquement la Juridiction spéciale pour la paix (JEP), bras judiciaire du système de justice transitionnelle du pays, affirmant que les juges s'écartaient de l'accord de paix de 2016.

Parmi les critiques énumérées dans deux lettres envoyées au président Gustavo Petro et à d'anciens membres des FARC entre le 7 et le 19 février, les anciens commandants expriment une préoccupation apparemment préventive à propos des "sanctions" que la Juridiction spéciale doit encore imposer. La mise en place de ces sanctions, c'est-à-dire les peines qui seront attachées aux aveux individuels de responsabilité, constituera un test critique pour la crédibilité du système judiciaire de transition. Il convient donc de rappeler aux anciens commandants des FARC - et à tout le monde - ce que prévoit l'accord de paix colombien.

En vertu de l'accord de paix, les responsables d'abus graves qui avouent rapidement leurs crimes, disent la vérité et offrent des réparations ne seront pas condamnés à des peines de prison, mais à des "sanctions spéciales" d'une durée de 5 à 8 ans. Ceux qui ne coopèrent pas avec la justice ou ne contribuent pas aux droits des victimes, ou qui le font tardivement, peuvent être condamnés à des peines de prison allant de 5 à 20 ans.

Comme le précise l'accord, les sanctions spéciales comportent une composante réparatrice - consistant en "tâches, travaux ou activités ayant un contenu réparateur" - et une composante punitive de "restriction effective de la liberté". Il ne s'agit pas, comme le suggèrent les anciens commandants des FARC dans leur lettre, uniquement de "sanctions réparatrices".

Une supervision "très stricte"

Bien que l'accord soit intentionnellement ambigu en ce qui concerne les "restrictions effectives à la liberté", il détaille plusieurs exigences. L'accord établit qu'il doit y avoir des "mécanismes de contrôle et de supervision appropriés" par la Mission des Nations unies en Colombie et la JEP pour assurer "la bonne foi du respect des restrictions". Analysant le règlement de procédure de la JEP, la Cour constitutionnelle a déclaré que cette supervision devrait être "très stricte" et effectuée avec "indépendance et impartialité".

L'accord initial avait été rejeté lorsqu'une faible majorité de Colombiens avait voté contre, lors d'un plébiscite en octobre 2016. Lorsque l'accord a été renégocié, les parties ont accepté d'inclure des exigences supplémentaires. Elles se sont notamment entendues sur des "zones territoriales" où les personnes purgeant des peines resteraient, ainsi que sur la restriction de leur "lieu de résidence [...] tant que la sanction est mise en œuvre". L'accord indique que ces "espaces territoriaux" doivent avoir une "taille maximale équivalente aux zones locales transitoires pour la normalisation", les zones où les membres des FARC ont désarmé, qui étaient comprises entre 5 et 15 hectares.

L'accord renégocié indique que la JEP doit autoriser "tout déplacement de la personne sanctionnée pour toute question en dehors de l'exécution de la sanction". La Cour constitutionnelle a déclaré que ce mécanisme ne devait pas être "laxiste ou incontrôlé, ni libéral", mais qu'il devait plutôt "obéir à des règles très strictes et autorisées".

Les anciens commandants des FARC semblent craindre que les sanctions soient trop strictes. Mais il y a plutôt lieu de craindre qu'elles soient trop clémentes.

Gouvernement, système judiciaire, Onu : qui est prêt ?

La Colombie ne semble pas offrir les préparatifs nécessaires à la mise en œuvre de ces sanctions. Dans des jugements concernant à la fois l'armée et les FARC, la JEP s'est inquiétée du manque de financement de l'État et de "soutien institutionnel" pour mettre en œuvre les sanctions. L'administration du président Petro, qui s'est engagée à appliquer l'accord de paix et a exhorté la juridiction spéciale à faire de même, n'a inclus que de vagues références aux sanctions spéciales dans son plan de développement national 2022-2026.

Dans le même temps, la juridiction spéciale semble traîner les pieds dans ses discussions internes sur la manière de régler les ambiguïtés de l’accord au sujet des sanctions - et dans sa préparation à leur mise en œuvre. Quant à la Mission des Nations unies en Colombie, qui est tenue de superviser le respect de l'accord, elle a déclaré qu'elle ne pouvait pas superviser toutes les sanctions mais seulement se concentrer sur les "tendances" et les "cas individuels concrets".

L'imposition de "sanctions spéciales" est un défi - sur les plans juridique, politique et logistique. Mais toutes les parties prenantes doivent relever ce défi avec sérieux et sans plus attendre, car les droits des victimes d'abus odieux commis par les FARC et l'armée en dépendent.

La juridiction spéciale a pris des mesures décisives pour faire en sorte que les responsables de ces exactions répondent de leurs actes. Les juges ont inculpé les hauts commandants des FARC pour des enlèvements et accusé des militaires de haut rang pour leur responsabilité dans les exécutions extrajudiciaires des "faux positifs". Mais la crédibilité du mécanisme devant offrir un minimum de justice aux victimes des abus commis par toutes les parties au conflit risque d'être sérieusement entamée s'il ne prévoit pas de sanctions significatives.

Éviter les messages trompeurs

Le fait de ne pas appliquer correctement les sanctions spéciales devrait susciter des inquiétudes au sein du Bureau du procureur de la Cour pénale internationale (CPI), qui a clôturé son examen préliminaire concernant la Colombie en 2021. En 2017, Fatou Bensouda, alors procureure, avait déclaré dans un mémoire d'amicus curiae présenté à la Cour constitutionnelle colombienne que, bien que le Statut de Rome ne prescrive pas un "type ou une durée" spécifique de sanctions pour les crimes internationaux, celles-ci devraient viser à servir les objectifs généraux d’une condamnation qui sont "la dissuasion, la rétribution, la réadaptation et la restitution". Elle avait ajouté que la réalisation de ces objectifs dépendrait, entre autres, de la "mise en œuvre effective des restrictions" et de la mise en place d'un "système de vérification rigoureux".

Lorsque le procureur actuel Karim Khan a clos l'enquête sur la Colombie en 2021, il a signé un accord de coopération avec le gouvernement qui stipule que son bureau peut reconsidérer la clôture de l'enquête sur la base de "tout changement significatif des circonstances", y compris, entre autres, des mesures affectant "l'application de sanctions pénales efficaces et proportionnées, de nature punitive et réparatrice."

Ne pas appliquer correctement les sanctions spéciales enverrait également un message trompeur à la guérilla de l'Armée de libération nationale (ELN) et à d'autres groupes armés qui mènent actuellement des pourparlers de paix avec le gouvernement colombien. Les gouvernements étrangers qui ont soutenu le processus de paix en Colombie, tels que l'Union européenne et l'administration Biden, devraient faire pression pour que la juridiction spéciale et le gouvernement colombien progressent sur cet aspect critique de la composante justice de l'accord de paix, et soutenir les efforts significatifs en ce sens.

Le respect de l'accord de paix passe également par le respect de ses dispositions en matière de sanctions.

Juanita GoebertusJUANITA GOEBERTUS

Juanita Goebertus est directrice pour les Amériques à Human Rights Watch. Entre 2012 et 2016, elle a fait partie de la délégation gouvernementale colombienne lors des négociations qui ont abouti à l'accord de paix de 2016.


Juan PappierJUAN PAPPIER

Juan Pappier est directeur adjoint pour les Amériques à Human Rights Watch, où il a mené des recherches sur la Colombie entre 2016 et 2022.

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