Guillaume Mouralis : « Le droit et la justice peuvent être des instruments d’émancipation et de libération puissants »

Tribunal Russell (tribunal citoyen) : grand entretien avec Guillaume Mouralis - Illustration : portrait de Guillaume Mouralis.
Illustration : © Benoît Peyrucq pour Justice Info
14 min 21Temps de lecture approximatif

LES GRANDS ENTRETIENS JUSTICE INFO

Guillaume Mouralis

Historien et directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS, France)

Face aux impasses de la justice internationale, les tribunaux citoyens continuent d’apparaître comme des moyens d’actionner le « starter » de la justice quand la volonté des États n’est pas là. Le modèle historique du Tribunal Russell avait établi en 1967 l’usage par les Américains d’armes interdites pendant la guerre du Vietnam, rappelle l’historien français Guillaume Mouralis, qui reconnaît chez ses émules d’aujourd’hui un même mélange de rigueur et de créativité juridique.


JUSTICE INFO : Pourquoi écrire aujourd’hui sur le Tribunal Russell qui s’est tenu en 1967 ?

GUILLAUME MOURALIS : Je travaille depuis de nombreuses années sur les procès de crimes de masse qui se sont tenus à la suite d’un changement de régime politique ou d’un conflit. Ma thèse a porté sur les procès contre les agents et cadres de l’ancienne République démocratique allemande qui ont suivi l’unification allemande. J’ai ensuite publié un livre sur le procès international de Nuremberg, où j’examine les limites qui se sont imposées à ses concepteurs étasuniens lorsqu’ils ont défini les grandes catégories du droit pénal international, notamment le crime contre l’humanité créé à l’occasion de ce procès. Puis je me suis intéressé aux mobilisations et aux appropriations militantes et artistiques de ce procès après 1946, en particulier le Tribunal Russell qui, en 1967, a voulu mettre les Américains face aux principes qu’ils avaient édictés à Nuremberg : la guerre du Vietnam a constitué une entorse majeure à ces principes.

Je souhaite montrer, à travers le Tribunal Russell, que le droit international est aussi construit, interprété, pratiqué par des acteurs qui ne sont pas légitimes, et pas uniquement une affaire confisquée par des spécialistes reconnus. Le droit et la justice peuvent être des instruments d’émancipation et de libération assez puissants. Il était donc intéressant d’étudier en détail cette expérience originale de subjectivation du droit pénal international, à une époque où n’existait aucun Tribunal permanent susceptible de juger les crimes internationaux. De plus, cette expérience judiciaire a été le point de départ d’une riche tradition de justice citoyenne, ininterrompue à ce jour.

Quelles sont les origines du Tribunal Russell ?

Après le procès de Nuremberg, en 1946, les Nations unies envisagent de créer une Cour pénale internationale. Mais en raison de la guerre froide et du refus des grandes puissances, l’URSS et les États-Unis, le projet est enterré et ne sera réouvert que dans les années 1990, ce qui conduira à la création de la CPI. L’idée du mathématicien et philosophe britannique Bertrand Russell est donc de créer un tribunal calqué sur celui de Nuremberg, estimant qu’en l’absence d’une juridiction internationale permanente, capable d’appliquer le droit pénal international, ce sont aux citoyens de se saisir de ce droit et de le faire appliquer.

Les membres des tribunaux citoyens prennent en général la justice internationale au sérieux."

En quoi ce tribunal se distingue-t-il des tribunaux « officiels » ?

C’est un tribunal autoproclamé, sans aucune existence officielle : c’est le principe des tribunaux citoyens qui vont se multiplier par la suite. Ils sont constitués en dehors des organisations et instances internationales, par de simples citoyens, même si parmi eux, il y a souvent des juristes. Les membres des tribunaux citoyens prennent en général la justice internationale au sérieux : ils mènent des enquêtes approfondies, rassemblent des preuves, observent des procédures précises… Il s’agit de ne porter un jugement qu’au terme d’investigations approfondies, en recourant à des expertises et des témoignages fiables dans la mesure du possible. Une fois ces contre-enquêtes conduites, des sessions publiques sont organisées où les preuves sont présentées devant un jury.

Si ces tribunaux prétendent imiter la justice internationale, ils ne disposent évidemment pas des mêmes moyens. En pratique, ils se distinguent des tribunaux officiels : toutes les parties classiquement représentées dans un procès ne sont pas présentes. De fait, généralement il n'y a pas de défense. La plupart du temps, les États mis en cause refusent de jouer le jeu, n’envoient pas un avocat et n’exposent pas d’argumentaire. D’autre part, il y a une sorte de confusion entre la fonction de jugement et celle d’accusation, entre le juge et le procureur, qui sont souvent confondus, le jury assumant tour à tour ces deux fonctions d’habitude séparées. L’autre grande différence tient au fait qu’un tribunal citoyen ne dispose pas du pouvoir de contrainte : il ne peut pas procéder à des arrestations ni à des perquisitions, ni forcer des témoins à comparaître, etc... Ce sont des tribunaux faibles, conscients de leur faiblesse dont ils essaient, paradoxalement, de tirer leur force.

L’idée est de choisir des personnalités incontestables, avec une crédibilité importante ; en France, il approche Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre qui devient le président exécutif du Tribunal."

Racontez-nous l’histoire de ce Tribunal Russell…

Bertrand Russell est né en 1872. Il a donc 95 ans en 1967 ! C’est un intellectuel qui s’est fait connaître par son pacifisme, ayant refusé de servir pendant la Première Guerre mondiale. Au début des années 1960, il fonde la “Bertrand Russell Peace Foundation”, qui se propose de soutenir tous les pays victimes d’agressions impérialistes. Il est épaulé par une équipe de jeunes militants radicaux, tiers-mondistes et proches de Che Guevara et de Cuba. Il est nécessaire de comprendre que le Tribunal Russell est dès le départ très politisé, l’assume et souhaite démontrer que cela n’est pas incompatible avec une démarche judiciaire. Cette politisation assumée a d’ailleurs fourni des arguments à tous ceux qui ont critiqué ce tribunal, le dénonçant comme biaisé dès le départ…

En 1966, Russell constitue un jury international de 24 intellectuels, écrivains, leaders politiques et syndicaux représentant 18 nationalités, pour moitié issus du monde occidental, pour moitié des pays du « sud global » (Japon, Cuba, Pakistan, Philippines, Turquie…). Parmi les premiers, figurent trois leaders africains-américains. L’idée est de choisir des personnalités incontestables, avec une crédibilité importante ; en France, Russell approche Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre qui devient le président exécutif du Tribunal. Une fois le jury constitué, les organisateurs mettent sur pied des missions collectives d’enquête au Vietnam composées d’experts - médecins, chimistes, agronomes, historiens, juristes... Il s’agit de militants mais qui sont experts ès-qualité ; ce sont des représentants de « la nouvelle gauche » radicale et des révolutionnaires tiers-mondistes qui ne sont pas alignés sur l’Union soviétique.

L’URSS, les pays de l’Est et la Chine ne soutiennent guère le Tribunal Russell ; sans surprise, une telle initiative « citoyenne » est vue avec suspicion par ces pays autoritaires. Quant au gouvernement américain, il s’inquiète de ce tribunal dès l’été 1966 et organise une campagne de contre-propagande qui associe le Département d’État, le FBI, la CIA et le renseignement militaire. Aux États-Unis, cette opération est un succès si l’on en juge par la couverture médiatique très négative des activités du Tribunal et les attaques ad hominem contre Russell.

Comment se déroulent les enquêtes et les sessions publiques ?

Bertrand Russell et son secrétaire Ralph Schoenman, cheville ouvrière du Tribunal, sont en contact avec les autorités nord-vietnamiennes et le Front de libération du Sud Vietnam (FNL) – qui vont faciliter le travail d’enquête accompli par le Tribunal. Les autorités vietnamiennes vont en effet accueillir cinq missions collectives d’enquête sur leur territoire pour que les enquêteurs puissent constater eux-mêmes les crimes de guerre commis par l’armée américaine. Sur place, elles montrent aux enquêteurs des sites civils bombardés par l’aviation américain qui ne constituent manifestement pas des objectifs militaires (barrages et digues, écoles, hôpitaux…).

Les enquêteurs interrogent, prennent des photos, relèvent des échantillons de bombes. Le Tribunal Russell apporte la preuve que l’armée américaine utilise massivement des armes interdites par les lois de la guerre : des armes chimiques et des bombes à fragmentation qui ne répondent pas à des objectifs militaires directs et mutilent inutilement les civils. Le physicien Jean-Pierre Vigier fait un rapport très détaillé au sujet de cette dernière catégorie d’armes, obligeant les autorités américaines à reconnaître un usage « limité » des « Cluster Bomb Units »… Par conséquent, le travail d’enquête du Tribunal est sérieux et particulièrement détaillé, restitué en détail dans les minutes du procès, publiées dans plusieurs langues (deux volumes – près de 800 pages – parus en français aux éditions Gallimard).

Les attaques contre les populations civiles ont été massives au nord comme au sud : bombardements indiscriminés dans le nord, déplacements forcés de populations à grande échelle dans le sud : des centaines de milliers de Vietnamiens ont été déplacés dans ce que les Américains appelaient des « hameaux stratégiques », présentés par le Tribunal Russell comme des « camps de concentration ». Il y a eu aussi une pratique généralisée de la torture par le renseignement militaire américain.

Ensuite, le Tribunal Russell organise deux sessions publiques ; la première, à Stockholm en Suède du 2 au 10 mai 1967 examine deux questions juridiques : le gouvernement des États-Unis a-t-il commis des actes d’agression contre le Vietnam, se rendant ainsi coupable de ce crime majeur du droit pénal international reproché aux nazis à Nuremberg et aux Japonais à Tokyo ? Y a-t-il eu bombardement d’objectifs purement civils ne répondant pas à des impératifs militaires ? La seconde session a lieu dans la banlieue de Copenhague, à Roskilde, du 20 novembre au 1er décembre 1967. Elle examine les trois questions suivantes : les forces armées des États-Unis ont-elles fait usage d’armes interdites par les lois de la guerre ? Les prisonniers de guerre et les populations civiles ont-ils été soumis à des traitements inhumains interdits par ces mêmes lois ? Le gouvernement américain s’est-il rendu coupable du crime de génocide à l’égard du peuple vietnamien ?

Tribunal Russell, en 1967 à Stockholm (Suède)
De gauche à droite, l'écrivain français Jean-Paul Sartre, le dissident Yougoslave Vladimir Dedijer et le syndicaliste britannique Lawrence Daly lors d'une session du Tribunal Russell, en 1967 à Stockholm (Suède). © Bertrand Russell Archive.

Qui était présent à ces sessions ?

Lors de ces deux sessions publiques, plus d’une centaine de témoins et d’experts sont entendus par le jury : des experts qui ont participé aux commissions d’enquête, mais aussi des journalistes, des photographes et des cinéastes célèbres… Beaucoup d’images sont projetées : l’écran occupe une place centrale dans le dispositif scénique du procès. Un public nombreux, militant et participatif, assiste aux sessions. En cela, ces sessions tranchent avec la solennité des tribunaux officiels.

Parmi les témoins, on compte huit Vietnamiens qui, à Stockholm notamment, montrent au jury leurs blessures de manière un peu démonstrative : parmi eux, Do Van Ngoc, un enfant de 9 ans brûlé au napalm, accepte d’être déshabillé. Le témoignage de l’institutrice Ngo Thi Nga, blessée par une bombe à billes, constitue un autre moment fort du procès. Ces témoignages, rapportés par la presse, marquent les esprits. Le Tribunal Russell se montre très attentif à des types de violences dont on ne parle guère à l’époque : violences contre les enfants et violences sexuelles et de genre faites aux femmes. Ce n’est que bien plus tard que des textes internationaux spécifieront et préciseront ce type de violences. Par ailleurs, la dimension spécifiquement raciste des crimes de guerre américains au Vietnam est amplement soulignée par les experts et in fine par le jury, qui démontrent de manière connexe la situation précaire des Africains-Américains dans l’armée américaine. En s’emparant de crimes encore peu définis, le Tribunal Russell s’est donc montré précurseur.

Au cours de la deuxième session, à Roskilde, ce sont trois soldats américains démobilisés qui témoignent devant le jury : au terme d’une mission d’enquête aux États-Unis, l’avocate anticolonialiste Gisèle Halimi a réussi à convaincre trois soldats, dont un soldat noir, David Tuck, à venir s’exprimer « à la barre ». Ils font tous état d’une pratique généralisée de la torture contre les prisonniers de guerre et soulignent que les exécutions sommaires sont monnaie courante. C’est la première fois que des soldats américains s’expriment publiquement sur le sujet. N’oublions pas qu’en 1967, nous sommes au début de la guerre américaine au Vietnam ; le mouvement de protestation contre la guerre ne prendra de l’ampleur qu’à partir de 1968.

Au terme de la première session, le Tribunal Russell déclare que le gouvernement américain s’est rendu coupable du crime d’agression."

Quelles vont être les conclusions ?

Au terme de la première session, le Tribunal Russell déclare que le gouvernement américain s’est rendu coupable du crime d’agression tel que défini en 1945. Il conclut aussi que les bombardements ont massivement visé des objectifs civils au mépris des lois de la guerre. À l’issue de la deuxième session, le jury constate l’usage d’armes interdites, notamment d’armes chimiques comme les défoliants, le napalm, le phosphore blanc qui, pour les deux derniers, causent des lésions irréversibles et brûlent les corps de l’intérieur. Il déclare le gouvernement américain responsable de traitements inhumains infligés aux prisonniers et aux populations civiles : déplacements forcés et massifs de populations, organisation de la prostitution des femmes, crimes sexuels à grande échelle… Il conclut que ce gouvernement s’est rendu coupable du crime de génocide du peuple vietnamien. Dans un texte dense et détaillé, particulièrement remarquable, Jean-Paul Sartre détaille les motivations du Tribunal sur cette partie cruciale du jugement.

Que valent ces conclusions ? Quelle va être leur portée ?

La démarche judiciaire et juridique du Tribunal Russell n’est pas dénuée d’ambiguïtés. Initialement, Russell avait annoncé à la presse que le président américain Lyndon Johnson, son secrétaire d’État Dean Rusk et d’autres dirigeants américains seraient jugés par le Tribunal. Cela s’est avéré rapidement peu réaliste et contre-productif au plan politique. En effet, les deux pays scandinaves qui ont – à la différence de la France et du Royaume-Uni - accepté d’accueillir les sessions publiques l’ont fait à la condition qu’aucune accusation individuelle ne soit portée contre un représentant officiel d’un État étranger et allié.

Le Tribunal a donc préféré s’en tenir prudemment à l’établissement d’une responsabilité générale du gouvernement américain sans nommer individuellement les responsables. C’est presque toujours le cas dans le jugement des tribunaux citoyens. Ils renoncent en général à une incrimination individuelle dans la logique du droit pénal international et adoptent une démarche plus hybride, juridiquement indéterminée, en appliquant le droit pénal international mais sans établir de responsabilité individuelle.

Ces crimes ont-ils été ensuite examinés par des juridictions étatiques ?

Pour ce qui est du Vietnam, les crimes de guerre américains n’ont été quasiment jamais examinés et jugés par des tribunaux nationaux ou internationaux. Il y a eu quelques procès de soldats américains devant des cours martiales, mais cela est resté très limité. Le Tribunal Russell est la seule instance plus ou moins judiciaire qui s’est saisie de ces crimes. D’autres commissions d’enquêtes citoyennes ont été par la suite créées aux États-Unis. Un collectif d’anciens soldats a ainsi mené une enquête très approfondie sur les crimes de guerre américains au début des années 1970. Le travail d’élucidation de ces crimes a été avant tout une initiative « citoyenne ».

Vous préférez le terme de « tribunal citoyen » aux expressions souvent employées de « tribunal d’opinion », « tribunal populaire », « tribunal des peuples » ? Pourquoi ?

Le vocabulaire n’est pas très satisfaisant. En France, on a d’abord parlé de « tribunal d’opinion », car il s’agit d’influencer l’opinion publique internationale en apportant des éléments de preuves que des crimes massifs ont été commis au mépris des règles internationales. Ces tribunaux renouvellent les répertoires de l’action collective : aux répertoires classiques des mobilisations politiques notamment à gauche - pétition, manifestation, meeting – ils substituent une démarche judiciaire ou para-judiciaire, celle-ci n’excluant d’ailleurs pas les autres. C’est un nouvel outil qui émerge pour faire avancer des causes militantes.

Dans le monde anglo-saxon, on parle volontiers de « tribunal populaire », terme qui pose problème ; cette expression est connotée au plan historique en raison des tribunaux mis en place par des régimes autoritaires ou totalitaires. On pense à l’Allemagne nazie qui avait son tribunal du peuple ou à l’URSS stalinienne. Donc à défaut d’une meilleure expression, je préfère parler de « tribunal citoyen », même si le terme « citoyen » est un peu galvaudé. On pourrait aussi, de manière plus rigoureuse, parler de « tribunal non-gouvernemental », car il s’agit bien de cela.

Tandis que le Tribunal Russell sur le Vietnam assumait une politisation contrôlée du droit international, les tribunaux citoyens plus récents sont davantage attentifs à observer une certaine neutralité judiciaire."

Que retrouve-t-on du tribunal Russell dans les tribunaux citoyens d’aujourd’hui ?

Le Tribunal Russell est un objet singulier, qui se distingue en partie des tribunaux citoyens ultérieurs. Il y aura par la suite cinq autres tribunaux « Russell » (soutenus par la fondation Russell) dont le dernier en date est le Tribunal Russell sur la Palestine, de 2009 à 2014, auquel a participé d’ailleurs Gisèle Halimi. Tandis que le Tribunal Russell sur le Vietnam assumait une politisation contrôlée du droit international, les tribunaux citoyens plus récents sont davantage attentifs à observer une certaine neutralité judiciaire. Je considère que c’est le travail de contre-enquête approfondi qui fait la force des tribunaux citoyens les plus intéressants, comme celui de 1967.

Vous avez suivi le Tribunal pour les Ouïghours qui s’est tenu à Londres entre juin et décembre 2021 et qui a conclu au crime de génocide et crimes contre l’humanité. Comment l’avez-vous vécu, avec le Tribunal Russell en tête ?

Le Tribunal de Londres se place explicitement dans la lignée du Tribunal Russell ; il porte son héritage. Pourtant le travail est différent : d’une part, les juristes internationaux ont une place plus importante au sein du jury ; le président Geoffrey Nice a été procureur principal au procès de [l’ancien président serbe] Slobodan Milosevic. D’autre part, le travail juridique est sans doute plus approfondi : le Tribunal pour les Ouïghours de Londres a tenté de démontrer que le gouvernement chinois est responsable d’un génocide du peuple ouïghour. Il l’a fait sur la base d’une lecture serrée et d’une interprétation très précise de la Convention internationale de 1948. A contrario, en 1967, la catégorie de génocide était terra incognita : à cette date, elle n’avait pour ainsi dire jamais été appliquée et interprétée par un tribunal.

Toutefois, le Tribunal pour les Ouïghours n’a sans doute pas pu conduire une enquête de terrain aussi approfondie que le Tribunal sur le Vietnam car l’accès au terrain est par définition impossible. Les autorités chinoises interdisent toute investigation. Les enquêtes ont donc été indirectes… Elles se sont fondées par exemple sur des « leaks », des documents officiels que des lanceurs d’alerte ont fait fuiter et qui ont révélé des pratiques criminelles. Il a fallu analyser cette documentation, l’interpréter, un travail minutieux d’envergure…

En 2021 comme en 1967, les enquêtes ont été malgré tout rigoureuses et la créativité juridique indéniable ; les deux tribunaux ont ainsi proposé, chacun à leur manière, une interprétation quelque peu hétérodoxe de la catégorie de génocide. D’un côté, comme le souligne Sartre, au Vietnam, « l’intention se dégage des faits ». De l’autre, au Xinjiang, on met en lumière un génocide par réduction de la population au moyen d’une brutale ingénierie démographique.

Qu’en est-il du Tribunal citoyen permanent ?

Le « PPT » [son acronyme anglais, pour Permanent People’s Tribunal] a été créé en 1979. C’est un projet porté par l’une des figures du Tribunal Russell, le député socialiste italien Lelio Basso, qui a joué un rôle très important dans le développement des tribunaux citoyens. Après avoir contribué à la création d’un deuxième Tribunal Russell sur les violations des droits humains par les dictatures latino-américaines de 1973 à 1975, Lelio Basso a porté le projet - qui verra le jour après sa mort - de créer le Tribunal permanent des peuples : une structure permanente capable d’organiser des procès citoyens à travers le monde sur toute violation massive des droits humains.

Dans sa charte, le TPP combine des sources juridiques diverses : évidemment le droit pénal international classique de Nuremberg auquel s’ajoute la catégorie de génocide définie en 1948, mais aussi des sources moins légitimes au plan international comme le droit des peuples à l’autodétermination. C’est toute l’originalité de ces tribunaux citoyens qui mêlent des sources juridiques reconnues à des éléments qui le sont moins. Plus généralement, ils s’autorisent une grande liberté sur le plan juridique, procédural etc…  Aujourd’hui, le TPP est une petite association basée à Rome, qui depuis sa création a facilité l’organisation par des militants des droits humains de plus d’une trentaine de procès portant sur des crimes du présent comme du passé. C’est un acteur important de cette constellation – souvent méconnue – de la justice citoyenne.

Guillaume MouralisGUILLAUME MOURALIS

Historien, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS, France), membre du Centre européen de sociologie et de sciences politiques (CESSP), associé au centre Marc Bloch de Berlin, Guillaume Mouralis prépare actuellement un ouvrage sur l’histoire du Tribunal Russell de 1967, à paraître en 2025.