Israël/Palestine : le moment de vérité

Le 20 mai, le procureur de la Cour pénale internationale a déposé devant les juges des demandes de mandats d’arrêt pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre à l’encontre du Premier ministre et du ministre de la Défense israéliens et de trois dirigeants majeurs du Hamas palestinien. Habib Nassar, directeur des politiques et de la recherche à l’ONG Impunity Watch, spécialiste des questions de justice transitionnelle au Proche-Orient, offre une analyse à chaud de l’annonce spectaculaire de Karim Khan.

Mandats d'arrêt de la CPI contre Israël et le Hamas. Montage photo de 3 drapeaux : celui du Hamas, de la Cour pénale internationale (CPI) et d'Israël.
La Cour pénale internationale a désormais ouvertement pris sa place dans le conflit entre Israël et le Hamas. Montage photo : Justice Info
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Selon le communiqué du procureur de la Cour pénale internationale (CPI) publié le 20 mai, le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou et son ministre de la Défense, Yoav Gallant, auraient commis des crimes contre l’humanité pour extermination, meurtres, persécution et autres actes inhumains, et des crimes de guerre pour meurtres, atteintes à l’intégrité physique et mentale, traitements cruels, attaques intentionnelles contre des civils et le fait d’affamer délibérément des civils comme méthode de guerre. « Mon Bureau soutient que les preuves que nous avons recueillies (…) démontrent qu’Israël a délibérément, systématiquement et continuellement privé la population civile de l’ensemble du territoire de Gaza de moyens de subsistance indispensables à sa survie. (…) Quels que soient les objectifs militaires des autorités israéliennes, les moyens employés par Israël pour les atteindre à Gaza, à savoir des actes causant intentionnellement la mort, une famine, de grande souffrances et des atteintes graves à l’intégrité physique de la population civile sont criminels », écrit Karim Khan. 

De leur côté, trois hauts dirigeants de l’organisation palestinienne du Hamas – Ismaïl Haniyeh, chef du bureau politique, Yahya Sinouar, chef du mouvement à Gaza, et Mohammed Deif, son chef militaire – se seraient rendus coupables de crimes contre l’humanité pour extermination, de crimes contre l’humanité et crimes de guerre pour meurtres, viols et violences sexuelles et tortures, ainsi que de prise d’otages et traitements cruels, atteintes à la dignité de la personne (crimes de guerre), et d’autres actes inhumains (crime contre l’humanité). La plupart de ces crimes sont liés au contexte de la captivité des otages. Pour le procureur, « il y a des motifs raisonnables de penser que la responsabilité pénale de Sinwar, Deif et Haniyeh est engagée pour le meurtre de centaines de civils israéliens lors d’attaques perpétrées le 7 octobre 2023 par le Hamas ainsi que d’autres groupes armés et pour l’enlèvement d’au moins 245 otages. (…) Mon Bureau estime que ces personnes ont planifié et commandité la commission des crimes perpétrés le 7 octobre 2023, et reconnu leur responsabilité à cet égard comme en atteste la visite qu’ils ont personnellement effectuée auprès des otages peu de temps après leur enlèvement. Nous affirmons que ces crimes n’auraient pu être commis sans leur intervention. » 

Les cinq personnes nommées sont poursuivies comme auteurs directs des crimes et comme responsables hiérarchiques.

JUSTICE INFO : Dans l’histoire de la justice internationale et de la Cour pénale internationale (CPI) en particulier, quel tournant l’annonce du procureur Karim Khan représente-t-elle ?

HABIB NASSAR : C’est un assez grand tournant parce que la justice internationale en général, et la CPI en particulier, a souffert depuis sa naissance de très fortes critiques de « deux poids deux mesures », de son approche très sélective en matière de poursuites. Après la nomination de ce procureur [Karim Khan est procureur de la CPI depuis juin 2021], les débuts n’étaient pas très prometteurs, avec l’abandon des enquêtes en Afghanistan contre les forces internationales, notamment les États-Unis et le Royaume-Uni. L’annonce d’aujourd’hui par le procureur est donc une très bonne nouvelle, notamment par rapport à ces accusations.

Comment interprétez-vous cette évolution du procureur ? Y voyez-vous un revirement par rapport à ce qu’il semblait montrer ou annoncer au moment de son élection ?

Je crois qu’il y a eu une évolution plutôt qu’un revirement. C’était un peu un moment de vérité pour Karim Khan. On peut dire qu’il a apporté une réponse assez forte aux critiques qui lui ont été adressées au début de servir un agenda occidental. Cela existait également quand il a engagé des poursuites contre Poutine – et je ne le critique pas mais cela a été interprété comme une justice au service des puissances occidentales. Aujourd’hui, avec cette demande de mandats d’arrêts contre des dirigeants israéliens aussi bien que des dirigeants du Hamas, cela envoie un message très fort au monde entier. Les Occidentaux sont maintenant devant leur propre moment de vérité car beaucoup d’entre eux, amis d’Israël, sont des États-parties au Traité de Rome [le traité de 1998 qui fonde la CPI] et ils auront l’obligation d’arrêter éventuellement ces personnes. Cela va être intéressant de voir comment ces États vont réagir sur ce dossier en particulier et vis-à-vis de la CPI. Va-t-on avoir un mouvement similaire à celui qu’on a vu en Afrique quand il y a eu cette vague anti-CPI qui a amené pas mal de pays à annoncer qu’ils allaient se retirer et dénoncer le traité de Rome ? Les Occidentaux, du moins sur le plan de la rhétorique, mettent la question de la lutte contre l’impunité au centre de leur politique étrangère. Comment vont-ils réagir ?

Et comment vont aussi réagir – autre moment de vérité – les États qui se disent amis de la cause palestinienne ? Hamas est une formation palestinienne très importante. Ces États qui dénonçaient le « deux poids deux mesures » vont-ils eux-mêmes dénoncer cela quand il s’agit du Hamas ?

Je pense que nous aurons également des critiques adressées à la CPI autour des menaces que ces mandats d’arrêt, s’ils sont confirmés, représentent pour les négociations de paix. Je pense que c’est cet angle-là qui sera utilisé pour critiquer ces poursuites.

Est-ce que le mandat d’arrêt contre Ismail Haniyeh, qui représente la branche politique du Hamas, vous semble notamment sujet à cette critique ?

Oui, et il sera intéressant de comprendre un peu comment le procureur a engagé la responsabilité de Haniyeh, par opposition aux responsables militaires du Hamas. Est-ce sur la base de la supériorité hiérarchique ou est-ce qu’il y a d’autres preuves ? Nous n’avons pas les éléments pour le comprendre.

Était-ce une surprise pour vous qu’il fasse partie des personnes visées ?

Oui, c’est quelque part une surprise. Évidemment, le procureur va se défendre de tout calcul politique mais est-ce que c’est un peu sa façon de démontrer qu’il est en train de poursuivre les plus hauts dirigeants palestiniens du Hamas en même temps que les plus hauts dirigeants israéliens ? C’est peut-être une stratégie mais de toute façon il devra apporter les preuves de la responsabilité de Haniyeh.

L’argument selon lequel ces mandats d’arrêt vont compliquer gravement les négociations de paix n’est-il pas valable ?

Je pense que c’est cet argument que les États-Unis surtout vont utiliser, mais d’autres États occidentaux aussi et peut-être même des États arabes qui sont engagés dans les négociations actuelles. Cela pourrait compliquer les choses mais, en visant des individus qui n’ont pas fait preuve jusqu’à présent d’une disposition à s’engager dans un processus de paix, il se peut que cela facilite le processus. L’exception serait effectivement Ismail Haniyeh parce que c’est le leader politique du mouvement, pas le militaire. Mais en principe ce ne sont pas des calculs que le procureur est censé faire. Il est clair que les États-Unis sont dans une démarche de mise à l’écart de Netanyahu et que ces mandats d’arrêt vont servir un peu ce calcul des États-Unis.

Tout est soupesé dans de telles annonces politiquement sensibles. Le fait qu’il y ait trois dirigeants du Hamas et deux Israéliens, le fait que ce soit les trois du Hamas qui figurent en premier dans le communiqué du procureur, avant les Israéliens, cela sera-t-il interprété d’une manière ou d’une autre selon vous ?

Oui, bien sûr. Cela m’a étonné que les dirigeants du Hamas soient en premier. Mais chronologiquement, si l’on tient compte des crimes commis le 7 octobre, c’est le Hamas qui a commis les premiers crimes dans cet épisode de la guerre – même si la guerre israélo-palestinienne ne se limite pas à la guerre qui a lieu depuis le 7 octobre.

On trouvera toujours toutes sortes de justifications. Il en va de même avec le recours par le procureur à ce panel d’experts qui est très intéressant [un panel d’experts a été mobilisé par le procureur de la CPI pour évaluer la preuve et la nature des crimes]. Le procureur a été très prudent car il sait très bien qu’il va faire face à toutes sortes de critiques, de dénonciations et de mises en cause. Il y a toujours une mise en scène. Donc, effectivement, une certaine mise en scène a été mise en place pour prévenir autant que possible toutes sortes de critiques. Il est clair que le procureur n’aurait pas pu, dans ce conflit, mettre en cause une partie sans mettre en cause l’autre. Ce sont des choses qui relèvent de la stratégie, même si évidemment il n’a pas inventé des violations pour justifier la mise en cause des parties. Il est clair qu’il y a eu des crimes des deux côtés.

C’est la première fois que le bureau du procureur de la CPI charge simultanément les plus hauts chefs des deux parties au conflit, n’est-ce pas ?

Oui, je crois bien. Vu la polarisation autour de ce conflit, je pense qu’il n’aurait pas pu faire autrement. Évidemment, il y aura des dénonciations selon lesquelles l’échelle des violations commises par Israël sont plus importantes mais ces critiques ne sont pas acceptables car les violations commises le 7 octobre sont des crimes internationaux. Je pense que c’était donc une bonne chose de procéder ainsi, à cause de la polarisation des opinions, aussi bien à l’interne qu’au niveau international. Mon souhait est que cela éveille les opinions publiques sur le fait que des violations très graves ont été commises par les deux parties.

Ce qui m’exaspère un peu dans ce conflit est cette incapacité de beaucoup de gens à dénoncer les crimes quels qu’en soient les auteurs et à vouloir prendre parti. Je ne peux pas décontextualiser : c’est clair qu’il y a un contexte d’occupation et de colonisation ; c’est très clair qu’il y a une partie beaucoup plus forte que l’autre. Tout cela est très important mais quand il s’agit des victimes, elles sont pareilles, quels que soient les auteurs. Le manque d’empathie qu’on trouve vis-à-vis de certaines victimes du conflit est assez effrayant dans les opinions occidentales, arabes, ou autres. Je pense que ces poursuites vont mettre mal à l’aise un peu tout le monde. Le message est fort et j’espère que cela va faire réfléchir les gens qui, avec toutes les bonnes intentions du monde, se solidarisent avec une [seule] partie.

Habib Nassar
Pour Habib Nassar, de l'organisation Impunity Watch, l'annonce du procureur de la CPI sur le conflit israélo-palestinien est un tournant dans l'histoire de la justice internationale.

Dans le cas de la mise en cause de Poutine, il y a un an, le procureur avait attendu que les juges aient signé ses mandats d’arrêt avant de les rendre publics. Ici, ce n’est pas le cas puisque les juges ne les ont pas encore validés. Pourquoi cette différence, d’après vous ?

Il s’agit d’une spéculation mais a-t-il voulu envoyer le message qu’il est impartial mais que, dans le fond, il n’a peut-être pas autant de preuves contre tout le monde et qu’il y a un risque que les juges invalident certaines de ses demandes ?

Et ce serait, dans ce cas, aux juges de prendre cette responsabilité et pas à lui ?

Peut-être, oui. Le procureur est un peu l’organe politique de la CPI, il a un certain pouvoir discrétionnaire et une marge de manœuvre. Alors que les juges ne l’ont pas. Lui préfèrerait évidemment que ce soit les juges qui, en dernier ressort, excluent certains de ces mandats d’arrêt ou de ces poursuites. Ce peut être la raison.

Est-ce aussi un moyen de pression sur les juges ?

Non, je ne pense pas. Mais c’est peut-être une façon de passer la patate chaude. Ce ne sera plus la responsabilité du procureur : il aura engagé ses poursuites, personne ne pourra lui reprocher d’avoir été partial. Désormais, les regards seront braqués sur les juges qui généralement, surtout à la chambre préliminaire, ne reçoivent pas autant d’attention.

Sur le plan du droit, que retenez-vous des choix effectués par le procureur sur les crimes allégués ?

J’ai trouvé particulièrement intéressant que le crime de la famine délibérée soit retenu. C’est la première fois qu’un tribunal international pourrait connaître de ce crime. Le siège [de Gaza] aussi, cela va avec, l’obstruction humanitaire, le fait d’avoir ciblé des civils, d’avoir coupé eau et électricité. Tant pour les représentants du Hamas que pour ceux d’Israël, le crime retenu est celui d’extermination. C’est un terme très, très fort. On n’est pas encore dans le génocide mais cela pourrait constituer un prélude à une mise en accusation pour génocide car le procureur n’a pas terminé son travail.

Un prélude ou une façon de l’éviter ?

Oui, cela se pourrait aussi. C’est difficile de dire pourquoi il a fait ce choix. Il peut très bien dire qu’il n’a pas rassemblé suffisamment de preuves pour retenir qu’il y a génocide. Mais certaines des violations pour lesquelles il a émis des mandats d’arrêt peuvent constituer le crime de génocide. Donc c’est difficile de dire s’il l’a fait pour éviter le crime de génocide ou s’il est en train de préparer ou poursuivre l’enquête sur ce crime. Politiquement, s’il avait commencé par le crime de génocide, cela aurait évidemment encore enflammé les passions. Et il a donc peut-être fait le choix stratégique de commencer par d’autres crimes.

Sur le plan du droit, trouvez-vous sa démarche prudente ou audacieuse ?

Je trouve qu’il s’est conformé au droit. Je ne trouve pas qu’il ait été particulièrement audacieux. Je trouve qu’il a fait son travail et nous verrons comment il va continuer de le faire car il n’est pas terminé. Si les mandats d’arrêts ont confirmés, il faudra voir comment ils sont mis en œuvre. Malheureusement, le conflit et les violations ne se sont pas arrêtés. Mais à mon avis, sur ce dossier-là, il a fait son travail.

Il y a cependant un autre grand volet de la situation palestinienne, qui date d’avant le 7 octobre 2023 et l’attaque du Hamas, à savoir la colonisation des territoires palestiniens, notamment en Cisjordanie. Voyez-vous un parallèle entre l’inaction de la CPI en Ukraine pendant huit ans jusqu’à son emballement après la grande invasion russe de février 2022 et son inaction en Palestine depuis dix ans, qui se trouve soudainement effacée par ces spectaculaires mandats d’arrêt ?

Nous avons toujours beaucoup de questions sur le fait que rien n’a été fait sur la colonisation, qui dure depuis 1967 et qui s’est aggravée depuis le 7 octobre, aussi bien par l’armée israélienne que par les colons. C’est très problématique et je ne comprends pas très bien le choix du procureur d’ignorer ces choses alors que, sur le plan des preuves, cela aurait été probablement beaucoup plus simple. La colonisation est le principal obstacle à la paix entre les Israéliens et les Palestiniens. Dénoncer la colonisation comme un crime de guerre et poursuivre ses responsables pourrait faciliter le processus de paix. La CPI a, ici, raté une occasion. Au lieu d’être tout le temps dénoncée comme un obstacle à la paix, elle aurait pu démontrer ici que la justice peut servir la paix, et elle ne l’a pas fait. Elle a encore l’occasion de le faire. C’est un crime qui se poursuit depuis plus de cinquante ans et qui s’est accéléré.

Craignez-vous donc une stratégie des poursuites davantage guidée par l’impact médiatique ?

Malheureusement, oui, et c’est problématique que la CPI attende une déflagration généralisée d’un conflit, et qu’il y ait autant d’attention médiatique, pour intervenir. Quand il y a des conflits de faible intensité et que la CPI a l’occasion d’enquêter sur des violations commises dans ce cadre, la justice internationale peut jouer un rôle et prévenir une escalade du conflit. La CPI a effectivement mis beaucoup trop de temps pour mener ses enquêtes et engager des poursuites. Elle aurait pu le faire bien avant.

Est-ce que, en ce sens, le questionnement demeure sur la stratégie du procureur, qui a pris un an seulement pour sortir des actes d’accusation spectaculaires en Ukraine, sept mois sur la Palestine, tandis que sur d’autres situations – Nigeria, Soudan, Venezuela, Géorgie – on observe la même lenteur et indécision ? Le tournant d’aujourd’hui est-il un vrai tournant ou seulement partiel, voire « opportuniste » ?

Écoutez, quand il y a une évolution positive, il faut la reconnaître. Elle n’est pas suffisante, mais sur la question du « deux poids deux mesures », ce qui est arrivé aujourd’hui est un tournant important. C’est un premier pas. Je ne dirai pas qu’on est sorti d’affaire. Il s’agit de voir maintenant comment des États qui pourraient faciliter la mise en œuvre de ces mandats d’arrêt vont réagir.

Il paraît aussi improbable de voir un jour ces dirigeants israéliens – et sans doute aussi ceux du Hamas – comparaître devant les juges à La Haye. C’est vrai également pour Poutine. Cela réduit-il la CPI à une fonction strictement symbolique ?

La CPI est un élément dans une infrastructure pour la justice qui est beaucoup plus large. La justice ne se résume pas à la justice pénale. Aujourd’hui, le territoire de Gaza est partiellement détruit et un procès éventuel à la CPI ne va pas changer grand-chose à cela. C’est là où la justice internationale montre ses limites. Il faut aussi réfléchir à d’autres mesures de justice et de réparation. Il faut écouter les victimes palestiniennes et israéliennes. Pour les premières, la justice ne commencera à être réalisée que le jour où elles pourront jouir du droit à l’autodétermination, c’est-à-dire d’avoir un État palestinien viable. Au final, c’est cela la vraie justice dans le cadre de ce conflit.

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