En France, un premier procès syrien par défaut

Le procès de trois hauts responsables syriens s’est ouvert le 21 mai devant la cour d’assises de Paris. Jugés en leur absence, ils sont accusés de complicité de crimes contre l’humanité et de délits de guerre. Un procès symbolique pour la France. Et pour Obeida Dabbagh, l’aboutissement de plus de dix ans de lutte, où il a remué ciel et terre pour son frère et son neveu disparus.

Procès syrien en France. Photo : affiche de Bachar el-Assad dans une rue de Damas en Syrie.
Dans le procès par défaut qui se tient à Paris du 21 au 24 mai 2024, c'est le régime du président Bachar el-Assad qui est directement mis en accusation. Ici le portrait du dictateur syrien à Damas, en 2018, avec une légende qui dit : "Si la poussière du pays parlait, elle dirait Bachar el-Assad." Photo : © Louai Beshara / AFP
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Le procès par défaut de trois hauts responsables syriens, ouvert ce mardi 21 avril, montre « la volonté forte de la France de répondre à la situation en Syrie », souligne le général Jean-Philippe Reiland, chef de l’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité (OCLCH), venu assister aux audiences devant la Cour d’assises de Paris. « C’est un aboutissement », dit-il. Une trentaine d’instructions sont ouvertes par l’OCLCH visant des Syriens signalés sur le territoire français. Mais les procès tardent à venir. Dans cette affaire-ci, « il y avait deux victimes franco-syriennes, c’était possible plus rapidement ».

L’affaire jugée cette semaine, après les sueurs froides venues de la Cour de cassation qui menaçait d’annuler une partie des procédures syriennes en 2021, constitue une forme de galop d’essai pour la France, bientôt neuf ans après les promesses faites par son ministre des Affaires étrangères, en 2015, à la tribune des Nations unies. Il n’est pas organisé au titre de la compétence universelle, qui suppose la présence en France d’un auteur présumé, mais selon une procédure dite « par défaut », qui permet de juger des personnes résidant à l’étranger. Celle-ci n’est possible que parce que les victimes sont françaises (franco-syriennes en l’occurrence). Ce procès ne dure que quatre jours, quand ceux de compétence universelle durent plus d’un mois. Il n’y a pas de défense, et les accusés, s’ils sont un jour arrêtés, seront rejugés.

« Cette séance est le début de la lutte contre l’impunité tant attendue par les Syriens », veut souligner Ziad Majed, politologue co-auteur d’un ouvrage sur le dictateur syrien intitulé « Dans la tête de Bachar el-Assad », en ouvrant le ban des témoins – cinq cités par le parquet, cinq par les parties civiles. Quelques dizaines de Syriens de France assistent à l’audience, pour la majorité proches des associations de défense des victimes du régime el-Assad. Leur présence est encouragée par la mise à disposition d’interprètes en langue arabe – selon un modèle inauguré récemment aux Pays-Bas dans un autre procès syrien. Une quarantaine de casques ont été demandés le premier jour, nous indique-t-on, et plutôt une quinzaine les autres jours. Le box des accusés étant vide, le banc de la défense est occupé par les interprètes.

« Il n’appartient pas à la Cour d’assises de désigner des avocats pour représenter des accusés défaillants, ce n’est pas possible », précise son président, Laurent Raviot, après avoir expliqué cette procédure hors-normes – dont on ne connaît en France qu’un précédent, concernant le régime Pinochet.

« César » ou l’enfer de la répression

L’audition des témoins de contexte cités par le parquet se conclut, dès le deuxième jour, par celle de la cheffe d’équipe Moyen-Orient de l’OCLCH, à qui la Cour assigne la lourde tâche de montrer les photographies sorties de Syrie par un ancien médecin légiste syrien connu sous le pseudonyme de « César ». La sélection d’images brutes de l’enfer répressif dans lequel des centaines de milliers de Syriens ont été plongés après le Printemps de Damas de 2011 révèle environ 150 corps brutalisés, souvent émaciés. Ces photographies ont été choisies parce qu’elles ont été prises dans la prison de Mezzeh, en banlieue de Damas, où Mazen et Patrick Abdelkader Dabbagh sont entrés, début novembre 2013, pour ne jamais en ressortir.

Un à un, les visages et les corps pétrifiés, numérotés, étiquetés qui défilent à l’écran racontent « l’obsession administrative » et la « volonté de paralyser toute une société » décrite la veille par Ziad Majed. Des centaines de milliers de personnes arrêtées, avait-il expliqué, cela signifie au niveau des familles des millions de personnes paralysées, tétanisées par l’attente, la mort ou la peur.

Sur le banc des parties civiles, Obeida Dabbagh, le grand frère de Mazen, est celui qui n’a pas eu peur, « sauf au début », admet-il lors de son témoignage devant la cour, le 23 mai. C’est lui qui a déclenché la procédure, le 3 octobre 2015, en se présentant à l’OCLCH deux ans après l’arrestation de son frère et de son neveu. Spontanément. Il venait de lire dans la presse que le ministre des Affaires étrangères français Laurent Fabius avait transmis le rapport César à l’Office et demandé l’ouverture d’une instruction pour crimes contre l’humanité. Obeida fait alors une première déposition aux enquêteurs, ainsi que sa femme Hanane. Et l’année suivante, cela débouche sur une première plainte contre X pour « torture et disparition forcée », déposée avec l’appui de la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH).

Obeida Dabbagh devant un tribunal à Paris (France).
Obeida Dabbagh : « J’espère que Patrick et Mazen, là où ils sont, voient que je n’ai jamais lâché et que j’ai toujours été là pour eux. Ils sont les porte-flambeaux, les porte-parole des centaines de milliers de Syriens qui ont disparu comme eux. » Photo : © Stéphane de Sakutin / AFP

« Un homme généreux et cultivé »

Vêtu d’un polo vert, lunettes cerclées de métal, l’homme de 70 ans tient à deux mains le pupitre. Il raconte comment il n’a jamais baissé les bras. Ingénieur en génie atomique, il a travaillé, dit-il, quarante ans pour l’entreprise française Thalès. Leur père, poursuit-il, n’était pas en accord avec le gouvernement mais pas non plus ouvertement en opposition. Diplomate, « il a préféré se mettre à l’écart » et obtenir un poste auprès du secrétaire général de la Ligue arabe. « Mazen, le plus jeune de la fratrie aimait rigoler, il était tout le temps enjoué, et comme petit dernier il était chouchouté par ma mère. » Le père est à Tunis, les frères se dispersent en Europe, mais Mazen est celui qui veut rester en Syrie. Leur mère, qui est Française, aussi. Elle travaille à Damas auprès de l’attaché culturel de l’ambassade de France. Mazen fait des études de lettres françaises, se marie. Son franc-parler n’est « pas toujours apprécié de ses collègues » au lycée français, où il est conseiller pédagogique. Mais Obeida décrit « un homme généreux et très cultivé ». Le fils de Mazen, Patrick, né en 1993, est lui plutôt « timide ».

Patrick a 20 ans lorsque, le 3 novembre 2013, des agents d’une unité de l’armée de l’air viennent l’arrêter, à 23 heures, au domicile familial. Ils prennent son téléphone, son matériel informatique et rassurent les parents : c’est un simple interrogatoire, « ne vous inquiétez pas, c’est une question de quelques jours ». Mais le lendemain, à la même heure, ils reviennent pour chercher le père. « Monsieur, vous avez mal éduqué votre fils, nous avons besoin de vous pour l’interroger. » Mazen est en pyjama, chaussons. « Vous pouvez vous habiller », lui disent les agents. « Ça ne sert à rien, là où vous allez m’emmener vous allez m’enlever tout ça », rétorque Mazen avec son sens de la répartie habituel. Les militaires partent avec sa voiture, qui était neuve, violentent le chauffeur de l’ambassade de Chypre dont le véhicule devait être déplacé, et embarquent dans la foulée Wissam Nasser, le beau-frère de Mazen qui travaille pour un puissant homme d’affaires. Libéré peu après, c’est lui qui raconte ensuite à la famille où sont emmenés Mazen et Patrick.

La prison de l’aéroport militaire Mezzeh, située au centre-ouest de Damas, a sinistre réputation. A leur arrivée, Mazen et Wissam sont violemment plaqués au mur, violentés. Le lendemain, vers 14 h, on fait entrer dans leur cellule Patrick, qui présente des traces de coups mais les rassure. « Ce n’est pas grave, je vais bien. » Ils sont ensuite séparés. Mazen est jeté dans une cellule surpeuplée, similaire à celles décrites par les quatre rescapés de Mezzeh venus déposer au procès. Le plus connu d’entre eux, Mazen Darwish, avocat et fondateur du Centre syrien pour les médias et la liberté d’expression, a lui-même été jeté avec plus d’une centaine d’autres personnes dans une pièce de 40 m2 « sans aération et sans lumière du jour ». Le beau-frère de Mazen Dabbagh rapporte les derniers mots entendus de lui : « J’étouffe, j’étouffe, sortez-moi de là. »

Obeida apprend leurs arrestations le 9 novembre 2013. Il décrit à la Cour la bataille qui s’ensuit pour tenter d’avoir des nouvelles. Les appels aux connaissances bien placées, qui le rassurent tout d’abord, puis lui disent que l’affaire se corse, pour finir par lui demander d’arrêter d’appeler. Les contacts avec l’ambassade de France, déménagée à Beyrouth, avec le proviseur du lycée français, la cellule de crise du ministère des Affaires étrangères, sa lettre au président de la République François Hollande. « On va faire le maximum », s’entend-il répondre à plusieurs reprises.

« Économie mafieuse sous contrôle »

Obeida marque une pause, s’éponge avec un mouchoir. En Syrie, dit-il, 15 000 dollars sont versés contre son avis via un intermédiaire à Abdel Salam Mahmoud, le directeur du département des enquêtes du service de renseignements de l’armée de l’air – dont dépend la prison de Mezzeh. L’argent est censé permettre de déplacer Mazen vers une prison civile. Deux semaines plus tard, l’intermédiaire s’excuse : on n’avait pas vérifié mais Mazen est mort depuis mars 2015, dit-il, proposant contre 15 000 dollars de plus de fournir un certificat de décès. Un « système de rançon organisé pour obtenir des informations et [une] économie mafieuse organisée sous contrôle du régime pour produire des rumeurs, monnayer les certificats de décès ou restituer les corps », a expliqué le politologue Majed. L’année suivante, c’est la maison familiale qui est réquisitionnée. La femme et la fille de Mazen sont expulsées et les lieux occupés par des membres du service de renseignement de l’armée de l’air, dont Salam Mahmoud, d’après les informations obtenues par Obeida.

Dans le cas des Dabbagh, les corps ne sont pas restitués. Mais des certificats de décès finiront par être délivrés, en août 2018, sans précision des causes de la mort ni certitude de véracité sur le fait que Mazen serait décédé le 25 novembre 2017 et Patrick le 21 janvier 2014.

En France, Obeida et Hanane organiseront cet été-là une cérémonie, « pour commencer à faire le deuil ». Ces documents permettent aussi aux juges d’instruction français de délivrer, le 12 octobre 2018, trois mandats d’arrêt pour « complicité de crimes contre l’humanité » – contre Abdel Salam Mahmoud, son supérieur Jamil Hassan, et Ali Mamlouk, chef du bureau de la sécurité nationale à l’époque des faits.

Les trois hommes sont respectivement considérés comme les n° 132, n° 10 et n° 3 du régime syrien dans la liste des responsables visés par des sanctions du Conseil de l’Union européenne - une liste dressée en mai 2013, un peu plus de six mois avant l’arrestation du père et du fils Dabbagh. Ils sont aussi les grands absents de ce procès, et ne pourront pas aider Obeida à comprendre ce qu’il cherchera toute sa vie : pourquoi son frère et son neveu ont été tués. Les hypothèses tournent dans la tête de l’ingénieur mais rien ne lui permet d’arrêter ses conclusions. « J’espère que Patrick et Mazen, là où ils sont, voient que je n’ai jamais lâché et que j’ai toujours été là pour eux. Ils sont les porte-flambeaux, les porte-parole des centaines de milliers de Syriens qui ont disparu comme eux. »

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