Dossier spécial « Les entreprises face à la marée montante de la justice »
OPINION

Les leçons du procès Chiquita (1) : 25 ans de lutte

Dans le procès Chiquita, un jury de Floride a condamné la multinationale de la banane et lui ordonne de payer 38 millions de dollars de compensation aux victimes des paramilitaires en Colombie. Après plus de 25 ans de lutte et 17 ans de procès aux États-Unis, les avocats Tatiana Devia et Daniel Marín López éclairent cette étape cruciale sur la complicité des entreprises dans les contextes de conflits armés.

Procès Chiquita en Floride - Photo : un employé de la multinationale Chiquita, productrice de bananes, travaille dans une usine de Colombie (Uruba).
Un employé de la multinationale bananière Chiquita, dans la province colombienne d'Uruba, en 2000, à l'époque où Chiquita a avoué avoir versé d'importantes sommes d'argent aux organisations paramilitaires, responsables de très nombreux crimes. Photo : © Luis Acosta / AFP
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Le 10 juin 2024, un jury de l’État de Floride, aux États-Unis, a rendu une décision historique dans la lutte pour la justice pour les crimes commis pendant le conflit armé en Colombie, condamnant Chiquita Brands International à 38 millions de dollars de dommages et intérêts. Le verdict a établi que Chiquita, la multinationale de la banane de renommée internationale, n’a pas agi en « entrepreneur raisonnable » et a fourni une aide substantielle aux Autodéfenses unies de Colombie (AUC), un groupe paramilitaire considéré comme une organisation terroriste par les États-Unis. Ce financement, réalisé dans un but lucratif, a contribué à une vague de crimes et de violations des droits de l’homme, dont l’assassinat de centaines de civils.

L’affaire Chiquita trouve son origine dans une série d’actions en justice intentées par des victimes des AUC, un groupe armé de droite qui a joué un rôle crucial dans le conflit armé colombien qui a duré plusieurs décennies. La guerre a impliqué de nombreux acteurs, dont le gouvernement, des groupes de guérilla de gauche comme les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) et des organisations paramilitaires de droite comme les AUC. Les plaignants, des rescapés et des parents de victimes, estiment que le soutien de Chiquita aux AUC a contribué à une campagne de violences, dont des meurtres, des déplacements de population et des accaparements de terres dans les régions de Magdalena et d’Urabá, dans le nord-ouest de la Colombie. Chiquita, une entreprise basée aux États-Unis, a opéré dans ces régions de la fin des années 1980 jusqu’au milieu des années 2000, lorsque les violences de la guerre étaient à leur apogée.

Dans un premier temps, les poursuites ont été regroupées en une seule affaire, impliquant des milliers de plaignants et connue sous le nom de « Multidistrict Litigation », qui visait à obtenir réparation en vertu des lois fédérales relatives aux violations des droits de l’homme commises en dehors des États-Unis, telles l’"Alien Tort Statute" et la "Torture Victim Protection Act". Cette dernière loi sur la protection des victimes de la torture confère aux tribunaux de district fédéraux la compétence sur toute action civile où un « étranger » intente une action pour un délit « commis en violation du droit des nations ou d’un traité des États-Unis ». Toutefois, ces demandes ont été rejetées ou font l’objet d’un appel. Une spécificité de l’affaire résidait dans le fait qu’elle a finalement été plaidée en vertu du droit colombien de la responsabilité civile, avec des interprétations basées sur les normes juridiques américaines. Elle a également fait appel à de multiples sources de preuves provenant d’un mécanisme colombien de justice transitionnelle connu sous le nom de Justice et Paix, une procédure spéciale mise en place en 2005 pour juger les commandants des groupes paramilitaires.

Révélations sur le rôle de Chiquita dans le conflit colombien

Connue à l’origine sous le nom de United Fruit Company, Chiquita Brands International présente un héritage controversé lié au colonialisme, à d’importantes violations des droits de l’homme et à l’ingérence politique en Amérique latine. Fondée en 1899, la United Fruit Company est devenue un acteur puissant du commerce de la banane, exerçant une influence considérable sur l’économie et la politique de plusieurs pays. En Colombie, la compagnie aurait été impliquée dans le tristement célèbre massacre des bananeraies de 1928, où la répression violente des travailleurs en grève fit plusieurs morts, mettant en lumière les pratiques brutales de l’entreprise en matière de travail. Son rôle au Guatemala est tout aussi odieux : ses activités de lobbying ont conduit au coup d’État soutenu par la CIA en 1954, renversant le gouvernement démocratiquement élu de Jacobo Árbenz, qui avait mis en œuvre des réformes agraires menaçant le monopole de l’entreprise.

En Floride, le procès a mis en lumière le rôle de Chiquita dans la guerre en Colombie, les paiements et le soutien logistique qu’elle a fournis aux AUC, dont de l’essence et des moyens de transport pour acheminer des armes. La défense de l’entreprise a fait valoir que ces paiements avaient été effectués sous la contrainte des AUC. Chiquita s’est présentée comme une entreprise victime d’extorsion et comme une compagnie exemplaire qui a maintenu la stabilité dans les régions où elle opérait, affirmant que ses paiements étaient nécessaires pour survivre dans un environnement très volatile. Cependant, les plaignants, qui ne représentaient que neuf familles sélectionnées parmi des milliers de victimes, ont présenté des preuves et des témoignages détaillés et déchirants sur les violences infligées par les AUC et le rôle de Chiquita dans ces violences.

Le procès lui-même est considéré comme un procès préliminaire, préparant le terrain pour toutes les autres affaires et agissant comme un baromètre en prévision du contentieux complexe qui devrait suivre. Le jury était chargé de juger si les actions de Chiquita constituaient un manquement à l’obligation d’agir en tant qu’ « entrepreneur raisonnable » et si le soutien de l’entreprise avait contribué de manière substantielle à la violence causée par les AUC.

Ce procès n’était pas le premier accroc pour Chiquita : avant l’affaire jugée en Floride, il y avait eu la transaction pénale conclue en 2007 par Chiquita avec le département américain de la Justice (DOJ), où l’entreprise a admis avoir financé les AUC entre 1997 et 2004. Chiquita a accepté de payer une amende de 25 millions de dollars, de mettre en place un programme d’éthique dans les affaires et de purger une période de probation de cinq ans. L’enquête du DOJ a révélé que Chiquita avait effectué plus de 100 paiements, pour un total de plus de 1,7 million de dollars, aux AUC par l’intermédiaire de sa filiale colombienne, Banadex. Ces preuves essentielles ont mis en lumière les liens financiers entre Chiquita et le groupe paramilitaire, et constitué une base solide pour le procès civil en Floride. Toutefois, il est essentiel de souligner que cette condamnation pénale antérieure aux États-Unis n’a ouvert la voie ni à l’indemnisation des victimes ni à l’application de la justice en Colombie.

Des paramilitaires armés lors d'une patrouille à Medellin, en Colombie.
Des membres des organisations paramilitaires colombiennes en patrouille à Medellin, en 2002, un peu avant leur démobilisation et les nombreuses révélations sur leurs crimes. Photo : © Fernando Vergara / AFP

Un réseau complexe de complicités

Le procès en Floride, qui a duré six semaines, a donné lieu à une bataille juridique complexe, mettant en évidence la difficulté de prouver la complicité d’une entreprise dans des violations des droits de l’homme commises dans le cadre d’un conflit armé. Au cœur de l’affaire il s’agissait de démontrer que les paiements et le soutien de Chiquita aux AUC étaient non seulement délibérés, mais aussi suffisamment importants pour avoir un impact sur les violences commises par les paramilitaires. Les plaignants, dont des membres de la famille ont été assassinés par les AUC, ont eu la lourde tâche de prouver d’une part que les AUC avaient tué leurs proches et, d’autre part, que les paiements étaient reliés aux atrocités commises.

Les preuves présentées au tribunal ont été nombreuses et convaincantes. L’équipe juridique des plaignants a constitué un dossier solide comprenant des témoignages de rescapés, de victimes et d’experts du conflit colombien, une analyse de ce que l’on appelle les « Chiquita Papers » et des récits détaillés des violences commises dans les régions productrices de bananes. Ces documents et témoignages ont permis de dresser un tableau clair de l’implication de Chiquita dans le financement d’une organisation terroriste. De son côté, dans ses efforts pour se présenter comme une entreprise modèle, Chiquita s’est fortement appuyée sur sa certification Rainforest Alliance (RFA) pour souligner son respect exemplaire des normes environnementales et des normes du travail, présentant cette certification comme une référence presque parfaite et comme la preuve du comportement responsable de l’entreprise.

Un aspect crucial du procès a été la « bataille d’experts », au cours de laquelle les témoignages des experts ont fortement influencé la compréhension du jury du conflit et de l’implication de Chiquita (voir notre second article dédié à sujet).

Une nouvelle ère pour la responsabilité des entreprises

La condamnation de Chiquita à 38,3 millions de dollars de dommages et intérêts crée un précédent pour les futures affaires impliquant la complicité d’entreprises dans des violations des droits de l’homme commises dans des contextes de conflit armé. Cette question a souvent été ignorée ou difficile à traiter dans le cadre de la justice transitionnelle, bien qu’elle soit essentielle pour comprendre la manière dont les conflits sont alimentés et dont les groupes armés sont financés pour supporter le coût incroyablement exorbitant de la guerre. L’issue du procès ouvre également deux débats cruciaux.

Le premier concerne la question de l’impunité en Colombie et des enquêtes menées depuis des années par le bureau du procureur, qui n’ont pas encore abouti à des résultats significatifs. Immédiatement après le verdict, le président Gustavo Petro s’est publiquement interrogé : « Pourquoi la justice américaine a-t-elle pu déterminer que Chiquita Brands avait financé le paramilitarisme dans l’Urabá ? Pourquoi la justice colombienne n’a-t-elle pas pu le faire ? » L’affaire colombienne est toujours en cours contre les dirigeants de Chiquita, et l’affaire en Floride a certainement poussé les procureurs à accélérer le processus en Colombie.

La deuxième question concerne l’impact de ce verdict sur la justice transitionnelle, un sujet particulièrement important. Le soutien des entreprises aux violations graves des droits de l’homme commises par les groupes armés en Colombie reste le chaînon manquant de la justice transitionnelle. Des mécanismes non judiciaires, comme la Commission vérité qui s’est achevée en 2022, ainsi que des processus judiciaires tels que l’initiative Justice et Paix et les efforts de restitution des terres, ont eu pour objectif de traiter l’implication des entreprises dans le conflit, comme l’ont souligné Laura Bernal-Bermúdez et Nelson Camilo Sánchez. Cependant, des lacunes importantes persistent dans la responsabilisation des entreprises. C’est pourquoi le fait que ces procédures se déroulent au sein du système judiciaire américain peut servir de soutien, car il met en évidence la complicité des entreprises dans la politique de transition de la Colombie - comme on l’a également vu dans l’affaire de l’entreprise américaine de charbon, Drummond Ltd.

Bien que le verdict dans l’affaire Chiquita soit rare dans la lutte contre l’impunité des entreprises, il souligne l’importance d’un plaidoyer continu et d’actions en justice pour garantir que les entreprises soient tenues responsables pour leur rôle dans les violations des droits de l’homme. L’affaire Chiquita est un exemple crucial, à la croisée des questions de comportement des entreprises, de la responsabilité juridique et de la justice transitionnelle.

Un avocat voyou et d’autres défis à relever

Cette affaire rappelle aussi la nécessité d’une documentation et de recherches rigoureuses dans de tels dossiers. Malgré cette victoire, des questions juridiques ont été soulevées au sujet des plafonds d’indemnisation, et le juge chargé de l’affaire a reporté plusieurs procès d'importance qui impliquaient d’autres victimes dans le cadre de ce complexe contentieux. L’entreprise Chiquita a également annoncé qu’elle ferait appel de la décision, ce qui pourrait prendre jusqu’à deux ans.

Outre les procédures judiciaires en cours, des événements récents ont également mis en lumière des problèmes d’équité dans les dédommagements des victimes. L’avocat Paul Wolf avait conclu un dédommagement controversé, selon lequel les familles des victimes, également impliquées dans ce litige complexe, n’allaient recevoir que 1 300 dollars par victime. Dans le même temps, Wolf percevait plus de 4 millions de dollars d’honoraires. Cette disparité flagrante en matière d’indemnisation a suscité l’indignation, y compris du président colombien Gustavo Petro, qui l’a condamnée en la qualifiant d’insulte au regard de la valeur des vies colombiennes. Ce règlement, qui concerne environ 2 500 victimes, tranche nettement avec le verdict historique de 38,3 millions de dollars, qui a accordé des millions à neuf plaignants, soulevant des questions sur l’adéquation et l’équité des résolutions juridiques et sur le comportement contraire à l’éthique de certains avocats. Wolf, qui n’a même pas participé au procès, a déjà été accusé d’avoir agi comme un voyou, ce qui a jeté une ombre sur cette victoire durement acquise et rendu plus difficile le chemin vers la justice et la mise en responsabilité.

Moment majeur dans la quête de justice pour les victimes de violences commises par des entreprises, le procès Chiquita remet en question les conceptions traditionnelles de la responsabilité des entreprises, où l’impunité est la norme. Il souligne la nécessité de rester vigilant pour veiller à ce que ces entreprises soient tenues pour responsables de leurs actions. Il faut espérer que l’issue du procès aura des répercussions importantes sur les dossier futurs et sur le débat de plus large portée sur la responsabilité des entreprises et la justice transitionnelle.

Tatiana DeviaTATIANA DEVIA

Tatiana Devia est avocate et consultante juridique. Fondatrice de Justice Horizon Initiative, qui ré-imagine la justice transitionnelle et aborde les conséquences des conflits armés sur les droits de l'homme et de l'environnement, elle est professeure adjointe au département de justice pénale de Florida Gulf Coast University.


Daniel Marin LopezDANIEL MARIN LOPEZ

Daniel Marín López est un chercheur indépendant qui étudie la relation entre les entreprises et les violations des droits de l'homme dans les conflits armés. Il est co-créateur d'Enramada, un collectif qui crée des espaces pour aborder des questions passées sous silence, interroger les pouvoirs et favoriser le changement social. Il est également chercheur doctorant interdisciplinaire à l'Université nationale de Colombie.