L’extraordinaire chemin d’Abby Reyes et Julie Freitas avec la justice transitionnelle colombienne pour faire la lumière sur l’enlèvement et le meurtre par la guérilla des FARC, en 1999, de trois militants américains des droits des autochtones.

La Juridiction spéciale pour la paix (JEP) de Colombie cherche la vérité pour les victimes des enlèvements des FARC. Photo : devant la JEP, des fleurs et un ordinateur sont disposés sur le bureau des représentants des victimes.
Le 27 février 2019, Abby Reyes reçoit un courriel l’informant que la JEP a ouvert une enquête sur les enlèvements commis par les FARC, dont son compagnon a été victime 20 ans plus tôt, jour pour jour. « Nous avions 24 ans et n’étions pas mariés, quelle preuve puis-je fournir ?, demande-t-elle. Nous n’avons que des lettres d’amour. » Photo : © JEP
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Le 27 février 2019, Abby Reyes reçoit un courriel l’informant que la nouvelle Juridiction spéciale pour la paix (JEP) a ouvert une enquête sur les enlèvements commis par l’ancienne guérilla des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) et lui explique le fonctionnement du modèle innovant de justice transitionnelle créé par la Colombie dans l’accord de paix de 2016. Dans ce message, Ana María Mondragón, greffière principale, l’invite à participer au dossier.

Vingt ans plus tôt presque jour pour jour, son compagnon Terence Freitas avait été enlevé sur une route de campagne à Cubará, un village isolé du nord-est de la Colombie, près du Venezuela. Âgé de 24 ans, biologiste et spécialiste de l’environnement, il accompagnait depuis deux ans le peuple autochtone U’wa dans sa lutte contre le projet du géant pétrolier américain Oxy de forer sur leur territoire ancestral. Les rebelles des FARC avaient arrêté le camion qui le conduisait, lui et deux de ses collègues – Ingrid Washinawatok El-Issa, dirigeante du peuple Menominee (Wisconsin) et du Four Directions Fund, une organisation de défense des droits des peuples autochtones, et Lahe’ena’e Gay, autochtone hawaïenne et fondatrice de l’ONG Pacific Cultural Conservancy International –, à l’aéroport de Saravena, où ils devaient prendre leur vol de retour vers les États-Unis. Une semaine plus tard, les corps des trois personnes avaient été retrouvés de l’autre côté de la frontière vénézuélienne. Cette affaire, connue sous le nom de « l’affaire des indigenistas américains », avait provoqué un tollé national.

« L’e-mail est resté dans ma boîte de réception, non lu. Il venait de Colombie. Je savais ce qu’il contenait, mais je savais aussi que je ne pouvais pas l’ouvrir sans davantage de soutien. » Tel sont les premiers mots de Truth Demands, le nouveau livre poignant dans lequel Abby, avocate spécialisée dans l’environnement d’origine philippine et experte en projets de résilience communautaire à l’université de Californie, à Irvine, qui raconte l’histoire de Terry, le jeune homme idéaliste avec qui elle sortait depuis plusieurs mois et avec qui elle venait d’emménager dans un appartement en colocation à New York, et qui n’est jamais revenu. Elle raconte également sa quête de vérité, longue de 25 ans, qui l’a conduite, avec Julie Freitas, la mère de Terry, à devenir les seules étrangères et non-résidentes de Colombie à être reconnues comme victimes devant la JEP.

Son histoire montre comment la participation des victimes à la justice transitionnelle en Colombie, même dans les cas où la vérité issue des enquêtes est partielle et dans le cadre d’un système dont la logique est de mettre au jour des schémas de macro-criminalité plutôt que de traiter les cas individuellement, a eu des effets intangibles, comme les aider à continuer à faire le deuil et à surmonter leurs douleurs intimes.

Un timing délicat

Au début, Abby se senti mise au défi par cette invitation. « Le moment était mal choisi », écrit-elle. « Assise sur le canapé de mon petit appartement loué [à Oakland, où elle était venue commémorer le 20e anniversaire de la mort de Terry], je me demandais : de qui se moquent-ils ? Les FARC ont assassiné nos amis et détruit nos familles. Le gouvernement colombien a attendu vingt ans, et maintenant il nous demande de poser nos questions ? »

Au bout d’un moment, elle relit la lettre. Un paragraphe retient particulièrement son attention. « Vous pouvez nous envoyer les questions que vous vous posez sur votre cas – la vérité exige cela – afin que nous puissions interroger les anciens combattants à ce sujet, dans le cadre des dépositions volontaires », lui a écrit Ana María Mondragón. Le fait qu’Abby demande alors conseil à Astrid Puentes, rapporteur spécial des Nations unies pour l’environnement et qui avait été, par coïncidence, l’ancienne supérieure de Mondragón au sein de l’ONG de défense de l’environnement AIDA, où toutes deux avaient travaillé sur le dossier des U’wa devant le système interaméricain des droits de l’homme, a peut-être aussi aidé.

Dans sa lettre, Mondragón explique qu’Abby peut participer de deux manières : elle peut envoyer un rapport relatant son expérience « avec ses propres mots », ainsi que tout document susceptible de leur être utile dans l’enquête ; et elle peut demander à être reconnue comme victime des FARC dans le cadre du « dossier 01 ». Elle explique également les particularités du modèle colombien : si les personnes considérées comme les principaux responsables de la politique criminelle des enlèvements reconnaissent leur responsabilité et disent la vérité, elles bénéficieront d’une peine plus clémente de 5 à 8 ans, dans un cadre non carcéral. Si elles ne le font pas, leur dossier fera l’objet d’une procédure contradictoire dans laquelle, si elles sont reconnues coupables, elles encourent jusqu’à 20 ans de prison.

Abby Reyes, une proche de victime d'enlèvement par les FARC, en Colombie, témoigne devant la Juridiction spéciale pour la paix (JEP). Photo : portrait d'Abby Reyes en 2024.
Abby Reyes vit aux États-Unis, d’où elle a participé en tant que victime accréditée à la procédure menée par la Juridiction spéciale pour la paix (JEP) en Colombie, deux décennies après que son petit ami ait été kidnappé et assassiné par la guérilla des FARC dans le nord-est du pays en 1999. Photo : © JEP

« Nous n’avons que des lettres d’amour »

Une semaine plus tard, Abby répond. « Je souhaite participer aux deux procédures que vous décrivez », écrit-elle, ajoutant que la mère de Terry est également d’accord et demande à être représentée par elle devant la JEP.

Des problèmes pratiques se posent rapidement. Pour être reconnue comme victime, il faut prouver le lien familial. Julie peut fournir l’acte de naissance de son fils, mais dans son cas, Abby explique à la juge assistante : « Nous avions 24 ans et n’étions pas mariés, quelle preuve puis-je fournir ? » demande-t-elle. « Nous n’avons que des lettres d’amour. » Mondragón la rassure : les lettres suffiront. Elles prouveront ce que la loi colombienne appelle « un intérêt direct et légitime à être reconnu comme victime ». Julie doit ouvrir les boîtes contenant les souvenirs de Terry qu’elle a conservés intacts. De son côté, elle doit réouvrir un petit sac en laine dans lequel elle a déposé des lettres d’amour qu’elle n’a pas touchées depuis deux décennies.

Les responsables de la JEP n’ont peut-être pas conscience de ce qu’ils sont en train de déclencher chez Abby. Ou peut-être le savent-ils, mais l’attribuent-ils au flot d’émotions contradictoires qui submergent de nombreuses victimes après avoir été recherchées par le tout nouveau système de justice transitionnelle. Mondragón elle-même, chargée de concevoir la méthode de participation des victimes d’enlèvements et de rechercher des dizaines d’entre elles qui avaient fui au Costa Rica ou en Floride, n’est pas consciente de la date qu’elle a choisie pour lui écrire. Interrogée six ans plus tard, elle reste silencieuse pendant près d’une minute, visiblement bouleversée. « Je n’en avais aucune idée. Quelle belle coïncidence, quelle synchronisation. »

Le visage de la justice

Quelques mois plus tard, Julieta Lemaitre, la juge présidant l’affaire, informe Abby que deux anciens guérilleros ayant participé aux faits ont été identifiés. Elle lui demande ce à quoi elle souhaite qu’ils répondent, mais aussi « ce que la justice signifierait pour elle dans cette affaire ».

La question n’est pas simple. Julie répond que rien ne pourra les ramener à la vie, donc pour elle, la justice serait « que les U’wa puissent vivre en paix, sans ingérence des compagnies pétrolières, des hommes armés et de l’État, [et] qu’ils puissent récupérer leurs terres et leurs cours d’eau, et assumer leur mode de vie traditionnel sur tout leur territoire ». Abby partage cette vue. Selon elle, « la justice pour nous n’a jamais été le problème des agents mesquins de l’économie extractive », mais plutôt « de rendre visibles les liens entre le tort causé sur le terrain et les centres de commandement, les présidences et les conseils d’administration qui émettent les ordres, souvent tacites, de passer à l’acte ».

À la demande de la JEP, elles transmettent également des idées de sanctions possibles, notamment celle d’assigner d’anciens rebelles auprès de mères qui ont été privées de leurs enfants par les FARC, pour qu’ils leur soient utiles dans leur vieillesse. Aux yeux d’Abby, l’échange est satisfaisant, après des années sans voir de progrès dans la justice pénale ordinaire, mêle si elle décrit un processus « avançant au ralenti » et dans lequel chaque message la plonge dans « une nouvelle vague de larmes, l’estomac et le bas du dos noués ».

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36 demandes de vérité

En avril 2019, Abby et Julie, désormais accréditées en tant qu’« intervenantes spéciales », envoient leurs « demandes de vérité » à la JEP. Ce concept a été inventé par la psychologue Lina Rondón pour identifier les besoins de vérité spécifiques des victimes d’enlèvements et l’angoisse que ce crime a laissé en eux, séparément de leurs demandes de reconnaissance des faits par les FARC.

La mère et la compagne de Terry envoient une liste de 36 questions qu’Abby décrit dans son livre comme « une partie physique, trois parties politiques ». Beaucoup d’entre elles portent sur les conditions de captivité des victimes et sur leurs derniers instants – des questions courantes chez les victimes d’enlèvement, que les six actes d’accusation rendus par l’équipe de Lemaitre depuis début 2021 ont largement documentées. Dormaient-ils et étaient-ils nourris, portaient-ils des chaussures lors des marches forcées, étaient-ils toujours ligotés, ont-ils subi des violences physiques avant d’être tués ?

Elles souhaitent également comprendre les motivations derrière ces enlèvements, notamment comment les ravisseurs avaient appris la présence des trois citoyens américains dans la région, si quelqu’un les leur avait signalés et s’ils avaient envisagé de demander une rançon en échange de leur libération. Plus de la moitié des questions visent à déterminer si le triple enlèvement et assassinat était lié au travail qu’ils menaient auprès des U’wa et si des entreprises étaient impliquées. Qui a décidé de les tuer ? Ont-ils reçu une quelconque rémunération pour ces crimes ? Ont-ils parlé de ces crimes à une entreprise américaine ou à un citoyen américain ? Les rebelles ont-ils jamais fourni des services de protection pour les installations d’Oxy ? Pourquoi les FARC ont-elles continué à persécuter Berito Cobaría, leader des U’wa et lauréat du Prix Goldman, le « prix Nobel de l’environnement » ?

Elles concluent par les questions les plus personnelles, peut-être les plus difficiles. Julie veut qu’ils expliquent pourquoi il a reçu dix balles. Pourquoi dix ? Abby a deux préoccupations : Terry a-t-il prononcé son nom ? Les FARC connaissaient-elles son nom ?

Le récit d’un ancien chef rebelle

Au milieu de 2021, Abby est assise devant son ordinateur dans une cabane qu’elle a louée pour l’été dans le Vermont. Accompagnée en ligne par plusieurs responsables de la JEP et ses avocats, elle regarde le témoignage vidéo de l’un des rares survivants des FARC ayant participé à l’enlèvement et au meurtre de Terry. Il s’appelle Reinel Guzmán, son nom de guerre était « Rafael Gutiérrez » et il était le commandant local d’une unité du Bloc oriental de la guérilla. C’est lui qui a donné l’ordre fatal : « Tuez-les. »

Au cours de ce « transfert », comme appelle la JEP le fait de permettre aux victimes d’accéder aux récits détaillés des auteurs des crimes, et le seul à avoir été réalisé jusqu’à présent dans une autre langue que l’espagnol, des fragments de la vérité qu’Abby désirait tant émergent. Pas sur le pourquoi de ce qui s’était passé, ce qui l’intéressait avant tout, mais sur la manière dont cela s’était déroulé. Selon ses propres termes, elle reçoit « une chronologie des événements entre les enlèvements et les exécutions que je n’avais jamais entendue auparavant ».

Selon le récit de Guzmán, ses hommes ont enlevé les trois citoyens américains et les ont emmenés au Venezuela sur ordre de Germán Briceño Suárez, alias « Grannobles ». Il s’agissait d’une situation atypique, car il n’était pas le commandant de cette unité, mais le frère du redoutable « Mono Jojoy », haut commandant du Bloc de l’Est et membre historique du Secrétariat des FARC jusqu’à sa mort en 2010. Guzmán déclare que le 28 février 1999, il a demandé des instructions à « Mono Jojoy » par radio, mais que c’est son frère « Grannobles » qui a répondu dans l’après-midi, donnant l’ordre de tuer. Malgré le silence de son chef, Guzmán déclare avoir transmis l’ordre à ses hommes. Le lendemain matin, deux heures après avoir signalé avoir exécuté l’ordre, « Jojoy » réapparaît finalement. Il leur demande d’attendre et évoque une « situation diplomatique ». « Prenez soin d’eux », leur ordonne-t-il, manifestement trop tard.

Cette révélation est un choc pour Abby. « Si cet homme avait pu dormir dessus, faire preuve de bienveillance pendant une nuit, nos vies auraient pu être tellement différentes », écrit-elle dans son livre.

Des ex-FARC témoignent devant la Juridiction spéciale pour la paix (JEP) de Colombie dans une affaire d'enlèvement.
D’anciens membres du bloc oriental des FARC – celui qui a kidnappé et assassiné trois militants américains pour les droits des peuples autochtones – ont longuement témoigné devant la JEP. Ils attendent leur acte d’accusation. © JEP.

Aucune responsabilité pour les entreprises

Abby relève toutefois des contradictions dans le récit de Guzmán. L’ancienne direction des FARC a affirmé devant la JEP que « Grannobles » avait agi seul et sans l’autorisation de ses supérieurs, y compris d’un personnage aussi important dans l’organisation que son frère, parce qu’ils les soupçonnaient d’être des agents de la CIA. En même temps, Guzmán souligne que « Grannobles » les a qualifiés d’« indigenistas » dès le premier jour de l’enlèvement, ce qui, pour Abby, sape la théorie selon laquelle ils étaient des agents des services secrets. Qui profite de ces incohérences ? demande Abby dans son livre. Peut-être Oxy, écrit-elle.

La JEP peut-elle clarifier si la compagnie pétrolière avait un lien avec les crimes commis il y a 25 ans ? Le problème est le suivant : l’accord de paix de 2016 avec les FARC prévoit que le tribunal spécial enquête, juge et sanctionne les personnes qui ont « participé activement et de manière déterminante » à la collaboration ou au financement de ceux qui ont commis des atrocités. Mais la Cour constitutionnelle colombienne a limité le mandat de la JEP concernant les « tiers civils » et a décidé qu’elle ne pouvait pas les convoquer, mais qu’ils pouvaient se présenter volontairement, dans les mêmes conditions et avec les mêmes incitations que les autres acteurs. Cette décision a limité le champ d’action du système de justice transitionnelle colombien à l’égard des civils, donnant lieu à ce que l’ONG juridique Dejusticia et l’universitaire Sabine Michalowski ont qualifié de « compétence restreinte ». C’est pourquoi seule une poignée de civils ont été traduits devant la JEP, la plupart d’entre eux ayant déjà été condamnés par la justice ordinaire. La cour n’a aucune compétence sur les entreprises, ce qui, pour Abby, représente « une lacune béante dans la possibilité de vérité ».

Comment elles ont gagné

Au final, Abby estime que « le processus de la JEP n’a apporté, au mieux, que des éclaircissements mineurs sur les circonstances matérielles des enlèvements », mais que la plupart de ses questions restent sans réponse. « Mon accès à la vérité sur ce qui s’est passé reste fragmentaire. Je ne dispose toujours que de fragments », dit-elle. Elle apprécie néanmoins « l’écoute attentive » des « avocats spécialisés dans les droits humains » du tribunal et estime que cela valait la peine de participer au processus de transition. « Pour la première fois, j’ai eu le sentiment d’être maître des termes de l’engagement », se souvient-elle.

Cette perception pourrait encore évoluer. La JEP a inclus l’enlèvement et le meurtre des trois militants américains pour les droits des peuples autochtones comme un cas grave et représentatif dans son acte d’accusation pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité contre l’ancienne direction des FARC pour leur politique d’enlèvements, qui est toujours en attente de jugement. Selon le tribunal spécial, le cas illustre « la vulnérabilité particulière des ressortissants étrangers qui étaient considérés comme suspects par l’organisation ». Cela devrait être développé plus en détail dans l’acte d’accusation contre les anciens membres du Bloc de l’Est considérés comme les principaux responsables de ces crimes, l’un des deux actes d’accusation encore pendants dans ce macro-dossier (bien que « Grannobles », qui ferait désormais partie d’un groupe dissident ayant rompu l’accord de paix, ne puisse être inculpé).

Enfin, le parcours d’Abby en quête de vérité et de justice, au point mort depuis des années, s’est accéléré sur un autre front. Le 20 décembre 2024, la Cour interaméricaine des droits de l’homme a condamné l’État colombien pour avoir violé les droits du peuple autochtone U’wa en autorisant l’exploration pétrolière sur son territoire sans son consentement. C’est par cette étape importante, après trois décennies de lutte juridique, que le livre d’Abby s’achève. « Nous avons gagné », écrit-elle.

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