Crimes internationaux en Suisse : lenteur et accusation d’ingérence politique

En Suisse, la justice continue d’avancer à pas de tortue dans les affaires relevant de la compétence universelle, malgré les promesses de l’actuel procureur général d’en faire une priorité.

La justice internationale suisse (sous le principe de la compétence universelle) s'enlise dans des lenteurs et des suspicions d'ingérences politiques. Photo : Stefan Blattler, procureur général, en pleine réflexion, à côté d'un drapeau suisse.
Le procureur général de Suisse, Stefan Blättler, lors de sa première conférence de presse à Berne, le 29 avril 2022. Photo : © Fabrice Coffrini / AFP
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La Suisse est depuis longtemps critiquée pour sa lenteur dans les affaires de crimes internationaux, qui n’étaient clairement pas une priorité sous l’ancien procureur général Michael Lauber. Mais lorsque Stefan Blättler a pris ses fonctions en 2022, il a promis de faire des crimes internationaux une priorité. « En tant que nation où l’idée de la Croix-Rouge a vu le jour, nous avons une obligation morale particulière d’agir », a-t-il déclaré aux médias en mai 2022, au terme de ses 100 premiers jours de mandat.

Alors, y a-t-il des signes de changement jusqu’à présent ?

« Nous avons observé certains signes positifs », déclare Benoit Meystre, conseiller juridique de l’ONG suisse TRIAL International, qui lutte contre l’impunité. « Dans les affaires algérienne et syrienne, où nous ignorions depuis longtemps l’état d’avancement des enquêtes, le bureau du procureur général a émis des actes d’accusation. Le fait que l’affaire Sonko ait été poursuivie est également positif. Ce sont là des signes qui montrent que les autorités accordent désormais plus d’attention aux crimes internationaux qu’auparavant. Mais TRIAL International a engagé d’autres procédures dont l’issue se fait attendre depuis longtemps, il est donc difficile de tirer des conclusions. »

Il s’agit notamment d’une plainte déposée en 2019 pour pillage présumé de bois de rose dans la région de Casamance, au Sénégal, touchée par un conflit, et d’une autre plainte déposée en 2020 contre une entreprise suisse pour son implication présumée dans le pillage de pétrole pendant la deuxième guerre civile libyenne. « À part l’affaire Ousman Sonko, qui a été jugée et a abouti à une condamnation, nous ne savons pas où en sont les autres affaires, ce qui limite considérablement nos possibilités d’informer sur ces questions d’intérêt public », a déclaré Meystre à Justice Info.

L’ancien ministre de l’Intérieur gambien Sonko a été condamné en mai 2024 pour crimes contre l’humanité à 20 ans de prison. Il a fait appel de cette décision. La seule autre personne condamnée pour crimes internationaux en Suisse depuis 2011, date à laquelle les affaires de crimes internationaux ont été transférées des autorités militaires aux autorités civiles, est l’ancien chef de guerre libérien Alieu Kosiah. Une cour d’appel suisse a confirmé sa peine de 20 ans de prison pour crimes de guerre le 1er juin 2023.

Meystre souligne que les ressources du bureau de Blättler restent largement insuffisantes. « La police fédérale et le Bureau du procureur général travaillent avec des moyens inadéquats, ce qui finit par avoir un impact sur l’efficacité des poursuites », dit-il.

Nezzar meurt, Assad est en fuite

Lorsque Blättler est entré en fonction, il a hérité de deux affaires de crimes de guerre très médiatisées et politiquement sensibles : l’une contre l’ancien vice-président syrien Rifaat el-Assad, oncle du président déchu Bachar el-Assad, et l’autre contre l’ancien ministre algérien de la Défense Khaled Nezzar. L’affaire Nezzar remonte à 2011 et celle d’el-Assad à 2013. Les deux hommes se trouvaient sur le sol suisse lorsque les plaintes ont été déposées, mais contrairement à Sonko et Kosiah, ils ont été autorisés à quitter la Suisse, étant entendu qu’ils reviendraient pour les audiences. Cependant, tous deux ont été protégés par leur pays et ne sont revenus qu’une ou deux fois avant de faire valoir qu’ils étaient trop malades pour voyager. Les actes d’accusation n’ont été rendus publics qu’en août 2023 dans le cas de Nezzar et en mars 2024 dans le cas d’el-Assad. Nezzar est décédé quatre mois après la délivrance de son acte d’accusation. Il était âgé de 86 ans, tandis qu’el-Assad est aujourd’hui âgé de 87 ans.

Nezzar était accusé de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité commis pendant la « décennie noire » dans les années 1990 en Algérie. Son procès était prévu pour juin 2024, mais l’affaire a été classée sans suite à la suite de son décès.

El-Assad a également été inculpé pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité en relation avec le massacre de Hama en 1982, qui a fait des dizaines de milliers de morts, principalement des civils. Les autorités suisses ont émis un mandat d’arrêt international à son encontre en novembre 2021 – qui n’a été rendu public qu’en août 2023 – mais cela ne l’a pas empêché de fuir en Syrie depuis la France, où il risquait une peine de quatre ans de prison pour enrichissement illicite. Il affirme être trop malade pour se rendre en Suisse pour les audiences, fournissant des certificats médicaux délivrés par des médecins syriens à l’époque où son neveu Bachar el-Assad était président. Mais il est largement admis qu’il s’est enfui à nouveau de Syrie après la chute du régime Assad le 8 décembre 2024.

Le tribunal veut abandonner l’affaire syrienne

Les avocats des victimes ont toujours contesté l’authenticité des certificats médicaux d’el-Assad. Mais à la fin du mois de novembre l’an dernier, juste avant la chute de l’ancien régime syrien, le Tribunal pénal fédéral suisse a informé les parties qu’il envisageait d’abandonner l’affaire pour des raisons médicales.

« Le massacre hante les survivants depuis quarante-deux ans et l’acte d’accusation représentait enfin un espoir concret de justice face à ce traumatisme », a déclaré l’avocate genevoise Mahault Frei de Clavière au journal suisse Le Matin Dimanche en décembre 2024.

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Frei de Clavière représente une victime syrienne avec deux autres avocats suisses. « On a perdu des victimes en cours de route », a-t-elle déclaré à Justice Info. « Au vu de la répression du régime syrien, nous pensons que nombreuses sont les victimes qui n’ont pas osé déposer plainte pénale. D’ailleurs, suite aux évènements en Syrie de la fin d’année dernière, plusieurs personnes nous ont contactés pour déposer plainte, mais pour des raisons de nature procédurale, c’était trop tard. »

La cour n’a pas encore pris de décision définitive quant à l’abandon des poursuites. Il est possible que la décision finale soit influencée par la pression exercée par les avocats et par le fait qu’el-Assad ne se trouverait plus en Syrie. Son lieu de séjour exact n’est pas certain. Selon les médias, il se serait enfui au Liban ou à Dubaï. La question des rapports médicaux crédibles pour cet homme qui ne cesse de fuir reste au cœur du problème.

La Suisse traduite devant la Cour européenne pour « déni de justice »

Le 7 juillet dernier, les avocats de deux victimes dans l’affaire Nezzar ont déposé une plainte contre la Suisse devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) pour déni de justice.  « La Cour européenne des droits de l’homme a été saisie pour plusieurs raisons », explique Sofia Vegas, avocate basée à Genève, qui co-représente l’une des victimes. « La première est la durée de la procédure – plus de 13 ans [enquêtes et attente du procès] – qui viole le principe de célérité et cela indépendamment du décès de Khaled Nezzar. La deuxième raison est l’existence d’un déni de justice, du fait de la violation du principe de célérité et de l’absence de l’accès au juge. Les victimes n’ont jamais pu bénéficier d’un procès devant des juges pour faire valoir leurs souffrances. Elles n’ont ainsi jamais pu obtenir de reconnaissance de leur vécu ni de réparation. »

Le client de Vegas, qu’elle représente avec l’avocate Sophie Bobillier, est un Algérien vivant en France. Il a été emprisonné et torturé sous le régime militaire au sein duquel Nezzar était ministre de la Défense, a-t-elle déclaré à Justice Info. Né en 1949, son client est âgé, comme les autres victimes, tout comme l’était le défendeur. Selon les avocats, c’est une raison supplémentaire pour laquelle la Suisse aurait dû accélérer la procédure plutôt que de la ralentir.

La plainte est fondée sur la Convention européenne, qui établit le droit à un procès équitable et englobe le droit à un procès dans un délai raisonnable. Le recours à la CEDH est un dernier recours après un appel devant la Cour des plaintes du Tribunal pénal fédéral suisse. En mars 2025, la Cour des plaintes a rejeté l’appel des victimes visant à faire reconnaître le déni de justice. Elle a jugé que la durée de la procédure était  « importante » mais néanmoins acceptable.

Meystre affirme que TRIAL International soutient fermement la plainte déposée devant la Cour européenne. « Tout comme les plaignants, nous estimons que l’affaire a pris beaucoup trop de temps, en violation des droits des victimes », déclare-t-il. « L’affaire a été ouverte en 2011, et l’acte d’accusation n’a été notifié qu’en 2023. Les 12 années d’enquête, menées pour la plupart sous la direction de l’ancien procureur général, ont vu plusieurs changements de procureur en charge de l’affaire, ce qui a contribué à des retards. En outre, de nombreuses périodes d’inactivité ont été identifiées au cours de l’enquête. Au total, elles représentent plus de la moitié de sa durée totale. »

Vegas affirme qu’il y a également eu des signes d’ingérence politique dans cette affaire, comme l’avaient précédemment allégué les rapporteurs spéciaux des Nations unies, bien que cela ait été démenti par le ministre suisse des Affaires étrangères, Ignazio Cassis. C’est l’un des points soulevés par les avocats devant la CEDH et l’une des raisons pour lesquelles l’affaire a progressé si lentement, estime-t-elle. « Le dossier contient plusieurs échanges avec l’ambassadeur suisse en Algérie et les autorités algériennes », a-t-elle déclaré à Justice Info, « et plusieurs éléments qui démontrent ainsi que cette procédure pénale incommodait ».

En effet, dit-elle, selon une note figurant au dossier, datant de 2016, une réunion a eu lieu entre le Ministère public de la confédération (MPC) et l’ambassadrice de la Suisse en Algérie. Cette dernière indique que l’affaire Nezzar est « une bombe à retardement ». Et le MPC répond que « bien qu’il soit difficile de connaître l’impact direct qu’a eu cette affaire sur les relations bilatérales, on a fait savoir de manière informelle qu’un dossier économique n’avait pas avancé en raison de cette affaire ».

Réparations ?

Meystre souligne l’importance que cette affaire aurait eue si Nezzar avait été traduit en justice avant sa mort. « Aucun processus de recherche de la justice n’a été possible en Algérie ou ailleurs, en relation avec la décennie noire. Il aurait été très symbolique pour certaines victimes, et en particulier pour les plaignants qui se battent depuis si longtemps pour obtenir justice, de voir au moins l’un des principaux acteurs de cette période sombre comparaître devant la justice », a-t-il déclaré à Justice Info.

Vegas explique à quel point cela a été difficile pour les victimes. « Lorsque Khaled Nezzar a finalement été renvoyé en jugement par le MPC, sur insistance des avocates des parties plaignantes, ces dernières espéraient enfin la tenue d’une audience de jugement devant le Tribunal pénal fédéral » dit-elle. « Elles espéraient enfin obtenir justice. C’est finalement tout le contraire qui est arrivé, vu le décès du prévenu. Cela a été difficile à vivre pour elles. »

Les avocats demandent à la CEDH d’ordonner à la Suisse de verser une indemnisation d’environ 10.000 euros à chacune des deux victimes concernées. C’est le montant qui peut être demandé à titre de réparation pour le déni de justice dont les victimes ont été victimes. « Treize ans, c’est trop long », estime Vegas. Elle pense qu’il y a de bonnes chances que la CEDH le reconnaisse. Mais une telle décision de la Cour européenne pourrait aussi prendre des années.

11 enquêtes en cours sur des crimes internationaux

Par Franck Petit, Justice Info

Selon les informations communiquées par le bureau du procureur général de Suisse, ce dernier conduisait onze enquêtes à la fin de l’année 2024 pour des infractions de droit pénal international. Le bureau du procureur n’a pas souhaité communiquer plus avant ni sur la nature de ces dossiers, ni sur les ressources humaines et financières qui y sont affectées.

Parmi les onze enquêtes, six figurent sur la carte interactive de l’organisation suisse TRIAL International, concernant des faits présumés commis en République démocratique du Congo (visant Christoph Huber, un binational suisse sud-africain), en Syrie (visant Rifaat al-Assad), au Bahreïn (visant Ali bin Fadhul al Buainain), en Ukraine (concernant le photographe Guillaume Briquet, pris pour cible par un commando russe), en Libye (contre une société basée en Suisse soupçonnée de crimes de guerre dans une affaire de pillage de gasoil) et en Gambie (pillage de bois de rose en Casamance impliquant un homme d’affaire suisse), visant dans ces trois derniers cas des suspects dont l’identité n’est pas divulguée.

Deux autres dossiers, relevant par ailleurs de la compétence cantonale (concernant Erwin Sperisen, Guatemala, et Yuri Harauski, Belarus) ne devraient pas faire partie des 11 dossiers gérés par le bureau du procureur général, précise l’ONG suisse spécialisée dans les procès de compétence universelle. De même les affaires Ousman Sonko (Gambie) et Alieu Kosiah (Libéria), jugées et relevant désormais du Tribunal pénal fédéral, ne devraient pas être comprises dans ce décompte selon TRIAL International.

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