Climat : l’adaptation en procès, une première en Europe

Bonaire est à la fois caribéenne et européenne. Les habitants de cette île plate, menacés par la montée du niveau de la mer, ont porté plainte contre les Pays-Bas, exigeant d’être traités comme les autres citoyens néerlandais.

L'île de Bonaire attaque en justice les Pays-Bas (lieu du procès) pour son inaction face au réchauffement climatique. Photo : une plage de Bonaire submergée par des vagues.
Inondation lors d’une tempête sur l'île caribéenne néerlandaise de Bonaire. Selon les plaignants issus de cette île, l’État des Pays-Bas « n’a pas pris en temps utile des mesures d’adaptation pour Bonaire qui répondent aux normes légales applicables. Le niveau de protection des habitants de Bonaire reste bien inférieur à celui des habitants des Pays-Bas européens ». Photo : © Shutterstock
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« Là où nous avions l’habitude de travailler, de jouer, de marcher ou de pêcher en plein air, il est désormais insupportable de rester dehors en journée », témoigne Onnie Emerenciana à l’ouverture de ce nouveau ‘procès climatique’ contre l’État néerlandais.

Âgé de 63 ans, il est originaire de l’île caribéenne de Bonaire, une municipalité dite ‘spéciale’ des Pays-Bas. Il explique aux juges comment le climat « a changé en une génération ; nous le ressentons et nous le voyons. Les enfants ne peuvent plus cueillir de mangues dans les arbres, car elles ne poussent plus. Les jeux en plein air ont été remplacés par des journées passées à l’intérieur, derrière des portes closes, avec la climatisation à fond – pour ceux qui en ont les moyens. » Emerenciana est agriculteur, il explique comment ses cultures ont été perturbées par de graves sécheresses et inondations.

Après lui, Angelo Vrolijk, 43 ans, employé de l’institution judiciaire de Bonaire, prend la parole. Vêtu d’un t-shirt bleu, blanc et jaune orné d’un imprimé artistique représentant le drapeau de l’île, il souligne que les Pays-Bas sont aussi sa « patrie », et qu’ils ont l’expérience en Europe de protéger leurs villes contre les catastrophes liées à l’eau. « Pourquoi cette même protection n’est-elle pas appliquée aux régions caribéennes ? » Il demande au gouvernement néerlandais d’élaborer un « plan adéquat afin que nous, nos enfants et les générations futures puissions continuer à vivre sur notre île ». En papiamento, une langue créole parlée dans les Caraïbes néerlandaises, il conclut : « No ta pidi karidat. Nos ta eksigí hustisia. » [Nous ne demandons pas la charité. Nous demandons la justice].

Huit habitants de Bonaire devant un tribunal de La Haye

Les 7 et 8 octobre, le tribunal de district de La Haye a tenu des audiences dans le cadre de cette affaire initiée par l’ONG Greenpeace, représentant huit habitants de Bonaire, dont Emerenciana et Vrolijk, contre l’État pour ses violations présumées des droits humains de la population de Bonaire en raison de son inaction face au changement climatique. Il s’agit de la première affaire intentée en Europe en matière d’adaptation – terme qui fait référence aux mesures prises pour réduire la vulnérabilité aux effets du changement climatique. C’est aussi l’une des premières affaires climat après l’avis consultatif rendu en juillet 2025 par la Cour internationale de justice (CIJ), et une décision similaire de la Cour interaméricaine des droits de l’homme. Les avocats attendent avec impatience de voir comment ils seront interprétés.

La salle d’audience est pleine : une centaine de personnes sont là, parmi lesquelles des représentants de l’État, des journalistes, des militants pour le climat et des habitants de Bonaire, vêtus de costumes traditionnels, les femmes portant des robes traditionnelles pour la fête des récoltes et des foulards colorés. Pendant deux jours, ils vont écouter les avocats de Greenpeace et ceux de l’État néerlandais débattre de la question de savoir si les Pays-Bas en font assez pour réduire leurs émissions et pour protéger les habitants de Bonaire des effets du changement climatique. Les plaignants ont exigé que le gouvernement réduise les émissions de CO2 à zéro d’ici 2040 et élabore des plans d’adaptation concrets. L’État a rejeté ces demandes et a déclaré qu’il prenait déjà des mesures.

Depuis le 10 octobre 2010, les îles de Bonaire, Saint-Eustache et Saba sont devenues des municipalités spéciales du royaume des Pays-Bas, faisant partie d’une région géographique du pays située en dehors de l’Europe, les Pays-Bas caribéens. En janvier 2024, après plusieurs mois de dialogue avec le gouvernement, Greenpeace Pays-Bas a intenté un procès contre l’État néerlandais : l’organisation a fait valoir que l’absence de politique climatique efficace pour l’île violait le droit à la vie, à la vie familiale et à l’interdiction de la discrimination, inscrits dans la Convention européenne des droits de l’homme, ainsi que le droit à la culture, inscrit dans le Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

L’audience a lieu dix ans après l’affaire Urgenda, qui avait abouti à une décision de justice imposant au gouvernement néerlandais de réduire ses émissions. Depuis lors, plus de 3 000 affaires liées au climat ont été initiées devant 55 juridictions nationales, selon les données du programme des Nations unies pour l’environnement.

Stress thermique et blanchiment des coraux

« Même si nous sommes déjà en retard, nous pouvons encore changer les choses. Mais nous devons agir maintenant », déclare Vrolijk à Justice Info. Il s’est joint à l’affaire en 2023 « pour lutter contre l’injustice et l’inégalité auxquelles nous sommes confrontés ». L’activiste syndical raconte avoir été approché par les militants pour le climat après une manifestation visant à obtenir un meilleur salaire minimum pour les habitants de Bonaire, dont beaucoup vivent dans la pauvreté et sont victimes de discrimination.

Originaire d’Aruba, une île néerlandaise voisine, Vrolijk s’est installé à Bonaire il y a plus de dix ans. Dans l’assignation en justice déposée par le cabinet d’avocats représentant Greenpeace, il explique qu’aujourd’hui, « lorsqu’il y a une tempête, les routes qui longent la mer, par exemple, sont souvent complètement inondées. Je suis particulièrement inquiet pour le sud de l’île : j’ai peur qu’il soit submergé ». Il ressent aussi personnellement les effets du réchauffement climatique : « Je me sens essoufflé. Il est plus difficile de me concentrer, cela affecte mon travail. »

Selon un rapport publié en 2022 par l’Institut d’études environnementales de l’Université libre d’Amsterdam, « des effets significatifs du changement climatique sont attendus à Bonaire » et « certains effets, tels que le stress thermique et le blanchiment des coraux, se sont déjà produits ». Tout en soulignant la nécessité de poursuivre les recherches, le rapport explique comment les inondations côtières « pourraient endommager le bâti, les infrastructures et le patrimoine culturel matériel, et pourraient entraîner des problèmes de santé physique et mentale ». Le rapport conclut que « le changement climatique n’est pas un problème lointain, mais bien une réalité actuelle ».

De nombreux habitants de Bonaire sont des descendants d’esclaves et d’autochtones. « C’est comme si l’histoire se répétait », déclare Vrolijk. « D’une certaine manière, on a l’impression d’être des citoyens de seconde zone. En théorie, il s’agit des Pays-Bas européens et des Pays-Bas caribéens. Alors pourquoi sommes-nous traités différemment ? Nous avons les mêmes droits. Nous sommes venus devant ce tribunal pour être entendus et pour que les gens sachent que nous avons les mêmes droits que les citoyens néerlandais d’Europe continentale ».

Angelo Vrolijk a fait le déplacement de Bonaire à La Haye (Pays-Bas) pour le procès climatique dont il est, entre autres, à l'origine.
Angelo Vrolijk a fait le déplacement de Bonaire à La Haye pour le procès. Il souligne que les Pays-Bas sont aussi sa « patrie », et qu’ils ont l’expérience de protéger leurs villes contre les catastrophes liées à l’eau. « Pourquoi cette même protection n’est-elle pas appliquée aux régions caribéennes ? » s’interroge-t-il. Photo : © Margherita Capacci

L’atténuation des effets, « une obligation et un droit »

Après les témoignages des habitants de Bonaire, leurs avocats Michael Bacon et Emiel Jurjens prennent la parole pour exiger que, afin d’assumer sa « juste part », les Pays-Bas réduisent leurs émissions à zéro, dix ans avant la date butoir prévue de 2050. Ils font référence à un autre rapport, montrant que le pays peut atteindre cet objectif sans « nuire à l’économie ni nécessiter d’ajustements du niveau de vie de la population ». Ils exigent enfin que les Pays-Bas réduisent leurs émissions de gaz à effet de serre afin de maintenir le réchauffement climatique à 1,5 degré, un seuil confirmé par l’avis consultatif de la CIJ.

Selon les avocats, adaptation et atténuation sont liées. Les mesures d’adaptation doivent s’adapter à la hausse prévue des températures, tandis que des mesures d’atténuation [des effets du changement climatique] suffisantes peuvent en assurer l’efficacité. Ils écrivent dans leur mémoire que, alors que « la gravité de la crise climatique ne fait qu’augmenter et que des solutions sont désormais nécessaires de toute urgence », la politique climatique néerlandaise « ne reflète pas cette urgence. C’est inacceptable ». Les avocats ont fait valoir qu’« une politique climatique adéquate n’est pas un choix politique, mais une obligation et un droit » et que « l’État ne peut se retrancher derrière la politique climatique de l’Union européenne », car celle-ci « ne peut se substituer aux obligations nationales qui incombent aux Pays-Bas ».

En réponse, les avocats de l’État, Edward Brans et Katrien Winterink, expliquent aux juges de la cour qu’ils n’ont pas le pouvoir d’imposer un cadre légal sur les politiques climatiques du pays. Selon eux, les obligations des Pays-Bas en matière de changement climatique dépendent en effet des politiques de l’Union européenne, telles que celle d’atteindre la neutralité carbone d’ici 2050 et la mise en œuvre de l’« objectif 55 » d’ici 2030. « C’est cela qui est contraignant, un point c’est tout », soulignent-ils dans leur plaidoirie écrite.

« Toujours pas de plan d’adaptation pour Bonaire »

Le deuxième jour, la cour entend les arguments des parties sur les politiques d’adaptation au changement climatique. Selon les avocats des plaignants, l’État « n’a pas pris en temps utile des mesures d’adaptation pour Bonaire qui répondent aux normes légales applicables. En effet, il n’existe toujours pas de plan d’adaptation. Et les mesures prises par l’État sont encore loin d’être suffisantes. Le niveau de protection des habitants de Bonaire reste bien inférieur à celui des habitants des Pays-Bas européens ».

Les avocats des plaignants ont démandé, dans leur plaidoirie, qu’« un plan d’adaptation adéquat soit adopté au plus tard le 1er avril 2027, ou dans un délai à déterminer par votre Cour ». Selon eux, ce plan doit être fondé sur la recherche scientifique, les connaissances et les idées des citoyens de Bonaire, et doit tenir compte des défis structurels de l’île, tels que la pauvreté.

En réponse aux accusations de discrimination, les avocats de l’État font valoir qu’il existe effectivement des différences entre Bonaire et les municipalités européennes, tant sur le plan géographique que climatique et administratif. Les comparer est « inapproprié », selon Winterink. De plus, les Pays-Bas prennent déjà des mesures pour protéger l’île, avec un plan national d’adaptation révisé incluant les Caraïbes, prévu pour l’année prochaine. Winterink ajoute qu’un plan d’adaptation relève de la responsabilité du gouvernement local.

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L’adaptation est une « entreprise majeure »

Pour les avocats de Greenpeace, l’État est tenu de veiller à ce que les droits humains de tous ses habitants soient protégés de manière pratique et efficace, et si le système déjà en place ne le permet pas, alors « l’État doit agir au lieu de se cacher derrière le système ». L’adaptation est une « entreprise majeure » qui nécessite, entre autres, « des investissements financiers importants », dont le gouvernement local ne dispose pas.

Selon les avocats des Pays-Bas, en 2050, seule la partie sud de l’île, située à basse altitude, sera inondée. Celle-ci précisent-ils est inhabitée. Les effets du changement climatique sur Bonaire doivent faire l’objet de recherches supplémentaires afin de garantir que « les mesures d’adaptation puissent être prises conformément aux meilleures données disponibles », déclarent-ils dans leur mémoire. « Il ne fait aucun doute que le changement climatique a des implications pour la santé publique. À ce jour, on dispose de peu d’informations spécifiques sur l’évolution possible des risques sanitaires et des maladies liés au climat à Bonaire. »

« Greenpeace n’a pas démontré, et encore moins prouvé, qu’il existe un « risque réel et imminent pour la vie », concluent-ils. En vertu de la Convention européenne des droits de l’homme, l’État doit prendre des mesures en cas de menace imminente pour la vie et le bien-être de ses citoyens.

La nouveauté de l’affaire

Cette affaire, une première en Europe, « alimentera le débat juridique mondial sur la substance des obligations légales qui incombent à l’État en matière d’adaptation », déclare Jurjens à Justice Info. Alors que l’accent était davantage mis sur l’atténuation dans le passé, il souligne que le débat sur l’adaptation prend de l’ampleur, « car il devient évident que le changement climatique ne s’arrêtera pas de sitôt ». À Bonaire, « la chaleur est tellement insupportable qu’il faut réfléchir à l’adaptation, et pas dans 10 ou 20 ans, mais maintenant ».

Selon la base de données de la Colombia Climate School, deux affaires concernant l’adaptation ont déjà été portées devant les tribunaux : l’une devant le Comité des droits de l’homme des Nations unies – par un groupe de huit habitants des îles du détroit de Torres en Australie – ; et l’autre devant la Haute Cour de Lahore – par un agriculteur pakistanais contestant la décision de son gouvernement.

Il s’agit aussi de l’une des premières affaires combinant atténuation et adaptation, explique Eefje de Kroon, cheffe de campagne pour la justice climatique chez Greenpeace Pays-Bas. « Les deux sont nécessaires pour Bonaire ». Le résultat de cette action en justice s’appliquera directement aux îles sœurs de Bonaire – Saint-Eustache et Saba –, car elles ont le même statut juridique, explique-t-elle. Mais pour Aruba, Curaçao et Saint-Martin, trois pays membres du Royaume des Pays-Bas, « c’est un peu plus complexe que cela », dit-elle. « Le rôle du gouvernement néerlandais n’y est pas aussi clair en matière de protection des droits humains. Mais je pense qu’il existe un argument solide selon lequel le gouvernement néerlandais a également une responsabilité envers les citoyens de ces pays dans le cadre du royaume, et j’espère que cette affaire contribuera à développer davantage cette idée ».

Selon de Kroon, les avocats du monde entier suivent cette affaire. Selon elle, celle-ci propose un « modèle » sur la manière de traiter la « discrimination » dont sont victimes différentes parties de la population au sein d’un pays. « Il y a ici un élément colonial, mais plus largement, il s’agit de discrimination. On constate dans la plupart des pays que certaines personnes sont plus durement touchées que d’autres par la crise climatique. »

Une décision dans l’affaire Bonaire est attendue le 28 janvier 2026.

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