Tunisie : Lorsque les victimes s’expriment

Tunisie : Lorsque les victimes s’expriment©RZOUGA KHLIFI /AFP
Scène de rue à Kasserine, Tunisie
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Les victimes de la dictature tunisienne soutiennent que le processus actuel de justice transitionnelle est à la fois politisé et trop marqué par la bureaucratie. Certaines cherchent à y imprégner leur voix directement, sans passer par la « représentation » du milieu associatif. Ce sont là quelques unes des données de la première recherche du Baromètre de la justice transitionnelle, un projet de recherche, qui a démarré en 2014. Le Baromètre est le fruit d’une étroite collaboration entre le Centre Kawakibi pour les Transitions Démocratiques  (Tunisie), le Centre pour les Droits de l’Homme Appliqués de l’Université de York (Grande-Bretagne) et Impunity Watch (Pays-Bas). Sa démarche participative et sa méthodologie inspirées des sciences humaines, focalisent sur les victimes de la dictature tunisienne, que l’on a trop peu vues et entendues au cours du processus de justice transitionnelle initié dans le premier pays du « Printemps arabe » depuis l’année 2011.

Le Baromètre vient de publier sa première étude qualitative d’une centaine de pages, intitulée : «  La participation des victimes au processus de justice transitionnelle: participer c'est avoir de l'espoir ».

Ce projet est  financé par l’Organisation des Pays-Bas pour la Recherche Scientifique. L’étude qui  a interviewé plus de 100 personnes à Tunis, Nabeul, Bizerte, Kasserine et Sidi Bouzid et où ont pris part d’éminents  experts en JT, tels Kora Andrieu (Impunity Watch), Wahid Ferchichi (Centre Kawakibi) et Simon Robins (University of York) veut comprendre l’impact de la justice réparatrice sur le vécu des victimes. L’objectif étant de formuler des recommandations pour un meilleur engagement des anciennes cibles du régime répressif tunisien à toutes les étapes à venir du processus. 

« Le processus a été politisé et idéologisé»

« La  participation a ici été comprise comme la capacité à influencer et à améliorer les mécanismes de justice transitionnelle, en autonomisant les victimes de manière à pouvoir transformer leur relation à l’Etat. Notre étude a cherché à vérifier, de manière empirique, ces différents présupposés, à un moment où ces éventuels obstacles et difficultés peuvent encore être corrigés. De manière plus générale, cette recherche espère contribuer aux différents débats internationaux sur la participation des victimes à la justice  transitionnelle », citent les auteurs de l’étude.

En Tunisie, la bipolarisation politique et identitaire, qui a régné après les élections du 23 octobre 2011 a affecté la justice transitionnelle. D’où la « fragmentation victimaire » et « la concurrence entre les victimes », selon les formules de K. Andrieu, W. Ferchichi et S. Robins. Ainsi d’anciens prisonniers politiques séculaires s’estiment lésés par rapport aux opposants islamistes à l’ex président Ben Ali, les islamistes ayant dominé de part leur poids le pouvoir politique d’octobre 2011 jusqu'à décembre 2013.  

 Une victime a ainsi affirmé à l’équipe du Baromètre : « Le processus a été politisé et (...) idéologisé ; parfois avec une dimension de revanche et parfois de chantage… ». Cette instrumentalisation politique est l’une des principales causes du refus de certains de déposer par exemple leurs plaintes à l’Instance Vérité et Dignité (IVD) mise en place en juin 2014. Ils estiment que les mécanismes de JT ne pourront pas répondre à leurs besoins. 

« Plus il y a d’institutions, moins on obtient de choses ! »

Désenchantées, désabusées, cyniques, les victimes retiennent la multiplicité des tables rondes, ateliers, formations, rencontres et conférences internationales, qui se sont déroulés à leur sujet depuis cinq ans, sans véritable impact sur leur vie. Elles semblent également critique quant à la diversité des mécanismes créés : « Plus il y a d’institutions, moins on obtient de choses ! » s’est plaint l’une d’entre elles, soulignant que les ressources allouées ne sont pas suffisamment dévolues aux victimes. En effet, pour participer aux mécanismes et faire valoir leur droit, les victimes doivent soumettre leurs dossiers à plusieurs institutions et naviguer au sein d’une bureaucratie complexe », cite l’étude.

Les chercheurs du Baromètre défendent l’idée que la société civile a un  rôle important à jouer pour faire entendre la voix des  victimes, les pousser à participer au processus en particulier en dehors de Tunis et auprès des femmes, qui restent de loin les oubliées de la justice transitionnelle tunisienne.

Mais les associations de victimes qui  incarnent un mode de participation indirecte des cibles de la dictature ne peuvent point représenter l’unicité de chaque cas. De chaque itinéraire de souffrance. De chaque drame.

«  Certaines victimes sont préoccupées du fait que ce sont toujours les voix des élites qui sont entendues, et qui souvent ne leurs ressemblent pas. Plusieurs interrogés ont ainsi exprimé le souhait de « résister à la représentation », pour que les victimes puissent parler directement et en leur propre nom », ajoutent les auteurs de «  La participation des victimes au processus de justice transitionnelle… ».