Tunisie : la répression de l'"apologie du terrorisme" menace les médias

Tunisie : la répression de l'©AFP PHOTO / MOKHTAR KAHOULI
Enterrement de Mabrouk Soltani un berger de 15 ans décapité par des islamistesle
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Le soir du dimanche 15 novembre, Mustapha Ben Letaief le PDG de la chaîne de télévision publique est limogé par Habib Essid le Président du gouvernement. Le chef de l’exécutif reproche au directeur la diffusion la veille, lors du journal de 13H, d’une vidéo montrant la tête décapitée du jeune berger de 16 ans, victime vendredi 13 novembre, d’un acte terroriste. Le jeune garçon, Mabrouk Soltani, vivait dans la région de Jelma, au centre ouest de la République (gouvernorat de Sidi Bouzid). Une zone démunie, enclavée, située à proximité des chaines montagneuses séparant la Tunisie de l’Algérie, où se retranchent les groupes terroristes depuis près de cinq ans.

Les images tournées de loin montrent la tête couverte d’une écharpe confinée à l’intérieur d’un sachet en plastic dans le réfrigérateur familial.

« Cette vidéo ne peut pas être qualifiée de « faute grave » comme l’a avancé très vite le Syndicat national des journalistes tunisiens », estime Rachida Enneifer, juriste et ancien membre de la Haute autorité indépendante de communication audiovisuelle (HAICA).

Le commentaire du reportage dit : « la dépouille du berger reste introuvable par manque de réactivité des forces de sécurité. Résultat : la famille de la victime se mobilise pour aller à la recherche du corps ». Bien que des mesures disciplinaires aient été prises samedi 14 novembre contre le rédacteur en chef du télé journal de la Nationale 1, révoqué par son PDG, Mustapha Beltaief se trouve à son tour démis de ses fonctions. Par un simple coup de téléphone. Comme au temps de la dictature…

 

« Un déni du rôle de la régulation »

Pour Larbi Chouikha, professeur à l’Institut de presse et des sciences de l’information, et auteur d’un ouvrage récent : « La difficile transformation des médias. Des séquelles de l’étatisation aux aléas de la transition » : « le limogeage précipité de Mustapha Ben Letaief incarne un prétexte des autorités pour sanctionner le refus du PDG de la TV publique de relayer le signal de Nessma TV. Télévision privée à qui le palais de Carthage a accordé le droit exclusif de diffuser les images de la totalité de la cérémonie du Prix Nobel (NDLR qui honore cette année le « quartet » du dialogue tunisien) organisée par la Présidence de la République lundi 9 novembre. Le risque consiste aujourd’hui à mettre au pas les médias publics, que l’on affaiblit en refusant d’y injecter les réformes nécessaires tout en renforçant en parallèle les médias privés engagés dans le jeu des allégeances envers le pouvoir ».

La Haute autorité indépendante de communication audiovisuelle (HAICA) n’est pas consultée dans la révocation du PDG. L’« avis conforme » de cette instance de régulation, mise en place en mai 2013, avait été pourtant respecté par l’ancien gouvernement de Mehdi Jomaâ au moment de la nomination de M Ben Letaief en juin 2014.

Nouri Lejmi, président de la HAICA dénonce : « la décision du Gouvernement Essid est un pas en arrière et un déni du rôle de la régulation ».

 Sa déclaration fait écho aux propos du communiqué de Reporters sans frontières (RSF) et d’Article 19 : « le limogeage du PDG de la télévision nationale par le pouvoir exécutif et l’ingérence des pouvoirs publics dans l’appréciation de la responsabilité professionnelle des journalistes ouvrent la voie à l’arbitraire et sont de nature à saper la confiance du public envers ces institutions […] Nier l’existence de la HAICA revient à nier le travail accompli par cette institution, son évolution ainsi que l’évolution de la régulation démocratique du secteur médiatique depuis 2011 ».

Les journalistes risquent cinq ans de prison

L’affaire s’aggrave. Le 17 novembre, le ministre de la Justice demande l’ouverture d’une enquête judiciaire contre X pour déterminer les responsables de cette « bavure ». Une décision qui, aujourd’hui, inquiète beaucoup de professionnels ainsi que différentes ONG de défense de la liberté d’expression. D’autant plus que les autorités se réfèrent dans cette affaire non pas au décret-loi 115 relatif à la liberté de la presse, qui garantit la sécurité juridique des journalistes mais à la nouvelle loi adoptée par le Parlement le 5 aout 2015 relative à la lutte contre le terrorisme et le blanchiment d'argent. Plus précisément à son article 31 évoquant « l’apologie du terrorisme », qui peut entrainer des peines de cinq ans de prison ferme contre les journalistes de la Wataniya 1 et une amende allant de 5 à 10 000 dinars (entre 2 200Euros et 4 400 Euros).

Maitre Mondher Charni est expert auprès du Centre de Tunis pour la liberté de la presse. Il fait partie des rares avocats tunisiens à être spécialisés dans un domaine inexistant au temps de la dictature : les droits et les obligations de journalistes tunisiens. Son expertise est précise : « L’apologie du terrorisme suppose que les images fassent la propagande du jihadisme et que le discours les accompagnant incite à des faits matériels et à adhérer au camp des terroristes. Ce qui n’est pas du tout le cas ici ». Mondher Charni espère toujours que le ministre de la Justice revienne sur sa décision et classe au plus tôt une affaire d’ordre professionnel.

« La sécurité et le terrorisme peuvent devenir une épée de Damoclès perpétuellement suspendue contre les journalistes. Rappelons-nous de ce qui s’est passé en Tunisie en 1990, lorsque la décennie noire en Algérie et la guerre du Golfe ont servi de prétextes à l’ex président Ben Ali pour renouer avec le contrôle systématique de la presse. Ce que je redoute encore plus c’est le retour aux pratiques autoritaires pour organiser l’espace public », avertit Larbi Chouikha.

 

 Une loi à la terminologie vague et ambigüe

 

A deux reprises, des associations de la société civile tunisienne et des organisations internationales ont pourtant interpellé au cours de l’année 2015 les pouvoirs publics à propos des menaces sur la liberté d’expression et d’information que recèlent le projet de loi relatif à « la lutte contre le terrorisme et l’interdiction du blanchiment d’argent ».

« L’utilisation d’une terminologie vague et ambigüe au niveau des infractions terroristes dans ce projet de loi, telle que « l’apologie du terrorisme » autorise des interprétations hautement subjectives. Celles-ci pourraient se traduire en pressions inacceptables sur les médias lors de la couverture de l’actualité en rapport avec des activités terroristes présumées ou avec l’attitude des autorités à l’égard de ces activités, voire lors de diffusion d’opinions critiques à l’égard de la politique gouvernementale », présageaient le 30 avril dernier, dans un communiqué conjoint, un groupe d’organisations, dont RSF, Article 19, l’Association Vigilance, le Centre de Tunis pour la Liberté de la Presse, l’association Bawssala et la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH).

Au moment de l’adoption par le Parlement le 24 juillet dernier de la loi contre le terrorisme, quinze organisations syndicales et de défense des droits de l’homme avaient regretté le refus des autorités de prendre en compte les critiques et recommandations de la société civile quant aux divers articles incarnant des « menaces pour les droits et les libertés en Tunisie ».

Est-ce le retour des anciens démons, peur, censure et autocensure ?

Aujourd’hui, Mahmoud Dhaouadi, le directeur du Centre de Tunis pour la liberté de la presse s’interroge : « Pourquoi cette politique des deux poids, deux mesures visant les professionnels des médias ? D’une part les dizaines d’agressions recensées contre les journalistes alors qu’ils accomplissent leur mission sur le terrain restent impunies et d’autre part dès qu’un journaliste commet une erreur professionnelle, il est assailli par des poursuites pénales quasi immédiates. Le journaliste est-il perçu par le pouvoir comme l’ennemi à faire taire ? ».

La lutte du gouvernement contre le terrorisme, qui suscite, d’après les sondages, le soutien de la majorité des Tunisiens, lui sert-elle à concrétiser ses tentations de brider la liberté d’expression et de bâillonner les journalistes des médias publics « Les premiers sur les quels un pouvoir peut mettre la main », selon le Professeur Chouikha ? La chaine de réactions et de décisions que la vidéo de Mabrouk Soltani a suscitée provoque chez les professionnels une foule de suspicions, d’autant plus que les affaires de terrorisme sont devenues pratiquement le lot quotidien des journalistes. Après les attaques du Bardo le 18 mars dernier (22 victimes), les attentats de Sousse le 26 juin 2015 (38 victimes) et les multiples assauts des groupes jihadistes contre l’armée et les forces de l’ordre (des centaines de morts et de blessés), un autre attentat meurtrier vient de viser un bus de la garde présidentielle le mardi 24 novembre (12 morts).

« La liberté acquise à la faveur des évènements révolutionnaires du 14 janvier serait-elle une simple « éclaircie » ? Evoluerons-nous vers une situation qui se rapproche du modèle turc où sous les dessous d’un Etat laïque et démocratique se cache l’emprise d’un parti sur les médias ? », s’inquiéte de son côté le Professeur Chouikha.

L’article de loi du 5 août relatif à « l’apologie du terrorisme » commence déjà à marquer le retour des anciens démons de la presse tunisienne: peur, censure, autocensure et déficit de régulation.