Transition en Tunisie : Périls sur les médias

Transition en Tunisie : Périls sur les médias©FETHI BELAID / AFP
Le président d'I-Watch Ashraf Aouadi à Tunis
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Un thème à l’allure en apparence peu polémique défraie depuis quelques jours la chronique en Tunisie : la régulation audiovisuelle, instituée à la faveur de la transition. Cet acquis de la démocratie naissante tunisienne est devenu un enjeu à la faveur à la fois de « l’affaire Nessma TV » et des prochaines élections municipales du mois de décembre 2017. Des juristes et des ONG s’inquiètent.

 

Le 20 avril dernier, il y a juste une année, la Tunisie gagnait 30 places et s’affichait au 96ème rang sur 180 pays au Classement de la liberté de la presse publié par Reporters sans frontières (RSF) en 2016.

Pour la première fois, la Tunisie connaissait l'évolution la plus importante des pays du monde arabe au Classement de RSF. L’équipe du bureau de Tunis de Reporters sans frontières, expliquait cette avancée par quatre indicateurs majeurs : « Tout d’abord, le pluralisme, à savoir le degré de représentation des diverses opinions dans l’espace médiatique. Ensuite, l’indépendance des médias et leur capacité à fonctionner en dehors de l’ingérence des pouvoirs politiques. Suit la qualité du cadre légal qui régit ce secteur, à ce propos RSF considère les décrets loi 115 et 116 comme les plus performants de la région MENA. Enfin, la sécurité des journalistes tunisiens ».

Or, ces acquis perceptibles dans le paysage médiatique tunisien en transition, après les bouleversements politiques de janvier 2011 et la fuite de Ben Ali, qui a bâillonné pendant les 23 années de son pouvoir absolu la presse, semblent remis en question par un nouveau projet de loi. Mais également par la main mise de patrons d’entreprises de presse doublés d’hommes politiques sur l’écosystème médiatique.

 

Evacués les pouvoirs de sanction et de réglementation

 

Depuis une semaine, le gouvernement tunisien organise consultation sur consultation autour d’une loi sur la nouvelle instance de régulation des médias audiovisuels, qui va remplacer le décret-loi 116 promulgué en 2011 et relatif à « la liberté de la communication audiovisuelle et à la création de la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (HAICA) ». Parallèlement, plusieurs voix de juristes se sont élevées pour tirer la sonnette d’alarme : le projet vide l’instance de régulation, qui ancre la démocratie tunisienne naissante dans les mœurs, de la plupart de ses prérogatives.

Professeur de droit et ancienne journaliste Rachida Enneifer relève : « Le projet évacue toutes les sanctions énoncées dans le décret loi de 2011, y compris les dépassements commis par les entreprises audiovisuelles pendant les campagnes électorales. On a également restreint le pouvoir réglementaire de la Haica, dans la mesure où le projet parle d’élaboration par la haute autorité de cahiers des charges  et non pas de leur adoption. D’autre part, le choix de désignation des membres de la Haica par le Parlement peut entrainer des risques sérieux d’une main mise de la majorité en place sur l’instance ».

Professeur de droit et ex PDG de la Télévision nationale Mustapha Ben Letaief partage les mêmes inquiétudes : « On a l’impression que ce texte bâclé, et qui confond entre régulation et organisation a été conçu dans l’urgence, en vue d’être présenté au plus tôt au Parlement : les élections municipales sont pour demain. Plus grave encore, il ne garantit pas l’indépendance des médias publics puisque l’avis conforme de la Haica pour la désignation des PDG de la télévision et de la radio nationales est supprimé », se désole le Professeur de droit.

La juriste Rachida Enneifer déduit de toutes ces restrictions des prérogatives de l’instance de régulation : « On veut transformer la Haica en une structure purement consultative. Ce qui représente une condamnation à mort de la régulation ! ».

La régulation irrite les patrons de chaines privées

Le mardi 18 avril, neuf organisations de la société civile, dont Vigilance pour la démocratie et l’Etat civil et le Centre de Tunis pour la liberté de la presse, publiaient un communiqué. Elles signalent leur crainte  que le projet de loi organique relatif à la création de l’instance de la communication audiovisuelle : « soit un exutoire pour se débarrasser rapidement de la HAICA et abandonner ainsi le système de régulation de la communication audiovisuelle avant les prochaines élections municipales. Sachant que les dépassements relevés par la HAICA avant l’annonce des résultats des élections parlementaires et présidentielles de 2014 a beaucoup irrité certains propriétaires des chaines privées de télévision, qui se sont dressés contre la loi ».

Ce projet arrive dans un contexte très particulier. Une guerre ouverte entre la Haute autorité indépendante de régulation de la communication audiovisuelle et la chaîne Nessma, apparentant à Nabil Karoui, un patron de presse impliqué également dans la vie politique tunisienne depuis qu’il a adhéré en 2012 au parti Nida Tounes de Béji Caied Essebsi, le président de la République. Mais voilà que Nessma décide il y a un mois de diffuser une bonne partie de ses programmes, environ six heures par jour, en direct, sur plusieurs radios régionales. Une concentration interdite par la loi, prônant plutôt le pluralisme des lignes éditoriales. Mais Nessma refuse net les décisions de la Haica d'arrêter de transmettre ses programmes sur les bandes FM. Et continue à mobiliser ses journalistes et ses avocats pour diffamer, nuit et jour, les membres de la Haica sur ses plateaux.

 « Ainsi meurent nos libertés ! »

 

Lundi dernier : retournement de situation, à l’allure d’un coup de théâtre. Un enregistrement fuité d'une conférence de rédaction dirigée par Nabil Karoui démontre à quel point ce patron de presse évolue dans une zone de non droit. Il y incite ses journalistes à « salir et à diffamer » le directeur executif d'i-watch, une organisation de lutte contre la corruption, accusant justement, documents à l’appui, les frères Karoui détenteurs de Nessma TV, d’évasion fiscale et de blanchiment d’argent. Depuis sur les réseaux sociaux les Tunisiens expriment leur ahurissement devant autant de dérapages à la déontologie, ils se sont rendus compte qu’il y avait péril dans la demeure. Et aussi de l'importance de la régulation dans un pays sortant d'une dictature, où les interdits sont tombés sans donner lieu à de nouveaux jalons.

Dans un post récent sur son compte Facebook, le Professeur Larbi Chouikha, politologue et enseignant à l’Institut de presse de Tunis lance un autre cri d’alarme : « Quand les pouvoirs de l'argent s'adossent aux pouvoirs politiques pour mettre au pas les médias mainstream, les premiers signes commencent d'abord par la généralisation du buzz, la diversion et le détournement de l'attention des publics des véritables enjeux du moment, l'indigence du débat public, l'abêtissement, pour aboutir ensuite sur la décrédibilisation des institutions publiques, mais aussi le déni des principes professionnels et éthiques... Le but ultime; préparer le terrain à l'élaboration de nouveaux cadres juridiques et l'avènement de nouvelles institutions qui consacrent effectivement cette reprise en main. Ainsi meurent nos libertés! ».