CPI : ce qu’il y a au menu de 2019

L’Assemblée des Etats parties de la Cour pénale internationale ouvre sa réunion annuelle le 5 décembre à La Haye. Voici les principaux sujets qui seront discutés. Ils indiquent les priorités et dilemmes du Bureau du procureur, les débats sensibles qu’ils vont déclencher dans l’année à venir, et les enjeux budgétaires.

CPI : ce qu’il y a au menu de 2019©O. Seveno
Les bureaux de la Cour Pénale Internationale à La Haye.
12 min 26Temps de lecture approximatif

On pourrait presque entendre le soulagement des partisans de la Cour pénale internationale (CPI) qui se rassembleront à La Haye pour la 17e Assemblée des Etats parties (ASP), du 5 au 15 décembre : aucun scandale éclatant, aucune menace de départ de certains Etats membres, pas de critique tenace, à part celle des Etats-Unis, qui ne sont pas membre.

Mais en réalité, le paysage n’est pas aussi rose que veut bien laisser paraître la faible attention portée à une institution régulièrement en ligne de mire.

Le premier problème est que la CPI ne court aucun danger de voir ses salles d’audience débordées. Seuls deux procès sont en cours, un autre a vu sa phase préliminaire au procès être prolongée jusqu’en mai 2019, et il n’y a qu’un seul nouvel accusé derrière les barreaux. La seconde difficulté réside dans les choix controversés que le procureur opère pour l’année qui vient au sujet de ses enquêtes actives. Le troisième obstacle sera probablement le budget lui-même. Les Etats clés ont régulièrement serré le robinet et refusé d’accepter les augmentations sollicitées. Cette année sera-t-elle différente ?

AU MENU DES SALLES D’AUDIENCE

Selon les informations disponibles sur le site de l’ASP de la CPI, la cour est en pleine activité. Mais en réalité, il ne se passe pas énormément de choses dans les salles d’audience. Le procès de Dominic Ongwen, un ancien commandant rebelle en Ouganda, est semble-t-il le plus productif, avec « trois mille sept cent quatre-vingt dix-huit éléments de preuve », ce qui en fait « le plus gros volume de preuves admis à un procès » à ce jour. La phase de défense est désormais en cours et il est prévu quelque 160 jours d’audience supplémentaires au cours de l’année 2019.

L’ancien président ivoirien Laurent Gbagbo et son soutien Charles Blé Goudé seront également dans le box pour environ 124 jours l’année prochaine, mais les juges doivent d’abord décider si l’accusation a suffisamment démontré qu’il y avait matière à poursuivre. Al Hassan Ag Abdoul Aziz, l’ancien chef de facto de la police islamique à Tombouctou, au Mali, aura été en détention plus d’un an avant que la confirmation des charges portées contre lui – une dizaine de journées d’audience – ne démarre en mai 2019. Pour ces trois affaires, la cour indique que 103 témoins sont attendus à la barre.

Les documents publiés donnent le détail de l’ampleur des engagements au cours de l’année écoulée : 21 affaires et 10 situations (République centrafricaine I et II, Ouganda, République démocratique du Congo, Darfour, Kenya, Libye, Côte d’Ivoire, Mali et Géorgie). Si l’on compte l’activité de la chambre préliminaire et les examens préliminaires tenus l’an dernier, il s’y ajoute les Navires sous pavillon comorien, la Grèce et le Cambodge, le Gabon, le Burundi, la Guinée, l’Irak/Royaume uni, le Nigeria, la Palestine, les Philippines, le Venezuela, l’Ukraine, la Colombie, le Myanmar/Bangladesh et, enfin, l’Afghanistan sur lequel la procureure Fatou Bensouda attend depuis plus d’un an d’avoir l’autorisation des juges pour enquêter.

Qu’y a-t-il d’autre sur la table des juges ? « Cinq appels finaux seront traités au cours de 2019, ainsi que des procédures de réparations dans trois affaires. » Mais au-delà de toute cette activité, il n’y a, en fait, qu’une poignée d’individus en prison.

AU MENU DES ENQUETES (QUELQUES VIEUX CRUS ET DE NOUVEAUX PLATS)

« Alors que la Cour opère souvent dans des environnements politiques et sécuritaires hautement volatiles, l’attention et les ressources sont aussi consacrées, en priorité, aux enquêtes actives afin de capitaliser le plus possible sur les opportunités » qui se présenteraient,  explique la Cour. Le Bureau du procureur (OTP) joint son budget (potentiel) à la parole et propose d’accroître le nombre de ses enquêtes actives de six à huit.

« C’est une bonne idée », applaudit Alex Whiting, professeur à Harvard et ancien coordonnateur des poursuites à la CPI. « Je pense que c’est un excellent développement », acquiesce Patryk Labuda, Hauser Global Fellow à l’Université de New York, « car c’était une des critiques majeures portées contre [l’ancien procureur] Moreno Ocampo, qu’il ne menait pas assez d’enquêtes, délivrant toutes sortes de mandats d’arrêts qui faisaient les titres des journaux mais n’étaient pas suffisamment appuyés par des preuves. » Whiting prévient cependant que huit enquêtes, ce sera « difficile », même si une combinaison de moyens accrus au sein de l’OTP et « l’équilibre des différentes enquêtes le rend possible ».

La réaction est plus controversée à propos des priorités fixées dans les documents : « En ligne avec la stratégie de l’OTP, la priorité est toujours donnée aux dossiers qui sont en préparation de procès ou ceux qui sont au stade du procès ». Labuda remarque que « sur le plan des situations ouvertes, on en a onze tandis que quatre (RDC, Kenya, Mali et Ouganda) sont complètement écartées de la liste ».

Cela veut-il dire qu’il est plus urgent d’intervenir en Libye qu’en République démocratique du Congo ? Je suis sûr que les victimes au Congo ne seront pas d’accord.

Le Bureau du procureur dit que la sélection vise à « répondre aux demandes les plus urgentes pour son intervention ». Mais Patryk Labuda demeure sceptique. « L’urgence, d’une certaine façon, est une question de perception ; cela veut-il dire qu’il est plus urgent d’intervenir en Libye qu’en République démocratique du Congo ? Je suis sûr que les victimes au Congo ne seront pas d’accord. »

Alors, quelles sont les priorités retenues par le procureur ? Il y a quelques vieux crus, accompagnés de nouveaux plats.

Dans les premiers, on trouve deux enquêtes en République centrafricaine, connues sous le nom de RCA II pour les distinguer d’une première vague d’enquêtes dans le pays. Elles se concentrent sur « la violence renouvelée dans le pays depuis 2012 par des entités gouvernementales ainsi que par divers groupes, dont des éléments connus ou regroupés sous le nom de Séléka et d’anti-Balaka ». La remise récente à La Haye de l’ancien chef milicien anti-Balaka Alfred Yekatom couvre au moins l’un de ces groupes.

On trouve également la Côte d’Ivoire où, après les forces pro-Gbagbo, se présentent les forces pro-Ouattara (CIV II). La Cour affirme avoir réalisé de « bons progrès » mais, dans la mesure où Ouattara et ses alliés sont au pouvoir, Whiting reconnaît que l’affaire « est très compliquée ». Il estime que « l’OTP mérite d’être salué pour maintenir la pression » et soumet que cette enquête démontre l’engagement du bureau du procureur à être « équilibré » et à ne pas rester piégé dans des enquêtes univoques. « On peut espérer que le gouvernement Ouattara comprenne que la crédibilité des enquêtes contre l’autre camp, la crédibilité de son propre gouvernement, la crédibilité de ses efforts pour que des comptes soient rendus, dépendront de la force de sa coopération », dit Whiting. « Mais tous les gouvernements ne le voient pas ainsi… et ces enquêtes seront donc difficiles. »

Au sujet du Darfour, au Soudan, un engagement quelque peu vague « d’enquêter sur les pistes » liées aux enquêtes précédentes est évoqué. Dans la mesure où la procureure a régulièrement exprimé sa frustration auprès du Conseil de sécurité – qui a donné il y a treize ans à son prédécesseur le mandat d’enquêter – face à l’arrestation constamment avortée du président Omar el-Béchir, cette enquête piétine clairement. « C’est écrit pour s’assurer que l’information demeure valable au cas où se produirait une reddition », explique Whiting.

Le sentiment de la société civile et de l’opinion publique est que la CPI, et plus particulièrement la procureure Bensouda, a oublié qu’elle avait ouvert une enquête sur la Géorgie.

L’enquête sur la Géorgie qui dure depuis trois ans, que ni Tbilissi ni Moscou ne souhaite, et où le bureau du procureur s’intéresse à la courte guerre de 2008 et au déplacement de populations, est manifestement en panne. Si les autorités géorgiennes ont émis quelques déclarations de soutien, la perspective de résultats concrets dans ce dossier est très faible. Ceux qui suivent cette affaire ne sont d’ailleurs clairement pas impressionnés : « D’une manière générale, le sentiment de la société civile et de l’opinion publique est que la CPI, et plus particulièrement la procureure Bensouda, a oublié qu’elle avait ouvert une enquête sur la Géorgie », déclare Nika Jeiranashvili, directeur exécutif de l’ONG Justice International. « Dans le contexte actuel de tension politique, le risque est que la CPI devienne un instrument de déstabilisation », dit-il, et bien que la cour se dise « consciente » de la situation, « ils n’en font rien, ce qui pousse à se demander s’ils se soucient le moins du monde de ce processus et de l’impact qu’il a sur le pays ».

Enfin, il y a la Libye. Plusieurs dossiers nés du référé du Conseil de sécurité de l’Onu se sont concentrés sur la révolution et l’ère Kadhafi. Aucun de ces suspects n’a été amené à la cour. Désormais, Bensouda s’attaque à « des événements plus récents ». Deux lignes d’enquête actives (Libye III et Libye IV), visent d’une part le commandant militaire Mahmoud al-Werfalli pour des crimes de guerre, sur la base de vidéos diffusées sur les réseaux sociaux, et d’autre part « de présumés crimes contre l’humanité, entrant dans la compétence de la cour, contre les migrants ».  « L’objectif, la nature et les méthodes » très différentes de ces deux enquêtes signifient que « deux équipes distinctes sont requises ». Mais pour limiter les coûts et exploiter « les synergies », aucune ne constitue une équipe complète. Selon Whiting, « la combinaison de preuves sortant du pays via les réseaux sociaux et de personnes quittant le pays, y compris de potentielles sources de l’intérieur », rendent ces enquêtes « très réelles ».

Le vrai jeunot – puisqu’il s’agit de la plus récente enquête ouverte dans un nouveau pays – est le Burundi. La cour explique que cette enquête a été relancée cette année en y consacrant des ressources et du personnel déjà existants. Mais il faudra davantage de moyens pour la maintenir à ce niveau. Whiting la décrit comme étant « au stade d’une start-up ». Mais, prévient-il, « on fait face au même défi qu’au Soudan : on ne peut pas opérer à l’intérieur du pays. » Il s’attend à ce que l’équipe extrait de la preuve à partir de ce qui a déjà été recueilli, en vérifiant depuis l’extérieur qui apparaît sur les réseaux sociaux et ce qu’on y trouve, en cherchant à voir s’il existe des moyens de pénétrer à l’intérieur.

Le gouvernement congolais a très clairement indiqué qu’il se retirerait du Statut de Rome si la CPI faisait quelque chose qu’il n’aimait pas.

Et la RDC, donc, n’est plus une priorité pour 2019. Le docteur Denis Mukwege, qui recevra lundi le Prix Nobel de la Paix pour sa lutte contre des viols de masse dans l’Est du Congo, pourra apprécier. Labuda est également déçu. « La violence s’est dramatiquement accrue au cours des trois dernières années. La procureure a régulièrement publié des communiqués de presse avertissant spécifiquement le gouvernement que, si cela continue, la CPI interviendra. On parle donc de deux ans d’avertissements restés lettre morte. » Il reconnaît qu’il existe des affaires en cours sur la RDC, dont le procès de l’ancien chef milicien Bosco Ntaganda, et « qu’on a besoin de l’assistance du gouvernement » pour que les témoins se rendent à La Haye. Avant de pointer les réalités politiques : « Le gouvernement congolais a très clairement indiqué qu’il se retirerait du Statut de Rome si la CPI faisait quelque chose qu’il n’aimait pas. » Il comprend donc le dilemme devant lequel se trouve la procureure. Mais, dit-il, « pour la troisième année consécutive, il y a un décalage entre sa rhétorique et ce qui se passe sur le terrain. Cela résume en quelque sorte sa réticence, dans certains endroits, à affronter les Etats. Certains applaudiront son pragmatisme. D’autres la critiqueront. »

Le Mali n’est plus une enquête active non plus. « Nous sommes heureux que le nombre d’enquêtes actives augmente, mais nous ne savons pas très bien comment [le bureau du procureur] prend ses décisions. Nous n’avons pas de réponses claires à nos questions : au Mali, ils font ces deux procès et c’est tout ? » demande Amal Nassar, représentant permanent de la Fédération internationale des droits de l’homme auprès de la CPI.

Les juges ne se sont pas ménagés pour dire à la procureure : vous devriez d’ores et déjà passer à la phase d’enquête. Alors, « pourquoi ne va-t-elle pas plus vite ? »

Et l’autre grand absent de la liste 2019 sont les Rohingya musulmans expulsés du Myanmar vers le Bangladesh, au sujet desquels les juges ont récemment approuvé la demande de la procureure d’ouvrir un examen préliminaire. Les juges ne se sont pas ménagés, souligne Whiting, pour dire à la procureure : vous devriez d’ores et déjà passer à la phase d’enquête. Alors, « pourquoi ne va-t-elle pas plus vite ? » demande-t-il. « C’est dommage, à mes yeux », dit-il. « Je pense qu’elle devrait se saisir de l’occasion. Je comprends bien qu’il existe de nombreux autres dossiers et qu’elle ne veut pas que celui-ci passe avant les autres. Mais je pense qu’il y a des moments où l’on doit profiter de la dynamique et qu’il s’agit d’un tel moment. »

LES ETATS PAIERONT-ILS L’ADDITION ?

Les Etats regarderont-ils avec bienveillance l’augmentation demandée de 2,6 %, pour un total d’environ 148 millions d’euros, pour soutenir notamment la croissance des enquêtes du procureur et une charge de travail accrue du Fonds pour les victimes, ou essaieront-ils une nouvelle fois de limiter ce qu’il perçoivent comme un excès d’ambition ? L’approche de certains Etats, au cours des dernières années, d’une « croissance nominale zéro » fait débat, selon des sources diplomatiques. Mais les Etats siégeant à la Commission budgétaire et des finances ont recommandé une misérable augmentation de 0,6 %, à environ 145 millions d’euros.

La Cour a bel et bien de coûteuses obligations : « Plus de 90 témoins resteront sous protection en 2019 » et cette protection comprend leurs familles, aboutissant à un total de 450 personnes bénéficiant de mesures de protection. La Cour a également des besoins courants : dix langues seront nécessaires pour les audiences, dix équipes de défense, des procédures d’appel et sur les réparations, ainsi « qu’au moins cinq équipes de conseils pour les victimes ». La Cour entend aussi avoir une présence dans « sept lieux sur le terrain en 2019 » : une en RCA, en Côte d’Ivoire, en Géorgie, au Mali et en Ouganda, et deux en RDC (Kinshasa et Bunia). Au cours de l’ASP, les ONGs souligneront qu’à l’époque des #fakenews, la Cour doit agir davantage contre la désinformation sur son mandat et sur ses objectifs.

La part du lion, dans le budget, revient toujours au bureau du procureur. Il demande 48 millions d’euros, soit une augmentation de 4,6 % par rapport à cette année.

Mais la part du lion, dans le budget, revient toujours au bureau du procureur. Il demande 48 millions d’euros, soit une augmentation de 4,6 % par rapport à cette année. De façon générale, explique la Cour, « il n’y a pratiquement plus de marge de manœuvre en termes de réaffectation du personnel » actuel et, avec « deux nouvelles enquêtes actives » par rapport à ce qui avait été budgété pour 2018, il est nécessaire d’avoir plus d’argent.

Le Fonds indépendant pour les victimes, qui est à la fois financé sur le budget de la CPI et par des contributions volontaires, accroît son travail d’assistance, et passe enfin à la vitesse supérieure l’année prochaine avec la mise en œuvre de réparations à la suite de l’achèvement de quelques procès. Il demande une formidable augmentation de 58,3 % – « surtout des coûts en personnels » – pour accomplir son travail.

Le travail d’assistance n’est pas directement lié à une condamnation. Par exemple, le Fonds agira en RCA malgré l’acquittement de Bemba. Selon Nassar, ce mandat est « super pratique pour maintenir la présence de la Cour » dans les pays où elle agit, surtout au vu de la longueur des procès et de la possibilité d’un acquittement. « Il est essentiel de soulager l’attente des victimes avant qu’elles ne voient la justice être rendue dans un premier temps, et qu’elles ne reçoivent des réparations dans un second temps. »

Les victimes peuvent vraiment soumettre formellement leurs besoins et leurs opinions sur ce qu’ils veulent et sur ce à quoi les réparations devraient ressembler. Cela devrait donc être plus significatif car ils auront le sentiment d’avoir leur mot à dire.

Dans trois affaires – Lubanga et Katanga en RDC, et Al Mahdi au Mali – « le stade de la mise en œuvre des réparations est attendu en 2019 ». De nouveaux personnels sont nécessaires pour identifier « les victimes éligibles » dans les dossiers Lubanga et Al Mahdi, et pour mettre en œuvre les réparations, dont « des dommages et intérêts individuels, de services collectifs et symboliques ». Pour Nassar, ce processus « sera plus individualisé. Les victimes peuvent vraiment suivre la procédure et soumettre formellement leurs besoins et leurs opinions sur ce qu’ils veulent et sur ce à quoi les réparations devraient ressembler. Cela devrait donc être plus significatif car ils auront le sentiment d’avoir leur mot à dire. »

Mais même dans la perspective où le budget serait approuvé, où les affaires avanceraient sans accroc, où les enquêtes seraient menées à marche forcée et où les réparations seraient enfin payées – tirant un trait sous les premiers procès de la Cour – il est peu probable que la CPI aura satisfait à la fin de 2019 ceux qui y sont parties prenantes.