Dossier spécial « L’heure de la vérité en Gambie »

La Gambie déterre son passé

Alors que la Commission vérité, réconciliation et réparation continue d'entendre des témoins de haut rang concernant l'assassinat de soldats en novembre 1994, une équipe de police scientifique a découvert les restes de sept corps. Ce sont probablement ceux de certains des soldats exécutés. Et les recherches se poursuivent.

La Gambie déterre son passé©Mustapha K. Darboe
Les enquêteurs légistes de la Commission vérité ont retrouvé les restes de sept corps dans une fosse commune, à la caserne Yundum.
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Il y a à peine deux semaines, Thomas Gomez, le seul médecin légiste gambien, entamait une tâche incertaine. A la tête d’une équipe d'enquêteurs de la Commission Vérité, réconciliation et réparation (TRRC) et de la police gambienne, il espère exhumer les restes de près de deux douzaines de soldats tués le 11 novembre 1994 pour avoir organisé un contre-coup d’état contre le chef de la junte Yahya Jammeh.

Une superficie de 70 m2 avait d'abord été identifiée par divers témoins comme étant l’emplacement de possibles fosses communes au sein de la caserne de Yundum, le plus grand campement militaire du pays, à plus d'une heure de route de Banjul. Une semaine de fouilles n'avait cependant rien révélé.

L'équipe s'appuie sur les témoignages et les indications de soldats, dont certains n’ont pas été considérés comme très honnêtes par la Commission. Tout le monde commençait donc à désespérer. Mais Gomez avait auparavant déclaré aux journalistes que lui et son équipe étaient prêts à fouiller toute cette zone, s’étalant sur environ 180 m2. Il savait aussi que lorsqu'il s'agit de localiser des fosses communes, les témoignages de témoins oculaires ne sont pas "toujours exacts". 

Et le lundi 15 avril, les enquêteurs ont eu de la chance. Les restes de sept corps ont été retrouvés.

Deuil et soulagement

Le lendemain, les familles des soldats disparus ont accompagné les enquêteurs et les 11 commissaires de la TRRC sur le site du charnier. L'avocat principal de la Commission, Essa Faal, les avait préparés au fait que ce qu'ils verraient ne ressemblerait pas aux parents qu'ils avaient connus. Ce qu’ils devaient découvrir étaient des ossements, dont sept crânes. Pour beaucoup d'épouses, de frères, de parents et de sœurs des victimes, le moment fut trop émouvant pour retenir leurs larmes. 

Mais ce fut aussi un moment de soulagement. "Nous n'avons jamais pensé qu'un jour comme celui-ci arriverait. Nous sommes heureux que justice soit enfin faite", déclare Mamudou Sillah, le frère de l’élève officier Amadou Sillah, une des victimes du 11 novembre. Pendant plus de deux décennies, les familles des victimes n'ont pas seulement dû faire face à la douleur d’avoir perdu des êtres chers, elles n’ont pas pu parler ouvertement de leur peine. Le régime militaire avait dénoncé ces soldats en tant que complices du coup d'État et affirmé qu'ils étaient morts dans une fusillade. Personne ne pouvait contester le récit officiel et les familles n'avaient pas même eu l'occasion d’honorer leurs morts. Les militaires avaient décidé unilatéralement de les enterrer dans une fosse commune anonyme, dans l’enceinte de la caserne.

"Nous avons pleuré pendant plus de 20 ans sans même avoir une tribune où nous exprimer", dit Fatou Sowe, épouse du Sgt Fafa Nyang, un des soldats tués. "Après la mort de Gibril Saye, il m'a fallu neuf ans pour me remarier. Pour moi, c'était comme s'il n'était pas mort, mais aujourd'hui, je peux être en paix en sachant qu'il a été tué," ajoute Mbaya Demba, épouse de feu Ltn Gibril Saye. "C’est un soulagement pour nous, nous sommes reconnaissants pour le travail accompli par la TRRC", ajoute Fatou Manneh, sœur de Bakary Manneh, surnommé Nyancho, qui avait 26 ans quand il a été exécuté.

Dans l’attente de la preuve ADN

Une partie du mandat de la Commission vérité en Gambie est d'enquêter et de faire la lumière sur le sort des disparus. La Commission doit relever le défi de répondre aux attentes des familles tout en travaillant avec des capacités limitées.

Thomas Gomez indique qu'il existe deux autres fosses communes potentielles à creuser au même endroit. Les enquêteurs s'attendent à trouver d'autres corps. Le président de la Commission, Lamin Sise, a assuré les familles qu'ils feront tout pour obtenir plus de résultats. "Si quelqu'un doute que des gens ont été tués ou non, et qu'ils ont été enterrés dans des fosses communes, en voici la preuve", a affirmé Sise, en montrant les squelettes découverts.

À ce jour, les restes n'ont pas encore fait l'objet de tests ADN. Cependant, de premiers éléments semblent indiquer que les restes sont bien ceux des soldats tués. Les éléments de preuve concordent avec les informations communiquées à la Commission. Par exemple, les témoignages alléguaient que les victimes avaient eu les mains liées et qu'elles étaient à moitié nues lorsqu'elles ont été tuées et enterrées. Dans la tombe, les enquêteurs ont trouvé sept fils électriques et sept sous-vêtements usés. "Cela pourrait témoigner du fait qu'ils étaient presque à moitié nus lorsqu'ils ont été enterrés", a déclaré Gomez. Les crânes pointent dans différentes directions, ce qui suggère que les corps ont été jetés dans la fosse. Cela est également conforme aux dépositions devant la Commission. Les enquêteurs ont, par ailleurs, trouvé une bague dans la fosse commune, bien que l'on ne sache pas exactement qui aurait pu la porter. Aucune balle n'a été trouvée jusqu'à présent.

Ce sont les tests ADN qui vont maintenant aider à confirmer l'identité des corps découverts.

SE SOUVENIR DE SOLO SANDENG

Le 14 avril, les Gambiens ont commémoré le militant de l'opposition Ebrima Solo Sandeng, décédé en garde à vue après son arrestation par des agents de l'État lors d'une manifestation, en 2016. La mort de Sandeng est généralement considérée en Gambie comme le déclencheur de la révolution qui a finalement renversé l'ancien président Yahya Jammeh.

Reportage lors des commémorations du 14 avril
Cette vidéo (en anglais non sous-titré) propose, entre autres, un entretien avec le célèbre avocat spécialiste des droits humains Reed Brody.

Le 14 avril 2016, Sandeng mène dans la rue un petit groupe de militants de l'opposition, principalement des membres du Parti démocratique uni (UDP), pour exiger une "réforme électorale réelle". Des paramilitaires l'arrêtent avec une douzaine d'autres. Ils sont ensuite emmenés à l’Agence nationale de renseignements (NIA), où Sandeng meurt.

Deux jours plus tard, Ousainou Darboe, chef de l'UDP, descend dans la rue pour exiger le corps de Solo Sandeng, mort ou vif. Il est à son tour arrêté, jugé et condamné à trois ans de prison. Depuis lors, son parti soutient que Sandeng et ses collègues ont été impitoyablement torturés par des agents de l'État, entraînant la mort de Sandeng. Selon les autorités de l'époque, le militant de l'opposition est mort d'un choc respiratoire en prison.

Suite à la défaite électorale de Jammeh, le 1er décembre 2016, et à sa fuite en exil un mois plus tard, huit hauts responsables de la NIA ont été accusés du meurtre présumé de Sandeng. A ce jour, plus d'une trentaine de témoins ont déposé, la preuve à charge touche à sa fin et la défense se prépare à présenter la sienne.

Cette année, la commémoration a été menée par l'UDP sous la forme d'une procession et d'une "conférence commémorative" sur la façon dont la Gambie pourrait renforcer sa jeune démocratie, pour laquelle Sandeng et d'autres sont morts.