Dossier spécial « L’heure de la vérité en Gambie »

Gambie : quand des imams s’opposaient au « chef des croyants »

La Commission vérité, réconciliation et réparations a repris ses audiences publiques en Gambie. Elle a entendu les témoignages de responsables religieux qui ont osé défier l'ancien président Yahya Jammeh, après que celui-ci eut été déclaré « chef des croyants » par un Conseil islamique suprême aux ordres.

Gambie : quand des imams s’opposaient au « chef des croyants »©Mustapha K. Darboe
L'imam Baba Leigh témoigne devant la Commission vérité de Gambie.
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En 2014, Yahya Jammeh choquait même ses critiques les plus virulents en déclarant, en wolof, "dekabi mako mum" – ce pays m’appartient. L'ancien président gambien faisait également des déclarations à caractère religieux. Il disait aux chrétiens que la Bible interdisait de manger du porc. Il indiquait aux musulmans le jour auquel ils devaient observer leurs fêtes religieuses.

Une personne a payé cher son opposition à ce qui constituait, à ses yeux, de "mauvais enseignements" religieux de la part de Jammeh. Il s’agit de l'imam Baba Leigh. Cet imam gambien est controversé. Il est considéré comme un allié du camp des « progressistes ». Il critique ouvertement la pratique de la mutilation génitale féminine. Sa vision du monde et de la religion le placent souvent en opposition aux dirigeants nationaux du Conseil suprême islamique, créé en 1992 et composé de religieux formés en Arabie Saoudite et alliés de l'ancien président.

Leigh et Jammeh étaient en désaccord sur de nombreux points, mais le conflit entre les deux hommes devait atteindre son apogée en décembre 2012, lorsque Jammeh fit exécuter des condamnés à mort et justifia son ordre par des motifs religieux. Jammeh annonça les exécutions lors d'une réunion avec le Conseil suprême islamique, à l'occasion de l'Aïd-al-Fitr, jour marquant la fin du Ramadan, le mois de jeûne musulman. "Tous ceux qui se sont rendus coupables de crimes graves et qui ont été condamnés subiront la pleine force de la loi", déclare alors Jammeh. "Au milieu du mois prochain, toutes les condamnations à mort auront été exécutées à la lettre." Quelques jours plus tard, Jammeh ordonnait l'exécution de neuf condamnés à mort.

S'opposer au vernis religieux donné aux exécutions

Depuis le règne colonial des Britanniques en Gambie, c'est une tradition pour les chefs musulmans, principalement ceux de la capitale Banjul, de se rendre à la Présidence à l'occasion de l'Aïd-al-Fitr. Cela leur permet de rencontrer les ministres et le Président pour discuter de questions d'intérêt commun. Jammeh avait l’habitude de faire de ce rendez-vous une tribune pour des attaques au vitriol contre ses opposants ou pour des déclarations à caractère religieux. 

 L'année dernière, certains Junglers – d’anciens hommes de main aux ordres de Jammeh – ont témoigné devant la Commission vérité, réconciliation et réparations (TRRC) qu'après l'exécution des condamnés à mort, leurs corps avaient été jetés dans un puits. Certains étaient morts par asphyxie dans des véhicules de transport qui les emmenait vers le peloton d’exécution. Les personnes tuées ce jour-là n'avaient même pas été rendues à leurs proches.

 "C'était une erreur", explique, le 22 janvier devant la TRRC, l'imam Baba Leigh (aujourd'hui membre de la Commission nationale des droits de l'homme). "Vous ne pouvez pas tuer des gens au nom de la Charia [loi islamique] s'ils n'ont pas été poursuivis en vertu de la jurisprudence islamique".

En 2012, Leigh avait donc fait part de son désaccord avec Jammeh et le Conseil suprême islamique, depuis sa chaire comme dans la presse locale. Il avait abordé la question lors de ses sermons du vendredi. Il avait également accordé des entretiens au Standard et au Daily News. Jammeh s’était senti défié. Des amis de Leigh l’avait enjoint de faire profil bas ou de quitter le pays. Il n'avait pas fallu longtemps avant qu'il ne soit arrêté et que les deux journaux soient fermés. "Pendant ma détention, les agents de l'Etat m'ont dit que si je voulais obtenir ma liberté, je devrais dire que j'avais été mal cité par le Standard, mais j'ai refusé", raconte Leigh.

Détention secrète et torture, au nom d'Allah

À l'époque, le gouvernement avait refusé de reconnaître l'arrestation de l’imam. Leigh avait été conduit à l'Agence nationale de renseignement où il avait été sévèrement battu. Omar Jallow, un Jungler qui a avoué avoir participé au meurtre de 48 personnes, a admis l'année dernière devant la TRRC qu'il avait torturé Leigh. "Ils m'ont battu, m'ont donné des coups de pied et éteint des cigarettes sur le corps. Ils m'ont battu jusqu'à ce que je m'évanouisse", confirme l'imam. "On m'a déshabillé. J'ai été blessé au dos et il n'y avait pas de clinique pour me soigner."

En plus des neuf jours de torture continue en détention, Leigh a été détenu au secret à la prison Mile 2 pendant plus de cinq mois avant d'être présenté sur la chaîne publique pour s'accuser publiquement de sa détention. Dans ce plaidoyer télévisé, le secrétaire général du gouvernement et les chefs religieux ont dit à Leigh que ce n'était pas Jammeh qui l'avait arrêté et que son calvaire avait été ordonné par Allah.

Humiliations pour un clair de lune

L'imam Baba Leigh n'est pas le seul chef religieux à avoir payé un lourd tribut pour son désaccord avec Jammeh. Le 27 juillet 2014, le Conseil suprême islamique, choyé par le président, déclare que l’Aïd-el-Fitr est pour le lendemain. Le lendemain, Jammeh et son Conseil prient. Mais une grande partie de la population et ses imams refusent de prier. Ils considèrent qu'ils doivent voir la lune avant de mettre fin à leur jeûne, alors que le Conseil comptait sur l'observation de la lune par l'Arabie Saoudite. Les universitaires gambiens sont très divisés sur la question de savoir si le pays peut jeûner sur la base de l’observation de la lune d'Arabie. Mais pour Jammeh, ce débat est tranché. "Tous ceux qui n'ont pas prié aujourd'hui ne prieront pas demain. Ce pays m'appartient", déclare-t-il, le 28 juillet 2014, lors d'une rencontre avec les chefs religieux qui lui ont conféré le titre de "chef des croyants". Le lendemain, des agents de renseignement sont envoyés dans divers lieux et mosquées.

Le cheikh Muhideen Hydara, un vénérable chef musulman alors âgé de plus de 80 ans, est alors une voix importante parmi ceux qui s'opposent à la prière le jour imposé par Jammeh. Les Hydara sont un clan de musulmans très respectés en Afrique de l'Ouest. On pense qu'ils sont les descendants directs du prophète Mahomet. Mais cela ne suffit pas à le protéger. Le cheikh Muhideen Hydara est arrêté et humilié pour ne pas avoir observé la fin du Ramadan le jour proclamé par Jammeh et son Conseil islamique. Il est finalement libéré par un tribunal, en mai 2015. Les accusations portées contre lui – désobéissance aux ordres légaux donnés par Yahya Jammeh sur l’observation de la prière de l'Aïd – ne peuvent pas être retenues. Le tribunal déclare qu'Hydara n'a enfreint aucune loi en Gambie. Il est acquitté et libéré.

Bataille autour du Conseil suprême islamique

Le cheikh Muhideen Hydara est mort début 2019. Devant la TRRC, son fils aîné Abass Muhideen Hydara déclare que l'humiliation et "l'arrestation illégale" de son père ont contribué à sa mort.

Un autre religieux victime de la collusion entre le Conseil et Jammeh fut l'imam Ba Kawsu, un critique intrépide de Jammeh et du Conseil, et un traditionaliste. Kawsu, qui possédait une école de mémorisation du Coran, a été arrêté à plusieurs reprises par des agents de l'État, ce qui a entraîné la fermeture de son école. En 2012, il a été arrêté et détenu au secret pendant neuf jours, au cours desquels il aurait été torturé. Il avait fui ensuite le pays pour la Casamance, dans le sud du Sénégal, où il allait vivre jusqu'en 2015, date à laquelle il avait été autorisé à revenir dans son pays.

Tout comme Kawsu a reproché au Conseil suprême islamique son arrestation, Abass Hydara accuse également le Conseil de l'arrestation et de l'humiliation de son père. "L'imam Abdoulie Fatty [secrétaire général du Conseil] a dit à mon père que c'était lui qui avait ordonné son arrestation", témoigne Abass. Le fils de feu Sheikh Muhideen Hydara pense que le Conseil devrait être renommé, comme la tristement célèbre Agence nationale de renseignement du pays a été rebaptisée Services de renseignement de l'État après la fin de la dictature.

La lutte pour le contrôle du Conseil suprême islamique entre les modérés, les traditionalistes et les religieux formés en Arabie Saoudite n'est pas terminée.

TAMBADOU : « JAMMEH SERA IMMÉDIATEMENT ARRÊTÉ »

L'ancien dictateur gambien Yahya Jammeh, qui vit actuellement en exil en Guinée équatoriale, est revenu à la une de l'actualité nationale. Lors d’une conversation entre lui et le chef adjoint de son parti, Ousman Jatta – conversation qui a fait l’objet d’une fuite – Jammeh déclare se trouver en vacances et qu'il reviendra en Gambie à sa guise. Lui qui n'a jamais autorisé de manifestation pendant ses 22 ans de règne, exhorte son parti à descendre dans la rue et à exiger la mise en œuvre d'un accord qu'il aurait signé avec les Nations unies et la Cedeao pour son retour au pays en toute sécurité. Cet accord, affirme-t-il, protège également ses biens.

Le 16 janvier, les partisans de Jammeh sont descendus dans les rues de Banjul pour exiger, comme il le leur avait ordonné, que "l'accord soit mis en œuvre". Cela a provoqué une réaction en chaîne de la part des victimes de l’ancien régime. Lors d'une conférence de presse le 21 janvier, le Centre pour les victimes de violations des droits de l'homme a demandé l'interdiction du parti de Jammeh, "jusqu'à ce que la TRRC ait conclu son travail et ses recommandations mises en œuvre pour un processus de justice transitionnelle harmonieux afin que nous puissions nous réconcilier et être unis en tant que peuple et nation".

Mais Jammeh a également reçu une réponse expéditive du ministre gambien de la Justice, Abubacarr Tambadou. "Si l'ancien président Yahya Jammeh revient un jour dans ce pays, il sera immédiatement arrêté et inculpé des plus graves chefs d’accusation, et aucun discours irresponsable ni aucune manœuvre politique ne pourra l'empêcher. Il aura à rendre des comptes comme tout autre accusé ordinaire dans ce pays", a déclaré Tambadou, le 19 janvier, lors d'un rassemblement à Banjul.

Le 25 janvier, des victimes de Jammeh et des militants sont descendus dans la rue pour demander son arrestation. L'ancien vice-président du pays, Ousainou Darboe, et l'ancien ministre de l'Agriculture, Omar Amadou Jallow, étaient présents. Darboe, chef du Parti démocratique uni, avait été envoyé par Jammeh en prison pour trois ans, en 2016. "Je suis ici pour me joindre à l'appel pour que [Jammeh] soit poursuivi pour les atrocités commises contre le peuple", a-t-il déclaré.