Tunisie : une « esclave » des Trabelsi face à ses anciens maîtres

La chambre spécialisée de Tunis a écouté, le 2 juillet, les accusés dans l’affaire Rachida Kouki, femme de ménage au service de la famille du neveu de Leila Trabelsi-Ben Ali, l’ancienne première dame du pays. Ses anciens patrons sont accusés de l’avoir séquestrée et agressée… avant de la faire condamner à vie.

Tunisie : une « esclave » des Trabelsi face à ses anciens maîtres
L'une des trois maisons de Mohamed Ben Moncef Trabelsi (portrait en surimpression), où a travaillé Rachida Kouki, située sur les hauteurs de Gammarth, banlieue chic de Tunis. Dès les premiers jours de la révolution, elle a été comme toutes les maisons des Trabelsi investie par une foule en colère et par la suite livrée aux tagueurs et dessinateurs. © Zeineb Bouzid
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Rachida Kouki doit tout à sa mère. Si la jeune femme, âgée de 36 ans, jouit aujourd’hui de toute sa liberté, est mariée et mère d’un bébé de huit mois, c’est parce que pendant les jours de la révolution de 2011, lorsque la Tunisie manifestait sa colère dans la rue, Saida Kouki écumait les sit-in et autres mouvements de protestation pour évoquer l’injustice subie par sa fille.

En janvier 2011, lorsque l’ancien président Ben Ali fuit en catastrophe le pays avec femme et enfants, Rachida croupit depuis un an et demi en prison, condamnée à la prison à perpétuité. Sa mère est effrayée à l’idée que l’on oublie Rachida, en ces moments de liesse et de bouleversements politiques. Dans les manifestations, elle ne cesse d’interpeller les gens pour leur raconter le drame de sa fille, jusqu’à ce qu’elle tombe un jour, par hasard, sur un journaliste qui la dirige vers l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD), une ONG féministe, connue pour son centre d’écoute des violences à l’égard des femmes et pour son énergique équipe d’avocates.  

Me Hayet Jazzar, membre active de l’ATFD, se saisit de l’affaire, visite Rachida en prison et enregistre en catimini ses propos avant de décider de rendre l’affaire publique. « Je n’aurais jamais pu penser que la tyrannie des Trabelsi puisse atteindre jusqu’aux petites femmes de ménage », raconte l’avocate.

« Obéis ! Nous sommes la famille régnante ! »

Ce 2 juillet, devant la chambre judiciaire spécialisée en justice transitionnelle du Tribunal de première instance de Tunis, ce sont les anciens patrons de Rachida Kouki qui sont à la barre : Ines Lajri, sa sœur, son frère et sa mère. L’époux d’Ines Lajri n’est autre que Mohamed Ben Moncef Trabelsi, en fuite depuis 2011, neveu de Leila Trabelsi-Ben Ali, l’ex-première dame du pays, connue pour sa nombreuse fratrie et sa mainmise sur les richesses nationales. Hormis Ali Seriati, directeur de la Sûreté nationale pendant la moitié des années 2000, tous les agents de police ayant participé aux exactions alléguées à l’encontre de l’ancienne domestique étaient absents de l’audience.

Le 23 janvier dernier, Rachida Kouki a raconté au tribunal comment elle a été séquestrée, violentée et torturée par ses employeurs, avant d’être injustement condamnée par la justice de l’époque et incarcérée. Dans un entretien à Justice Info, elle reprend son histoire.

En 2004, Rachida Kouki, 20 ans, bonne à tout faire depuis l’âge de 14 ans, travaille chez une députée de Teboursouk, sa région natale, à environ 100 kilomètres de la capitale tunisienne. Rachida tombe alors sur une offre d’emploi, publiée par une agence de prestation de services, recherchant une femme de ménage couchante – c’est-à-dire demeurant à domicile jour et nuit – pour travailler chez une famille étrangère. Le salaire proposé est alléchant. Elle se porte candidate. Mais à sa grande surprise, aucun étranger ne vient l’accueillir. Elle est en fait recrutée par Latifa Khlass, la mère d’Ines Lajri Trabelsi, sa future patronne. Après quelques temps, cette dame « l’offre » à sa fille, Ines Lajri Trabelsi, qui connaît une grossesse difficile.

« Dans mon village éloigné du nord-ouest du pays, on n’avait pas idée ni des Trabelsi, ni de leurs abus. Alors, les premiers temps, quand ma patronne me criait au visage : ‘Obéis ! Nous sommes la famille régnante !’, je n’y comprenais rien », se rappelle Rachida Kouki.

Rachida Kouki
Rachida Kouki © Olfa Belhassine

Séquestration et secrets de famille

La descente aux enfers commence quand le neveu de Leila Trabelsi-Ben Ali et sa femme découvrent que leur premier né, Moncef, est autiste. « La mère n’avait pas le temps de se consacrer au petit, occupée qu’elle était à diriger le chantier de sa nouvelle villa de maître, à la Cité les Pins, à la Marsa. Je m’en chargeais totalement avec sa grand-mère. Il s’est attaché à moi comme si je l’avais enfanté. Un médecin spécialiste à Paris, que la famille [Trabelsi] a consulté, a bien diagnostiqué la teneur du lien affectif qui nous liait, Moncef et moi », témoigne Rachida Kouki.

C’est à partir de ce moment-là, selon Me Hayet Jazzar, que la victime s’est retrouvée séquestrée, interdite de sortir et de rendre visite à sa famille. La famille la veut nuit et jour au service du petit garçon. La surveillance et le contrôle se durcissent : on lui confisque son téléphone portable et les communications autorisées sont supervisées par la maîtresse de maison.

« Je ne disposais d’aucune intimité. Les fouilles corporelles étaient quotidiennes et je prenais ma douche la porte entrebâillée. Tels étaient les ordres », affirme Rachida Kouki. Son avocate ajoute : « Les Trabelsi étaient obnubilés par l’idée que le personnel à leur service divulgue leurs secrets de famille et leurs ténébreuses magouilles. »

« La prison pour femmes est meilleure que la prison des Trabelsi »

Rachida raconte subir également des humiliations et agressions physiques et verbales chaque fois qu’elle se plaint des maltraitances et du trop plein de tâches qui lui incombent. Ne dormant plus que quatre à cinq heures par nuit, épuisée par le ménage et les soins prodigués au petit handicapé de 3 ans, Rachida tente de fuir au cours de l’année 2008. Mais deux policiers, envoyés par les Trabelsi, l’interceptent à la station de bus en direction de son village. Sur ordre des Trabelsi, la victime est punie par les agents : elle est tabassée, insultée et menacée d’être dévêtue. Reconduite à la maison de ses employeurs, elle est giflée violemment devant eux par les policiers qui la forcent à baiser la main de sa maîtresse.

Rachida Kouki se dresse avec encore plus de vigueur contre ses oppresseurs. Elle est déterminée à mettre un terme à son « esclavage ». L’idée de son salut lui vient à la suite d’un incident, un court-circuit dans l’une des pièces de la maison, rapidement maîtrisé par les serviteurs. Elle cherche à provoquer un autre accident afin d’être libérée de ses geôliers car, dit-elle, « la prison pour femmes est meilleure que la prison des Trabelsi ».

Elle brûle un tapis. Le feu est vite éteint mais elle va payer cher son geste désespéré. Le 30 avril 2009, des policiers emmènent Rachida au poste de police de la Marsa, à la suite d’une plainte d’Ines Ajri, qui l’accuse d’avoir voulu incendier sa villa. Ces deux policiers, Nabil Abid et Bilel Beji, la torturent durant des heures, selon Rachida, en la mettant dans la position du poulet rôti et en la frappant avec un bâton sur les pieds. Elle est ensuite contrainte de signer un procès-verbal, sans même en lire le contenu.

Prison à perpétuité pour un feu de tapis

« J’aurais souhaité que les juges de l’époque se présentent aussi à la barre pour rendre compte de leurs jugements iniques et partiaux prononcés sous la pression du pouvoir. Qu’ils s’excusent au moins ! », proteste l’avocate.

Non seulement le procès est expédié mais la jeune femme est aussi reconnue coupable du premier court-circuit. Elle est condamnée pour « mise à feu volontaire dans un lieu d’habitation ». Le verdict tombe, lu dans un arabe classique et sibyllin que la victime ne saisit pas sur le coup : prison à perpétuité. Interdite de correspondre avec sa famille, il faudra plus d’une année pour que ses parents sachent où elle se trouve.

Lorsque Me Jazzar prend contact avec la victime, début 2012, elle est touchée par son histoire. Mais son pourvoi est rejeté et tous les recours légaux ont été épuisés. L’ATFD sollicite l’amnistie présidentielle. Celle-ci est accordée à la jeune femme, le 24 juillet 2012, par le nouveau chef de l’Etat, Moncef Marzouki. Mais l’association ne s’en tient pas là. Elle soumet le dossier à l’Instance vérité et dignité (IVD), la commission vérité créée au lendemain de la révolution tunisienne. Et c’est cette commission qui, le 14 mai 2018, transmet l’affaire à la chambre spécialisée en justice transitionnelle de Tunis.

Inès Lajri Trabelsi nie tout

Ce 2 juillet, devant les juges, Ines Lajri nie tous les faits décrits par Rachida Kouki. « Ce sont des représailles contre les Trabelsi que nous subissons aujourd’hui, depuis la chute de l’ancien régime », clame-t-elle tout au long de son interrogatoire. « Mes grossesses précieuses successives m’empêchaient de frapper ma bonne. Je me déplaçais difficilement et je n’avais pas le temps de m’occuper de filles de son espèce. Rachida est une grande menteuse et une scénariste de talent. Elle a dû se perfectionner dans l’art de l’affabulation en prison. »

Rachida Kouki a été reconnue comme victime par l’IVD qui lui a octroyé, fin mai 2019, une réparation à hauteur de 70 % pour violations de son intégrité physique. Même si elle est dans le besoin aujourd’hui et que son bébé, souffrant de déficience immunitaire, demande des soins continus, elle ne veut surtout plus faire de ménages. « Vivre de petite agriculture et du salaire minimal de mon mari plutôt que de connaître à nouveau un traumatisme qui me marque encore ! », s’exclame-t-elle.