Tunisie: prisonnier à 17 ans

Tunisie: prisonnier à 17 ans©Olivier Cabaret
Véhicules de police
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Pour avoir participé à une manifestation dans les rues de Tunis pendant la guerre du Golf, Kérim Abdessalam est arrêté en février 1991. Il a tout juste 17 ans. L’adolescent est condamné à douze ans et huit mois de prison ferme et expérimente tout le dispositif répressif de l’ex président Ben Ali : torture, harcèlement et pression psychologique.

Il a dû faire l’école buissonnière pour s’avancer parmi les premières lignes des protestataires de cette journée pluvieuse du mois de février. Dans la rue, beaucoup d’étudiants nationalistes arabes criaient des slogans de soutien à l’Iraq, les étudiants de gauche répondaient par des mots d’ordre contre « l’impérialisme américain » allié du « sionisme international ». Accompagné de deux amis, lycéens comme lui, Kérim Abdessalam n’était pas politisé. Mais dans la fougue de sa première jeunesse il croyait dur comme fer dans les valeurs de l’égalité des peuples et surtout de leur liberté à s’exprimer et à manifester. Y compris dans le bunker de la dictature tunisienne…

Ce jour-là, armés de bombes lacrymogènes et de matraques les unités de la sinistre Brigade de l’ordre public (BOP) affrontent férocement ces jeunes, qui osaient défier le système policier de Ben Ali. Après une longue chasse à l’homme, Kérim Abdessalam et ses deux amis sont pris dans les filets des forces de sécurité. C’est dans le poste de police qu’humiliation, passage à tabac et torture inaugurent un cycle de la violence qui va se prolonger pour le jeune homme jusqu’au…14 janvier 2011.

Les charges qui pèseront contre lui sont nombreuses et lourdes : « appartenance à une bande de malfaiteurs », « atteinte à la sécurité de l’Etat », « attaque contre des lieux du pouvoir », « saccage des voitures de l’Etat », « diffusion de fausses nouvelles de nature à troubler l’ordre public »…

« J’ai été jugé par un juge pour mineurs. Malgré les plaidoyers de mes avocats le magistrat a tenu à m’incarcérer dans une prison d’adultes arguant que j’étais un « dangereux criminel », se rappelle l’ancien prisonnier d’opinion.

Une rage de vivre, d’apprendre, de se construire

Par pudeur, l’homme aux airs débonnaires, au sourire vissé aux lèvres et à la silhouette rondelette âgé aujourd’hui de 45 ans, marié et père d’un petit garçon, évite de décrire le dispositif de la torture qu’il a subi, mais fait remarquer très bas : « J’ai été soumis à toutes les techniques que les tortionnaires de l’ancien régime ont inventé pour casser toute voix discordante et pendant les diverses phases de mon arrestation, de la garde à vue au centre de détention et même après».

Dans une attitude spontanée de résilience, Kérim Abdessalam transforme son épreuve, son « merveilleux malheur », en rage de vivre et surtout d’apprendre, de connaitre, de se construire et d’évoluer intellectuellement. Frustré d’avoir été privé de son bac, affamé de savoir à un âge où toutes les sciences le tentaient, il se fabrique une université à l’intérieur des diverses prisons de la République dans lesquelles il séjourne pendant les douze ans et huit mois de sa réclusion. Pourtant les livres y étaient interdits, la feuille et le stylo qu’on lui confiait pour écrire son courrier lui étaient retirés tout de suite après. Il trouve une autre stratégie inspirée de la culture orale traditionnelle et des cercles d’apprentissage dans les médersas des dix septième et dix huitième siècles, où les étudiants écoutaient, mémorisaient et discutaient les propos de leurs maitres.

« L’espace carcéral foisonnait de sociologues, de philosophes, de mathématiciens, de juristes, de médecins… Des nationalistes arabes, des islamistes, des syndicalistes mais aussi des étudiants de diverses tendances politiques. Je passais avec chaque spécialiste d’une discipline trois à quatre moi, il m’inculquait l’essence de ses connaissances que j’essayais de lui restituer dans mes comptes rendus oraux. C’est ainsi que j’ai passé un été entier avec un économiste, après avoir étudié avec lui les courants de pensée économique, de Malthus, à Marx, à Keyns et à Adam Smith, nous sommes passés aux indices macro-économiques. A la fin de l’été je maitrisais également l’écriture comptable et l’établissement d’un budget d’exercice », confie rêveur Kérim Abdessalam.

La tête pleine de tout ce qu’il a appris, une quasi encyclopédie ambulante, il sort de prison à l’âge de 32 ans.

« J’étais perpétuellement présumé coupable »

Toutefois le supplice du jeune homme ne s’arrête pas une fois entamé son retour dans le monde libre : sous le régime de Ben Ali, un prisonnier politique le demeure toute sa vie à moins qu’il ne retourne sa veste. Ce n’est pas le cas de K. Abdessalam, qui très vite s’engage dans les rangs d’Amnesty International et d’une formation politique de centre gauche. Mais les hommes politiques tunisiens « suspendus à leurs égos », souligne-t-il le déçoivent. Il devient inclassable et donc doublement suspect pour le pouvoir, mais aussi pour les autres partis. L’ex prisonnier est empêché par les autorités de poursuivre ses études. Lui, qui habite la médina de Tunis, à proximité de ses souks, essaye tant bien que mal de survivre en se lançant dans des expériences de petit commerce. Mais difficile de renouer avec la vie civile lorsqu’on est à tout moment interpellé par la police. Forcé à se présenter quotidiennement, dans le cadre du « contrôle administratif » à un bureau de police pour déposer sa signature. Lorsqu’on est agressé par surprise dans la rue par les divers corps de la police politique, soumis à des atteintes à sa vie privée au moment des fouilles du domicile à n’importe quelle heure du jour et de la nuit.

Il se souvient : « J’ai vécu avec la terreur des années durant. A chaque fois qu’une crise politique éclatait dans le pays, qu’elle vienne des salafistes pendant les évènements de Soliman en 2006 ou des syndicalistes au moment du soulèvement du bassin minier de 2008 ou encore lors de l’affaire de séquestration du jeune garçon en 2010, neveu d’un ministre de l’époque, la police politique venait me chercher à la maison. J’étais l’éternel suspect, considéré perpétuellement comme présumé coupable », se souvient Kérim Abdessalam.

Après le départ de Ben Ali le 14 janvier 2011 et la mise en place d’un gouvernement de transition, Kérim Abdessalam fonde dès la parution de la nouvelle loi sur les organisations de la société civile en septembre 2011, la première association de protection des droits des victimes de la dictature qu’il baptise : « Justice et rétablissement de la dignité ». Il a également pris part activement en 2012 au dialogue national de la société civile, qui a donné lieu à la loi organique sur la justice transitionnelle de décembre 2013. K. Abdessalam fait actuellement partie du Comité directeur de l’équipe chargée des visites aux lieux de détention et du Mécanisme national de prévention contre la torture. Lui, le non diplômé, est souvent sollicité par des organismes internationaux pour mener des enquêtes de terrain sur la justice sociale en Tunisie.

Aujourd’hui, il revient sur les motivations qui l’ont aidé à résister dans les geôles de l’ancien régime et dans la prison à ciel ouvert qu’est devenue la Tunisie de Ben Ali : « Le rêve ! », dit-il. « Et aussi mon refus de subir ce statut de victime passive de la répression…», ajoute-t-il à mi-voix.