Géorgie : cinq ans après, focus sur l’enquête-symbole de Bensouda (1/2)

Il y a cinq ans, la Cour pénale internationale (CPI) ouvrait sa première enquête hors du continent africain, en Géorgie. Cette enquête est éminemment symbolique pour la procureure Fatou Bensouda, qui l’a pleinement initiée et menée. Elle pourrait en annoncer les conclusions avant son départ en juin. Un dossier de tous les dangers pour la CPI, confrontée à une grande puissance mondiale, la Russie. Dans ce premier volet, Justice Info rappelle le contexte politique de l’examen préliminaire (2008-2015).

Guerre en Ossétie du Sud (Géorgie)
Un homme passe en courant devant un char géorgien détruit à Tskhinvali, capitale de l'Ossétie du Sud, au troisième jour de la guerre de 2008. © Dmitry Kostyukov / AFP
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Un crime parfait ne peut se terminer en procès. Dans celui-ci, les principaux suspects ont présenté des alibis, que l’histoire appréciera. Vladimir Poutine, alors premier ministre de la Russie, assistait à la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Beijing, le 8 août 2008, lorsque les bombes et les tirs d’artillerie embrasent le ciel d’Ossétie du Sud. Quelques jours avant d’entrer en guerre, Mikhael Saakachvili, alors président de la Géorgie, était en cure d’amaigrissement en Italie. Prépare-t-on une guerre en rédigeant un discours appelant sportivement à « un arbitrage impartial » des J.O., ou en exsudant son surpoids dans une discrète clinique ? Et que peut-on attendre de l’arbitrage de la Cour pénale internationale (CPI), bientôt treize ans après les faits, concernant ce conflit de cinq jours qui a chamboulé la géopolitique européenne ?

Ces questions, Gaiozi Babutsidze, 82 ans, n’a pas le loisir de se les poser. Le 8 août 2008, il tentait avec sa femme de sauver son bétail équarri par les bombes. Son village, Achabeti, était aux premières loges, à six kilomètres au nord de Tskhinvali, la capitale de l’Ossétie du Sud, sur la route du tunnel de Roki d’où sortaient des colonnes de chars russes. Une Volga a freiné devant chez eux, des miliciens ossètes en sont descendus. « Ce n’est plus votre maison ! » ont-ils crié. « Ma femme a hurlé, ils m’ont battu, je me suis évanoui, ils m’ont aspergé d’eau, puis ils nous ont emmenés », se souvient-il.

Babutidze, 70 ans à l’époque, exerçait le métier de pompier à Tskhinvali depuis dix-huit ans. « Ils m’ont montré une vingtaine de soldats tués, Ossètes et Géorgiens. Ils m’ont forcé à les enterrer, à mains nues. J’étais couvert de leur sang. Puis ils ont apporté des sacs, et ça a continué. Un jour, il y a eu cinquante corps. Un autre jour, nous étions près du marché aux fromages quand un milicien ossète, un grand costaud, a dit qu’il fallait nous tuer, nous les Géorgiens. Il nous a conduits vers une fosse. Mais là, deux Jeeps sont arrivées, conduites par des Russes en civil. Ils ont dit aux miliciens d’arrêter. » Babutsidze et sa famille seront par la suite pris en charge par la Croix-Rouge et évacués vers Tbilissi, la capitale de la Géorgie. L’homme a ainsi passé dix-neuf jours en captivité, dit-il, à enterrer des corps et à nettoyer des gravats. 

Gaiozi Babutsidze, 82 ans, exerçait le métier de pompier à Tskhinvali, la capitale de l'Ossétie du Sud. Le 8 août 2008, des miliciens l'ont expulsé de sa maison, arrêté et forcé à enterrer des morts et à nettoyer les gravats d'habitations détruites. © Franck Petit

Un « nettoyage ethnique » sous contrôle

La guerre va durer cinq jours, mais l’occupation russe plusieurs mois et l’Ossétie du Sud finira séparée de la Géorgie. Au total, 850 personnes ont perdu la vie, dont 228 civils géorgiens, selon une mission d’enquête indépendante du Conseil de l’Europe. Les Sud-Ossètes déclarent, eux, 365 victimes, « chiffre qui inclut vraisemblablement tant les militaires que les civils ». Les victimes civiles ossètes seraient 162 selon Moscou qui, au début de la guerre, dénonçait un « génocide » des Ossètes. Babutsidze est l’un des 30.000 déplacés internes géorgiens ayant fui la république séparatiste, pour ne plus y revenir. Le vieil homme vit avec 45 laris par mois (environ 12 euros) dans le camp de Shavshvebi, au centre de la Géorgie. Il n’attend rien de la CPI, nous confie-t-il, mais il espère « obtenir quelque chose de la Cour de Strasbourg », la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). 

Le 21 janvier 2021, dans une décision qualifiée d’« historique » par Tbilissi, la CEDH a condamné Moscou pour une série de violations, dont « l’impossibilité pour les ressortissants géorgiens de retourner dans leurs foyers » en Ossétie du Sud. Une seconde décision est attendue au sujet des demandes de compensation des victimes, dont celle de Babutsidze. C’est une reconnaissance du « nettoyage ethnique » des citoyens géorgiens opéré sous contrôle effectif de la Russie, se félicite Tina Burjaliani. La juriste, ancienne vice-ministre de la Justice de Géorgie (2007-2012), a porté durant le conflit la contre-attaque devant la CEDH, la Cour internationale de justice (CIJ) et la CPI. La Cour de Strasbourg vient de prendre de vitesse celles de La Haye, avec une décision qui marque le terrain sur le plan du droit international.

« Quand la guerre a éclaté, raconte Burjaliani, j’étais à La Haye sur mon temps de congés pour finaliser mon cursus à l’Académie de droit international. J’ai reçu immédiatement des appels du ministre de la Justice pour me demander d’explorer les recours juridiques possibles. Nous avons déposé des recours conservatoires auprès de la CEDH et de la CIJ. Pendant cette période, j'ai rencontré le procureur de la CPI. La Géorgie est un État partie au Statut de Rome. Le bureau du procureur s'est intéressé à la situation. Il s'agissait d'un conflit armé international sur le territoire d'un État partie, ils étaient intéressés pour recevoir des informations. Je leur ai fourni ce qui était disponible à ce moment-là. »

Tbilissi et Moscou abreuvent la CPI d’informations

Dès le 14 août 2008, Luis Moreno Ocampo, alors procureur de la CPI, ouvre un examen préliminaire. Celui-ci ne débouchera sur une enquête que huit longues années plus tard. Pendant ce temps, en Géorgie et en Russie, des investigations sont rapidement ouvertes, qui vont abreuver la CPI. Côté géorgien, « les informations incluaient les signalements reçus sur les hotlines ouvertes à l’époque par les institutions gouvernementales, indique Burjaliani. Le Conseil national de sécurité en avait une et le ministère chargé de la Résolution des conflits une autre. Ils recevaient des appels des victimes, des civils décrivant simplement la violence en cours. » Puis ce fut l’enquête du procureur général de Géorgie. « Il s’agissait d’enquêter sur les faits et de mettre au jour toute violation commise par chacune des parties au conflit, dit Burjaliani. Cette enquête est devenue la source majeure des informations transmises à la CPI. »

La Russie, toujours selon Burjaliani, collecte 3.500 plaintes individuelles contre la Géorgie, qu’elle transmet à la CEDH. « Nous avons appris par la suite que ces plaintes ont également été communiquées au bureau du procureur de la CPI pour montrer que des violations des droits de l'homme ont été commises à l'encontre des Ossètes par les forces géorgiennes. » Dans sa demande d’ouverture d’une enquête, la procureure de la CPI indique, par ailleurs, que la Fédération de Russie a examiné 575 plaintes formulées par des victimes géorgiennes contre des militaires russes, qui faisaient état de meurtres et de tentatives de meurtres, de destructions de biens et de pillages. Dans une lettre du 18 juin 2012 adressée à la CPI, les autorités russes transmettent leurs conclusions : après avoir interrogé plus de 2.000 militaires russes et les documents fournis par plus de 50 unités, cette enquête « a permis d’établir que le commandement des forces armées (…) a pris des mesures exhaustives pour empêcher le pillage, la violence, le recours aveugle à la force contre des civils pendant toute la période couverte par la présence du contingent militaire russe sur le territoire de la Géorgie et de l’Ossétie du Sud. »

GUERRE RUSSO-GÉORGIENNE (2008)

carte de la guerre russo-géorgienne (2008)
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Une « expédition punitive »… 

Sur le plan politique, la perte est sèche pour un Saakachvili déjà critiqué par une partie de sa population. En 2003, lors de la Révolution des roses, les Géorgiens l’avaient porté à la présidence à l’âge de 36 ans, renversant au passage l’homo sovieticus Édouard Chevardnadze. Il réforme la Géorgie au pas de course et braque le pays vers l’Occident. Ses opposants, dont l’actuelle présidente Salomé Zourabichvili, l’accusent d’avoir provoqué la Russie et, en ordonnant les premiers bombardements dans la nuit du 7 au 8 août 2008, déclenché « l’expédition punitive russe ». Saakachvili s’en défend, jure qu’il a « toutes les preuves de bombardements sur des villages en Ossétie du Sud [et] que la Géorgie n’a attaqué qu’après que les tanks russes ont pénétré sans autorisation sur le territoire de la Géorgie. » Une « agression » selon Tbilissi. Une « opération d'imposition de la paix » selon Moscou. L’Europe s’en mêle, et le 12 août, le Français Nicolas Sarkozy, en tant que président du Conseil européen, se rend à Moscou et à Tbilissi. Un plan de cessez-le-feu est convenu, qui conduit à l’arrêt des combats et, plus tard, au repli russe sur le territoire d’Ossétie du Sud.

Une fois dissipées les fumées de la guerre, Saakachvili fait ses comptes : il doit reloger environ 30.000 personnes et 20 % de son territoire échappent à son contrôle, si l’on y ajoute la perte de l’Abkhazie, en 1992. Sa cure d’amaigrissement aura été celle de son pays et Poutine aura donné au Caucasien une implacable « Leçon de russe », décrite dans un documentaire du réalisateur Andrei Nekrasov, qui a dû s’exiler depuis à Londres.

… ou une « préparation maison » ?

Le président géorgien Mikheil Saakachivili
Le président géorgien Mikheil Saakachivili © Vano Shlamov / AFP

Mais sans revoir le film de l’année 2008, on ne comprend rien. La leçon de russe n’était pas adressée qu’au mauvais élève Saakachvili, loin de là, explique Thornike Gordadze, universitaire et ancien vice-ministre des Affaires étrangères de Géorgie chargé des affaires européennes. « C’est l’année, rappelle-t-il, où le Kosovo devient indépendant et où la Géorgie s’est rapprochée au maximum de l’Otan. En février, la réaction russe [à la déclaration d’indépendance du Kosovo] est très mauvaise, plus violente même que celle de la Serbie. »

Trois jours avant cette déclaration d’indépendance soutenue par Bruxelles et Washington, un Poutine remonté donne en effet une conférence de presse de 4h40 - consultable en ligne sur le site de la présidence russe. Le Kosovo ? « C’est un signal pour nous, nous réagirons au comportement de nos partenaires afin de sauvegarder nos intérêts, déclare Poutine. S'ils estiment avoir le droit de défendre leurs intérêts de cette manière, pourquoi pas nous ? Nous n'allons pas faire le singe et agir nécessairement de manière directe ou en miroir. Nous avons une préparation maison, nous savons ce que nous allons faire. »

« Préparation maison ». Ces deux mots font immédiatement écho en Géorgie, où des revendications d’indépendance « préparées » à Moscou mijotent en Abkhazie et Ossétie du Sud, raconte Gordadze. Une semaine plus tard, Saakachvili va à Moscou discuter « de la levée de l'embargo économique russe, de la situation autour du Kosovo, du règlement pacifique des conflits sur le territoire géorgien et du rétablissement de la communication aérienne ». Quand Poutine exige qu’il renonce à adhérer à l’Otan, Saakachvili est plus que jamais convaincu qu’il faut y entrer. « Poutine faisait comprendre aux Géorgiens que ça allait tomber sur eux, dit Gordadze. Il aurait notamment dit à Saakachvili : ‘Tu trouves que les choses vont mal, je trouve que les choses vont bien et qu’elles peuvent aller plus mal’. » Quelques jours après, le 21 mars, la Douma, chambre basse du parlement russe, se prononce pour la reconnaissance de l’indépendance de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie.

Le « feu orange » des Européens

La tension monte. Début avril 2008 à Bucarest, le sommet de l’Otan doit examiner les candidatures de l’Ukraine et de la Géorgie. Washington y est favorable ; l’Allemagne et la France veulent ménager la susceptibilité russe. Poutine est à Bucarest, fait pression, et obtient une déclaration finale louvoyante, qui promet « que ces pays deviendraient membres de l’Otan » mais reporte l’accès à l’adhésion. « C’est le point culminant, dit Gordadze. Le camp du non s’est félicité en disant ‘on a sauvé la paix’. Mais de facto la Russie a eu un droit de véto sur l’élargissement de l’Alliance. Les Russes ont vu ça comme un feu orange. Dans leur esprit cela signifiait : ‘Les Européens considèrent que c’est notre zone d’influence, il faut consolider cet état de fait, signifier que l’élargissement n’arrivera jamais.’ »

Une semaine après Bucarest, Poutine promulgue un décret donnant pour instruction à son administration d’établir des liens directs, officiels et légaux avec les autorités sécessionnistes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud. Les incidents armés se multiplient, comme décrit par Amnesty International dans son rapport « Civilians in the line of fire ». Les bruits de bottes s’amplifient encore en juillet, quand l’armée russe organise un exercice militaire à grande échelle, « Caucase 2008 », impliquant 8.000 soldats et 700 blindés, précisément sur les cols de Roki et de Mamisoni, à la frontière russo-géorgienne de l’Ossétie. L’ennemi « fictif » de l’exercice… est géorgien. Selon Tbilissi, les unités russes ne sont, en réalité, pas rentrées à leurs bases. Conjointement, des exercices géorgio-américains baptisés « Réponse immédiate » ont lieu en Géorgie, impliquant 1.650 militaires, dont pas moins de mille officiers américains.

Mais ce n’étaient que des exercices.

L’examen préliminaire de la CPI est lancé une semaine après la guerre. « August Ruins », un rapport exhaustif des événements rédigé par la société civile géorgienne, est rapidement transmis au procureur Ocampo, ainsi que de nombreux autres rapports d’enquête – dont celui du Conseil de l’Europe – qui documentent des crimes graves dont, a minima, un déplacement forcé des populations géorgiennes pouvant constituer un crime de guerre. La matière factuelle et juridique ne manque pas. Une procédure est ouverte en Géorgie. Pendant près de huit ans, la CPI va simplement continuer d’« observer la situation ».