Après des années de silence relatif autour d'éventuels crimes de guerre commis en Afghanistan par des soldats néerlandais - qui faisaient partie de la Force internationale d'assistance à la sécurité (FIAS) - une enquête australienne, qui a révélé que ses propres forces spéciales avaient probablement tué illégalement 39 civils afghans, a ouvert la voie à l'examen de plusieurs affaires aux Pays-Bas.
L'attention portée par les médias néerlandais au rapport dit Brereton en Australie (voir encadré) a en effet suscité des questions sur la conduite des forces néerlandaises. "Le rapport a montré que beaucoup de choses avaient mal tourné avec les troupes australiennes, et c'est un euphémisme", explique l'avocate des droits de l'homme Liesbeth Zegveld, dans un entretien à Justice Info. "L'idée que tout s'était bien passé pendant la mission internationale en Afghanistan a volé en éclats" et a, de fait, secoué les choses aux Pays-Bas, ajoute-t-elle.
Un soldat parle
Après le rejet initial du Premier ministre néerlandais Mark Rutte, qui a déclaré qu'il n'y avait jamais eu de preuves de crimes de guerre, des récits de vétérans néerlandais d'Afghanistan ont commencé à émerger. Les médias nationaux se sont mis à creuser la question et, un mois plus tard, un ancien ingénieur de soutien au combat, Servie Hölzken, qui avait servi dans l’Oruzgan, une province du centre de l'Afghanistan, a déclaré avoir participé à de possibles crimes de guerre. Il a révélé au quotidien néerlandais Trouw que, lors d'une mission en 2007, il avait tiré et tué des personnes dont il est convaincu qu'elles étaient des civils et qu'elles avaient été prises pour cible illégalement par son unité.
Les Néerlandais ont été présents dans la province de l’Oruzgan de 2006 à 2011. Le ministère de la Défense indique qu'il n'est pas clair combien de victimes civiles il y a pu y avoir durant cette période. Après une évaluation de la mission par le Parlement en 2012, le gouvernement de l'époque a déclaré que le décompte des victimes civiles n'était pas prioritaire et pouvait mettre en danger les soldats néerlandais. Il a ajouté que chaque fois que les soldats avaient recours à la force, ils devaient remplir un "rapport d'action", qui était également envoyé à la police militaire. La police militaire jugeait alors si l'usage de la force était légalement justifiable et, en cas de doute, transmettait le rapport aux procureurs experts du droit militaire. Aucun de ces rapports n'a jamais donné lieu à des poursuites, a souligné le gouvernement.
"Le ministère de la Défense ne mène pas d'enquête sur d'éventuels crimes de guerre en Afghanistan", écrit Sascha Louwhoff, porte-parole du ministère de la Défense, dans un courriel adressé à Justice Info. "Après la publication du rapport australien [en novembre 2020], le ministère de la Défense a mené un examen pour savoir s'il y avait une raison, du point de vue néerlandais, de supposer une implication dans les abus par les unités spéciales australiennes. Aucune preuve n’a été trouvée sur l'implication de troupes néerlandaises", a souligné le gouvernement.
Dans un premier temps, le ministère de la Défense a rejeté les affirmations de Hölzken, les qualifiant d’être essentiellement le fruit du "PTSD", le syndrome de stress post-traumatique. Puis il s'est ravisé et a annoncé qu'il allait examiner la question. En avril, dans une lettre adressée au Parlement, la ministre de la Défense, Ank Bijleveld, a déclaré qu'après les révélations de Trouw, le ministère avait pris contact avec Hölzken pour obtenir plus d'informations sur l'incident. Après cette rencontre, le ministère a déposé un rapport auprès des procureurs militaires. "Pour éviter qu'une enquête du ministère n'entrave l'enquête du parquet, j'ai choisi d'attendre la fin de cette mission d'enquête avant de décider d'ouvrir ou non une enquête du ministère", a écrit la ministre dans une lettre au Parlement. En réponse aux questions de Justice Info, le ministère néerlandais de la Défense a ajouté qu'en dehors du rapport de Hölzken, il n'avait pas reçu d'autres informations de la part d'anciens combattants sur d'éventuels crimes de guerre commis en Afghanistan par des troupes néerlandaises.
Le sort des civils dans la bataille de Chora
Le rapport australien Brereton a également donné un nouvel élan à un plus vieux dossier afghan, lié à ce qu’on appelle traditionnellement dans les milieux militaires néerlandais la bataille de Chora. Zegveld, qui représente les victimes et familles afghanes dans une plainte au civil contre le gouvernement néerlandais pour des crimes de guerre présumés dans le district de Chora, avait essayé en 2018 de négocier un accord avec le gouvernement néerlandais sur des dommages et intérêts pour les victimes civiles de cette bataille, mais la proposition a été rejetée. En 2019, elle a engagé des poursuites contre l'État néerlandais, mais il a fallu attendre mars 2021 pour que les juges commencent à entendre l'affaire directement. Représentant quatre Afghans et les parents d'un cinquième qui est décédé depuis, Zegveld affirme que les troupes néerlandaises n'ont pas fait la distinction entre cibles militaires et civiles et ont fait un usage de la force disproportionné. Les victimes veulent être indemnisées par l'État néerlandais.
Cette plainte porte sur la bataille de 2017 dans la vallée de Chora, un carrefour stratégique dans l'Oruzgan, pris pour cible par les talibans. Pour bon nombre des 1 400 soldats néerlandais qui ont participé à cette bataille de quatre jours, elle est une source de fierté. Il s'agit de la plus grande confrontation militaire néerlandaise depuis la guerre de Corée dans les années 1950. Quelque 250 personnes sont mortes au cours des combats, dont 50 à 80 civils et 2 soldats néerlandais.
Me Zegveld raconte avoir appris en 2008, par un intermédiaire, que certains habitants de Chora voulaient tenir l'État néerlandais pour responsable de leurs souffrances. Mais il était presque impossible d'atteindre cette région reculée et, malgré plusieurs tentatives, elle n'a pas réussi à établir un contact. "Nous avons eu beaucoup de problèmes pour mettre en place un moyen stable de contacter nos clients", précise-t-elle. Puis, en 2016, un documentariste néerlandais s'est rendu à Chora, a pris contact avec des victimes et a pu donner à Zegveld leurs noms et un point de contact fiable qui pouvait également parler anglais et traduire pour les victimes. "Nous avons enfin pu faire bouger les choses et cela a juste pris le temps que cela prend", déclare Zegveld.
Une demande qu'il devient difficile de rejeter
Si le timing de l'affaire de Chora n'a rien à voir avec le rapport Brereton, le rapport australien a donné un coup de pouce à ce dossier. "Grâce à ce rapport, il est moins facile pour le gouvernement néerlandais et pour les juges de dire : "Vous devez nous prouver les faits qui se sont produits". Nous ne disposons d'aucun fait, si ce n'est que des bombes sont tombées et que des gens ont été tués, mais nous ne savons pas exactement comment et sur quelles informations l'armée néerlandaise a agi", dit Zegveld. Avant le rapport Brereton et les révélations de soldats néerlandais sur d'éventuels crimes de guerre, un juge pouvait demander aux avocats des victimes de prouver que quelque chose n'allait pas. Aujourd'hui, l'argument selon lequel il n'y a aucune raison de croire que l'armée néerlandaise était en faute ne tient plus. "L'armée doit maintenant agir davantage et fournir des informations. La société l'exige vraiment", estime Me Zegveld.
Les juges semblent être d'accord. Ils ont exigé que le ministère de la Défense fournisse davantage d'informations sur les renseignements qui ont servi de base aux attaques sur Chora après que les plaignants ont affirmé que ces renseignements étaient erronés. L'affaire est suspendue jusqu'à l'automne, lorsque les juges examineront les informations supplémentaires recueillies.
CONTENU DU RAPPORT BRERETON
Le rapport de l'inspecteur général des forces de défense australiennes a été publié en novembre 2020. Parmi ses principales conclusions, il indique que :
- Tous les soldats ont été formés aux lois sur les droits de l'homme et les crimes de guerre et tous ont compris que tuer des non combattants ou des personnes hors de combat est un crime de guerre.
- Les enquêteurs ont trouvé des "informations crédibles" sur 23 incidents au cours desquels quelque 39 civils et personnes hors de combat ont été tués par des membres des forces spéciales ou sur leurs ordres.
- Certains de ces meurtres s'inscrivaient dans le cadre de rites d'initiation destinés à permettre aux nouveaux soldats d’accomplir leur premier meurtre, une pratique connue sous le nom de "blooding".
- Dans de nombreux cas, les crimes ont été couverts par ce que l'on appelle les "throw downs", qui consistent à placer des armes, des munitions et des radios sur les corps des personnes tuées pour les faire passer pour des cibles légitimes.
À la suite de ce rapport, le ministère australien de la Justice a mis en place un bureau d'enquête spécial chargé d'examiner ces allégations, qui a commencé à travailler en janvier de cette année. Actuellement, ce bureau est toujours en train de s'installer et de recruter des enquêteurs. Les observateurs estiment que l'enquête et les poursuites judiciaires prendront environ cinq ans.