Iran : le premier procès des massacres de 1988 s’ouvre à Stockholm

Depuis le 10 août, la justice suédoise juge un ancien responsable iranien qui aurait pris part aux exécutions de masse perpétrées dans les prisons iraniennes en 1988. Un procès aussi historique que politiquement sensible alors que le nouveau président iranien, Ebrahim Raïssi, est soupçonné d’avoir pris part à l’un des « comités de la mort » qui ordonnait ces exécutions.

Militant devant des milliers de photos de victimes des massacres de 1988 en Iran
Un militant iranien devant des milliers de photos de personnes tuées en Iran lors du massacre des prisonniers politiques en 1988 et des soulèvements anti-régime plus récents [septembre 2020, près du Capitole à Washington DC]. © Saul Loeb / AFP
6 min 21Temps de lecture approximatif

Le 10 août a débuté à Stockholm le procès d’Hamid Noury, 60 ans. Le ressortissant iranien a été arrêté, à l’automne 2019, à peine descendu d’un avion qui l’amenait pour des vacances en Suède.

Dans ce procès de compétence universelle, l’ancien fonctionnaire de l’appareil pénitentiaire iranien est accusé de violations du droit international humanitaire et de crimes de guerre – dont des chefs de torture et de traitements inhumains – et de meurtres. Noury aurait joué un rôle important dans les exécutions sommaires perpétrées en 1988 dans plusieurs prisons du pays. C’est la toute première fois qu’un acteur de ce sombre épisode de l’histoire iranienne se trouve face à la justice. Il s’agit aussi du « plus important procès pour crimes de guerre que la Suède ait connu ces dernières années », selon Göran Hjalmarsson, avocat suédois spécialisé dans les crimes internationaux.

Juillet 1988. La jeune République islamique d’Iran sort exsangue de huit années de guerre avec l’Irak. L’ayatollah Khomeiny, guide suprême de la Révolution, ordonne l’exécution des prisonniers liés aux Moudjahiddines du peuple. D’influence islamique et marxiste, ce mouvement allié des révolutionnaires de 1979, a retourné ses armes contre le régime en 1981. Passé en Irak, l’état-major des Moudjahiddines du peuple a coordonné de multiples attaques sur le territoire iranien, jusqu’à une dernière offensive éclair et meurtrière, en juillet 1988, juste avant la signature d’un cessez-le-feu entre Téhéran et Bagdad. Dans les jours qui suivent, le guide suprême rédige une fatwa [décret religieux], ordonnant l’exécution des prisonniers toujours fidèles aux Moudjahiddines.

Des milliers de détenus exécutés

Des « comités de la mort », rassemblant un juge religieux, un procureur et un représentant des renseignements font le tour des prisons. On leur amène les prisonniers liés de près ou de loin aux Moudjahiddines - « certains n’étaient coupables que d’avoir participé aux manifestations organisées par le mouvement au début des années 80 », s’indigne Hjalmarsson. Ceux qui ne renient pas leur sympathie pour le groupe armé sont exécutés. En moins de trois semaines, des milliers de détenus sont tués sans autre forme de procès. Après une brève interruption mi-août, les exécutions reprennent. Cette fois, ce sont des militants de gauche qui sont amenés devant les comités. Communistes, trotskistes, marxistes-léninistes : on leur demande s’ils croient en Dieu. Ceux qui refusent de mentir, sans savoir que de leur réponse dépend leur vie, sont conduits devant le peloton d’exécution. Les femmes sont, elles, fouettées « jusqu’à soumission ». Certaines en mourront.

Trente-trois ans plus tard, le nombre exact de prisonniers tués reste inconnu. Sans totalement nier que ces exécutions aient eu lieu, le régime iranien s’est toujours défendu d’avoir perpétré un massacre. Selon Amnesty International, Téhéran aurait même entrepris ces dernières années de faire disparaître les charniers où les corps avaient été jetés. Certes, en 2012, un « tribunal citoyen » - procès symbolique organisé par des victimes et des organisations de défense des droits humains à La Haye - s’est efforcé de faire la lumière et de dénoncer les « crimes contre l’humanité » commis dans les années 80 en Iran. Mais nul responsable n’a jamais été jugé. Noury est le premier.

Dessin de l'Iranien Hamid Noury lors de son procès
L'Iranien Hamid Noury (cheveux gris et chemise blanche) devant le tribunal de Stockholm (Suède), à l'ouverture de son procès pour "crimes contre l'humanité et meurtres", le 10 août 2021. © Anders Humlebo / TT News Agency / AFP

Noury, bras administratif des exécutions ?

Fonctionnaire de l’administration pénitentiaire, le sexagénaire aurait été l’assistant du procureur de la prison de Gohardasht, à l’ouest de Téhéran, selon la procureure en charge du dossier, Kristina Lindhoff-Carleson. « Il ne faisait pas partie du ‘comité de la mort’ et n’a pas pris part aux décisions, précise la procureure. Mais il gérait les tâches annexes. » Il aurait aidé à sélectionner les prisonniers envoyés devant le comité, puis aurait transféré ces derniers vers la salle d’exécution.

Dans l’acte d’accusation, l’équipe de Lindhoff-Carleson dresse une liste de 136 personnes dont elle estime pouvoir démontrer qu’elles ont été tuées à Gohardasht durant cette période. Mais la procureure estime « qu’au moins 600 à 700 personnes » auraient été tuées dans la prison entre juillet et septembre 1988. Un massacre dont, elle l’affirme, Noury est l’un des responsables.

« L’accusé est soupçonné d’avoir participé, ensemble avec d’autres, à ces exécutions de masse, d’avoir ainsi intentionnellement pris la vie d’un nombre important de prisonniers sympathisants des Moudjahiddines [du Peuple] et, additionnellement, d’avoir soumis des prisonniers à de graves souffrances considérées comme de la torture et des traitements inhumains », déclare l’acte d’accusation. Un conflit armé international opposant alors, depuis 1981, le régime iranien aux Moudjahidines, ces actes sont considérés par la justice suédoise comme des violations du droit international humanitaire et des crimes de guerre. Par ailleurs, « l’accusé est soupçonné d’avoir intentionnellement tué, ensemble avec d’autres responsables, un nombre important de prisonniers sympathisant avec divers groupes de gauche et considérés comme des apostats », poursuit l’accusation. Nul conflit armé n’opposait alors le régime à ces groupes politiques, « ces actes ne peuvent donc être considérés comme des crimes de guerre », précise Lindhoff-Carleson. Et le Code pénal suédois n’a intégré que récemment la notion de crimes contre l’humanité, dans une loi non rétroactive. « En revanche, la justice suédoise dispose d’une compétence universelle pour le crime de meurtre », explique la procureure. C’est donc de ce chef qu’est également accusé Noury.

Piégé par un ex-gendre, une victime et un avocat

L’accusé nie « toute allégation d’implication dans les exécutions présumées de 1988 », a déclaré son avocat, Thomas Söderqvist, à l’AFP. En prenant l’avion pour des vacances européennes, en novembre 2019, le sexagénaire n’imaginait pas tomber dans un piège – savamment tissé par une alliance improbable entre l’un de ses ex-gendres, l’une de ses victimes, Iraj Mesdaghi, et l’avocat londonien Kaveh Mousavi. Les trois acolytes l’ont sciemment attiré en Suède – comme le raconte Libération – tout en avertissant la police suédoise de sa venue. « Nous avons reçu des informations d’un cabinet d’avocats londonien quatre ou cinq jours avant l’arrivée de Hamid Noury sur le territoire suédois, confirme Lindhoff-Carleson. Ils nous ont envoyé plusieurs documents rassemblant assez d’éléments pour que nous décidions d’ouvrir une enquête. »

Dans la foulée, une plainte est déposée à Stockholm. Et quand Hamid Noury descend de l’avion à l’aéroport d’Arlanda, il est cueilli par la police et placé en détention provisoire. « Après son arrestation, il a fallu travailler très vite pour rassembler assez d’éléments justifiant la poursuite de sa détention, en vue de sa future inculpation », ajoute l’avocat Hjalmarsson, qui a aidé les victimes et les avocats londoniens à monter le dossier. Depuis, les parties civiles, qu’il représente avec trois autres avocats, se sont multipliées. « Parmi les plaignants, il y a à la fois d’anciens Moudjahiddines survivants et les familles de militants de gauche tués », précise Hjalmarsson. « Nombreux sont les survivants qui reconnaissent Hamid Noury avec certitude, assure-t-il encore, Certains diront que plus de trente ans se sont écoulés, mais une mémoire aussi traumatique ne disparaît pas. » Au total, 26 familles et 33 anciens sympathisants Moudjahiddines se sont constitués parties civiles. Mais plus de 70 personnes, réfugiées aux quatre coins du monde, seront entendues au cours de ce procès-fleuve qui se poursuivra jusqu’en avril 2022. « Pour mes clients, ce procès a une importance très symbolique, poursuit leur avocat. Ils savent qu’ils n’obtiendront vraisemblablement aucune ‘compensation’ économique mais peu leur importe, ce n’est pas l’enjeu. L’enjeu, c’est le sentiment d’obtenir justice et de faire enfin la lumière sur ce qui s’est passé en 1988. »

L’affaire a un retentissement d’autant plus politique que le nouveau président iranien Ebrahim Raïssi – investi le 3 août dernier – est soupçonné d’avoir pris part à l’un de ces « comités de la mort » alors qu’il était procureur adjoint à Téhéran, en 1988. Agnès Callamard, secrétaire générale d’Amnesty International et ancienne rapporteuse spéciale de l’Onu sur les exécutions extrajudiciaires s’est ainsi alarmée de l’accession au pouvoir d’un homme qui devrait « faire l’objet d’une enquête pour crimes contre l’humanité, meurtre, disparitions forcées et torture ». Le rapporteur spécial des Nations Unies sur les droits humains en Iran, Javaid Rehman, a de son côté appelé à une enquête indépendante sur les évènements de 1988, et sur le rôle qu’y aurait joué Raïssi.