Dossier spécial « L'humanité à l'heure du crime colonial »
OPINION

Crimes coloniaux : pour une restitution sans condition des objets d’art

Qu’ils aient été acquis par la ruse, la contrainte ou le pillage, les biens culturels volés à l’Afrique doivent faire l’objet d’une restitution complète et sans condition. Telle est la seule réparation valable. Ce n’est que sur un tel préalable que d’autres négociations peuvent intervenir, explique le juriste béninois Roland Adjovi. Et le droit international n’étant qu’un faible recours, c’est aux États africains à peser ensemble politiquement.

Un visiteur du musée du quai Branly observe 3 statues issues des trésors royaux d'Abomey.
Un visiteur scrute certains des trésors royaux d’Abomey, pillés à l’époque coloniale, aujourd’hui exposés au musée du quai Branly, à Paris, et qui doivent être restitués au Bénin dans les mois qui viennent. © Christophe Archambault / AFP
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Chaque société regorge de biens culturels de nature variée. Les sociétés africaines ne font pas exception. Ces biens ont des valeurs plurielles. Ils peuvent être associés à une valeur monétaire, surtout aujourd’hui, mais cela n’enlève en rien leurs autres valeurs – religieuse, historique et affective, pour ne citer que les plus difficiles à convertir en argent. Ces valeurs varient aussi avec le temps : aujourd’hui, les Africains vont plus facilement valoriser ces objets d’art africain à des fins décoratives, alors que ce n’était jadis concevable à leurs yeux que pour des lieux publics comme les palais.

Certains de ces biens se trouvent hors de leurs sociétés d’origine et cela pose un débat. Naturellement, ce débat est fonction de la façon dont ces biens sont sortis des sociétés africaines, et surtout à quel moment.

Ce qui nous intéresse ici, ce sont les transferts survenus durant la période de domination étrangère des sociétés africaines, soit les cinq à six siècles avant les indépendances, c’est-à-dire entre 1400 à 1960. En effet, les transferts durant cette période semblent avoir été de trois sortes : 1) des contrats de vente léonins ; 2) des saisies par l’autorité étrangère ; et 3) des vols, parfois sous la forme d’une expédition militaire dont le seul but était de prendre ces objets d’art. Il est possible qu’il y ait aussi eu des dons mais, en l’absence de toute preuve, la prudence s’impose quant à sa pratique générale.

Le propriétaire illégal n’a pas de droit de regard

De mon humble avis, chaque transfert qui s’inscrit dans l’une de ces trois options est simplement non valide en droit et la toute première réparation est la restitution. Toute autre perspective est une vue de l’esprit forcément erronée, sauf si la société destinataire de la restitution en décide autrement et volontairement.

En effet, un contrat de vente léonin est classiquement considéré comme nul, en raison de l’inégalité entre les parties, de la contrainte éventuelle et de la tromperie d’une partie envers l’autre. La saisie par l’autorité étrangère et le vol ne posent pas, quant à eux, de difficulté puisqu’il s’agit d’un abus de pouvoir et d’une dépossession sans contrepartie, l’un et l’autre cas violant le droit de propriété. Il n’est pas donc difficile de réaffirmer que ces trois voies de transfert doivent être considérées comme nulles et non avenues, et que la restitution s’impose.

Une acquisition en violation du droit de propriété ne saurait être corrigée par la décision de l’acquéreur illégal de jouir conjointement de la propriété. Pour être direct et simple, la restitution ne saurait être conditionnelle, surtout quand ce sont les sociétés occidentales ayant illégalement bénéficié du transfert de ces objets qui veulent poser ces conditions. L’illégalité du titre de propriété des pays occidentaux prive ces derniers de tout droit de regard sur le devenir de ces objets. Il revient, pour ce qui nous concerne ici, aux seules sociétés africaines lésées de déterminer ce qu’elles veulent en faire.

Cela comporte néanmoins plusieurs risques.

Ne pas confondre obligation et risques

D’abord la corruption et l’absence de moralité de certains agents de nos États peuvent conduire à de nouveaux transferts de propriété, toujours illégaux. D’autre part, le manque d’expertise et de moyens de conservation peuvent entraîner une destruction de ces biens. Dans un cas comme dans l’autre, ces risques sont à gérer par les sociétés lésées qui retrouveraient leur droit de propriété. Ces risques ne sauraient être l’affaire des propriétaires illégaux. Les États africains et leurs dirigeants doivent prendre leurs responsabilités mais ce débat n’est pas à confondre avec l’obligation de restitution.

Le droit international, comme tout droit, est le reflet des rapports de forces en présence. Face à cette règle simple et indiscutable, des stratégies sont aujourd’hui mises en place dans différentes chancelleries occidentales pour négocier une gestion commune de l’essentiel de ces objets d’arts – « nous devrions engager la France dans une nouvelle politique de circulation des œuvres. Nous devons partager les chefs-d’œuvre, les prêter, les déposer. Dans l’environnement muséal, la recherche de l’universel ne doit pas avoir de frontière car il s’agit du patrimoine commun de l’humanité. Avec cette restitution, nous faisons la démonstration de cette volonté », déclare par exemple le député français Pascal Bois – tandis qu’on organise quelques restitutions symboliques, comme entre la France et le Sénégal puis, bientôt, entre la France et le Bénin. La première faille majeure de ce processus réside pourtant dans le fait que le voleur veut dicter les modalités d’une soi-disant réparation. C’est de la poudre aux yeux.

L’existence d’un cadre multilatéral

Nous avons vu les effets de la manière dont ces biens culturels ont été sortis des sociétés africaines. Le moment où cela s’est déroulé importe également. Celui-ci, en effet, va affecter l’applicabilité des conventions existantes, en raison du principe général de non rétroactivité des règles conventionnelles ainsi que de la ratification de ces normes, qui n’est pas universelle.

En principe, les normes conventionnelles mises en place ne règlent pas les situations antérieures, mais seulement celles nées après leur entrée en vigueur, et parfois seulement après leur ratification par les États concernés. Naturellement, ce cadre conventionnel ne sied pas aux objets qui nous intéressent, qui ont généralement été transférés bien avant l’existence des États africains actuels. Nous pensons notamment à la Convention concernant les mesures à prendre pour interdire et empêcher l’importation, l’exportation et le transfert de propriété illicites des biens culturels, établie en 1970 par l’Unesco et ratifiée, à ce jour, par 141 États.

Toujours au sein de l’Unesco, un cadre formel supplémentaire avait été établi pour pallier les limites de la Convention de 1970. Il s’agit du Comité intergouvernemental pour la promotion du retour et biens culturels ou de leur restitution, mis en place par une résolution lors de la Conférence générale de l’organisme onusien, en 1978. C’est un cadre de négociation multilatérale pour la restitution, basé sur le volontarisme des États. Or, les États qui ont bénéficié des transferts illégaux préfèrent de loin les négociations bilatérales, qui leur paraissent bien plus simples et fructueuses avec des dirigeants qui pourraient être corrompus ou qui ne seraient pas outillés pour obtenir une issue qui leur soit favorable.

Juriste, je ne ferais pas confiance au droit, surtout s’il naît dans les circonstances d’opportunité où l’égalité des armes entre les parties, d’une part, et le caractère représentatif de la partie africaine, d’autre part, ne sont pas garanties pour la recherche d’une solution valable face à une violation que nul ne saurait discuter, considérant les trois scénarios présentés ci-dessus.

Face à la faiblesse du droit international, l’union politique

En somme, je reviens à une seule réparation valable : le retour au statu quo ante, une restitution in integrum – une restitution pure et simple des objets d’art. Une fois que nous aurons eu le courage d’une telle solution radicale, la seule juste, tout reste possible par la suite.

Je n’imagine pas comment il peut en être autrement : si vous volez ma voiture, nous ne pouvons avoir une conversation autour de vos besoins de l’utiliser qu’une fois que vous me l’aurez rendue sans aucune discussion. Même si j’ai été abusé pour vous vendre ma voiture au rabais, la restitution est la seule issue, sauf que cette restitution est réciproque : vous me rendez ma voiture dans son état à la vente, et je vous rends la somme que vous aviez payée. Si je ne peux pas vous rendre cette somme, alors nous avons une marge pour négocier, en toute équité cette fois-ci, pour ne pas perpétuer un rapport d’inégalité. Désolé de cette comparaison triviale, mais cela pourrait aider à mieux comprendre la frustration existante face aux montages juridiques complexes qu’on observe ou entend ici et là dans ce débat pourtant simple.

La principale difficulté, à mon humble avis, est la faiblesse générale du droit transnational et international : la mise en œuvre des règles ne bénéficie pas de la force de police d’un État. Dans les relations internationales, c’est la volonté des États qui détermine s’ils vont ou non respecter les règles. Et il n’y a pas de mécanisme de règlement des différends qui puisse être saisi pour ce type de situation. Il revient donc à l’Afrique de faire preuve de solidarité pour faire jouer son nombre dans la balance et faire imposer, devant toutes les instances multilatérales, le droit à la restitution, sans condition.

SETONDJI ROLAND ADJOVI

Sètondji Roland Adjovi enseigne depuis 2009 à l’université Arcadia, aux Etats-Unis. Il a été juriste auprès des juges du Tribunal pénal international pour le Rwanda, puis conseil des victimes devant la Cour pénale internationale. Il a plaidé devant différents autres tribunaux, dont la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples et le Tribunal du contentieux des Nations unies.

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