Dossier spécial « Justice transitionnelle : le grand défi colombien »
OPINION

La Colombie peut-elle être un modèle pour l’après commission vérité ?

En Colombie, la Commission vérité et réconciliation est un composant historique essentiel de l'accord de paix de 2016, qui doit fermer ses portes en juin 2022. Dans cet article, l'auteure s'interroge sur son potentiel d’impact à long terme, à la lumière d'une étude qui cartographie le double processus de formulation et de mise en œuvre des recommandations de 13 autres commissions vérité latino-américaines.

La Colombie peut-elle être un modèle pour l’après commission vérité ?
Les onze commissaires de la Commission vérité et réconciliation de Colombie prêtent serment devant le président Juan Manuel Santos, le 8 mai 2018. Leur rapport final et leurs recommandations sont attendus pour le mois de juin 2022. © Juand David Tena / Comisión de la Verdad Colombia
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Avec plus de 70 commissions vérité créées dans le monde à ce jour, ces organes s'avèrent être l'un des mécanismes de justice transitionnelle les plus populaires. Bien que leurs mandats et leurs objectifs aient largement varié, la production d'un rapport accessible au public documentant les causes profondes des violations des droits humains à grande échelle est considérée comme essentielle à leur impact. La longueur et la structure des rapports ont également varié, mais les recommandations, fondées sur les faits documentés par les commissions vérité sont un élément clé qui les rassemblent.

En Argentine, la Commission nationale sur la disparition des personnes (Conadep) a été un précurseur à plusieurs égards. Non seulement elle est la toute première commission vérité à avoir publié un rapport en septembre 1984, en un seul volume intitulé Nunca Más, mais celui-ci a impacté de façon importante la pratique de la justice transitionnelle. Le rapport, qui est devenu instantanément un best-seller, a été utilisé par le système judiciaire argentin pour soutenir les poursuites engagées contre plusieurs membres de la junte. Et, étant donné qu'elles ne faisaient pas à proprement parler partie du mandat de la Conadep, les quatre recommandations incluses dans le rapport ont constitué sa plus importante innovation. Se concentrant principalement sur les réparations et les poursuites pénales, les commissaires ont fait valoir que l'objectif premier de ces recommandations était "de prévenir, de réparer et, enfin, d'éviter la répétition des entraves aux droits humains dans [leur] pays".

Ainsi, les recommandations ont été inspirées directement des violations des droits humains documentées par la Commission et ont été présentées par les commissaires comme un pont entre le passé et l'avenir. D'une part, les recommandations ont cherché à répondre aux droits des victimes à la vérité, à la justice et aux réparations. D'autre part, les commissaires souhaitaient que les recommandations soutiennent les transformations sociales et politiques afin d'éviter des violations similaires à l'avenir.

Ernesto Sabato remet un rapport à Raúl Alfonsín
L'écrivain argentin Ernesto Sabato, président de la Commission nationale sur la disparition de personnes (Conadep) remet son rapport final au président Raúl Alfonsín, le 20 septembre 1984. Il sera publié sous la forme d'un livre, "Nunca Más" (Plus jamais ça).

En Amérique latine, une majorité de recommandations suivies

À partir de ce moment-là, les recommandations ont été considérées comme tellement cruciales par les créateurs des commissions vérité, qu’ils ont explicitement chargés ces organes de les inclure dans leurs rapports. Certains pays, notamment le Salvador et le Liberia, ont même rendu leur mise en œuvre obligatoire.

Bien que le bilan de la mise en œuvre des recommandations soit généralement considéré comme médiocre, l'examen systématique réalisé par le projet Beyond Words sur 13 commissions vérité d’Amérique latine montre que nous devrions être plus optimistes quant à l'impact des commissions vérité, pour trois raisons : premièrement, même si ce n'est que partiellement, la majorité des recommandations analysées ont été suivies, quel que soit leur type. Deuxièmement, et c'est peut-être plus important, les trois quarts des recommandations sont systémiques, c'est-à-dire qu'elles visent à renforcer les cadres institutionnels et juridiques, plutôt qu'à répondre aux préjudices subis par les victimes. Ainsi, si l’on considère ce taux de mise en œuvre plus élevé qu’escompté, il est aussi possible de considérer que les commissions vérité sont en bonne position pour réaliser des transformations sociales, politiques, qui vont au-delà de la production d'un récit sur les violences du passé et qui sont constitutives de garanties de non-répétition – à l'instar de ce que la Conadep envisageait en 1984.

Quel avenir pour le rapport de la CVR colombienne ?  

Par rapport à de nombreux pays qui ont adopté des mécanismes similaires, en Colombie la Commission vérité et réconciliation (CVR, également connue sous le nom de Commission pour la clarification de la vérité, la coexistence et la non-répétition, ou CEV) - dont les principales fonctions sont la clarification de la vérité, la reconnaissance des victimes et des responsabilités, et la promotion de la coexistence pacifique en relation avec le conflit armé - se trouve dans une situation unique susceptible d'affecter son rapport.

Tout d'abord, la CVR colombienne est intégrée dans un système complexe à quatre volets (réparations, justice, vérité et non-répétition) dont les mécanismes restants en fonction vont continuer à fonctionner jusque dans les années 2030. Ainsi, bien que, contrairement au cas de la Conadep, les témoignages recueillis par la CVR ne puissent pas être utilisés à des fins de poursuites judiciaires, le rapport final est susceptible de fournir un élément de contexte important aux autres mécanismes – de justice ordinaire et transitionnelle.

Deuxièmement, la CVR a vu le jour après qu'un certain nombre de mécanismes de recherche de la vérité aient enquêté sur des violations, des faits et des acteurs spécifiques liés au conflit. Le plus important de ces organismes, le Centre national de la mémoire historique (CNMH), a publié en 2013 le premier rapport global sur le conflit armé colombien. Mais ses relations avec les organisations des droits humains et les mécanismes de justice transitionnelle de l'Accord de paix se sont dégradées à la lumière d’un changement de direction au CNMH, ce qui soulève des questions quant à la possibilité que cet organisme porte l'héritage de la CVR comme prévu. Il est maintenant peu probable que le CNMH achève la construction de son Musée de la Mémoire, censé présenter le rapport de la CVR.

Troisièmement, la CVR n’a pas été créée après la fin d'un conflit armé, mais fait partie d'un accord de paix fragmentaire signé avec un groupe armé non étatique bien spécifique. Bien que la majorité des ex-combattants des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) restent engagés dans le projet de justice transitionnelle de l'accord de paix, des problèmes de sécurité persistent dans le pays et sont susceptibles d'affecter la diffusion du rapport, y compris la mise en œuvre des recommandations.

Innovations pour les recommandations

Le projet Beyond Words a proposé une typologie des recommandations des commissions vérité en huit catégories. Le fait que chacune des quelque 1 000 recommandations analysées dans cette étude entrent dans au moins une de ces catégories nous permet de tirer des déductions solides sur ce que les recommandations de la CVR pourraient inclure. À ce jour, les rapports des commissions vérité contiennent des recommandations sur la réforme institutionnelle, la réforme juridique, les réparations, les mesures de non-répétition, la réforme constitutionnelle, les poursuites pénales et les mécanismes de suivi. La majorité des recommandations analysées relèvent des cinq premières catégories listées ici. Moins de la moitié d’entre elles ont envisagé la réforme constitutionnelle et les poursuites pénales.

Depuis que la CVR de Colombie a débuté en 2018, elle a ajouté l'engagement de jeter les bases de garanties de non-répétition comme quatrième objectif de son travail. Les recommandations qui figureront dans son rapport proviendront de trois sources : les rapports soumis par les victimes et les organisations de défense des droits humains, une analyse des rapports de précédents organes de recherche de la vérité, les conclusions relatives au conflit armé et les propositions de ceux qui ont participé aux activités de la CVR.

En Colombie, trois innovations seront probablement introduites par la CVR en matière de recommandations. Tout d'abord, les progrès réalisés en matière de reconnaissance des groupes vulnérables protégés par la Constitution, connus localement sous le nom de ‘focalisation différentielle’, auront un impact sur la manière dont les recommandations rendront compte des préjudices et des impacts du conflit armé sur les groupes ethniques, les femmes, les membres de la communauté LGBTIQ+ et d'autres individus et groupes socio-économiquement marginalisés. Deuxièmement, la CVR a pris en compte de nouveaux types de préjudices et de violations des droits - les dommages environnementaux et la ‘violence reproductive’. Troisièmement, de nouveaux acteurs, en particulier issus du monde des affaires, mais aussi des acteurs armés non étatiques démobilisés au début des années 1990 qui n'avaient pas participé à des processus de recherche de la vérité de cette ampleur, ont été inclus dans le travail de la Commission. Le secteur des affaires a participé de manière significative aux « Dialogues pour la non-répétition » de la CVR – du nom de la méthodologie qu’elle a privilégiée pour recueillir les recommandations à inclure dans le rapport.

Enfin, le déploiement par la CVR de 24 "Maisons de la vérité" dans les zones les plus touchées par le conflit donne aux commissaires l'occasion d'envisager la formulation et la mise en œuvre des recommandations dans une optique locale.

Les recommandations : un devoir de l’État colombien

La prolongation accordée par la Cour constitutionnelle a permis la publication du rapport de la CVR afin de lui éviter d’être pris dans la campagne électorale en cours.

Néanmoins, comme ce fut le cas pour la mise en œuvre de l'accord de paix, le changement de gouvernement national et d'autorités locales prévu au second semestre 2022 pourrait avoir de sérieuses répercussions sur la mise en œuvre de ses recommandations. Pour qu'une action coordonnée et durable puisse avoir lieu, le projet de justice transitionnelle de l'accord de paix, dont la CVR fait partie, doit être considéré comme un devoir de l'État. Cela signifie que tous les organes du gouvernement, tant au niveau national que local, doivent s'engager à donner suite aux recommandations dès que possible après la publication du rapport. Cela signifie également que les recommandations de la CVR ont plus de chances d'être mises en œuvre si elles recoupent la lettre et l'esprit de l'accord de paix.

La prolongation accordée par la Cour constitutionnelle à la CVR lui accorde aussi une période supplémentaire de deux mois pour la diffusion et l'information sur le rapport. Mais si ses statuts reconnaissent la nécessité d'établir un comité de suivi chargé de surveiller la mise en œuvre de ses recommandations, la durée et la composition de ce comité restent floues. Les commissaires sont chargés de formuler le mandat et le règlement intérieur de cet organe, dont la conception est encore inconnue. Une partie de leur tâche consiste maintenant aussi à préciser les actions de sensibilisation, dans le cadre de l'extension de leur mandat.

D'après les études de cas incluses dans le projet Beyond Words, des efforts de diffusion solides et des comités de suivi forts améliorent les chances que les recommandations soient mises en œuvre en fournissant à la société civile les outils nécessaires pour demander des comptes aux autorités. Il reste à voir si ce sera le cas en Colombie.

Adriana RudlingADRIANA RUDLING

Adriana Rudling, titulaire d'un doctorat en sciences politiques de l'Université de Sheffield (Royaume-Uni), est chercheuse post-doctorante à l'Institut Chr Michelsen de Bergen (Norvège) et chercheuse post-doctorante invitée à l'Instituto Pensar de Bogota (Colombie). Ses recherches portent sur les interactions entre les victimes de violations massives et systématiques des droits humains et les mécanismes et mesures adoptés pour le traitement des violences du passé.

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