Tunisie : le général Rachid Ammar, ‘héros de la révolution’ accusé d’homicide

À travers lui, c’est le rôle de l’armée qui est en procès. Le général Rachid Ammar, ancien chef d’État-major des armées de terre a comparu, lundi 14 février, devant la chambre judiciaire spécialisée de Tunis. Jusqu’ici considéré comme un chef militaire exemplaire durant la révolution, il est accusé d’homicide volontaire et de tentative de meurtre.

Rachid Ammar entouré de soldats et de manifestants
Célébré pour son rôle pacificateur durant la révolution de 2011 en Tunisie, le général Rachid Ammar n’aurait pas dit « non » aux ordres de Ben Ali, comme le veut la légende.
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C’est l’un des héros de la révolution. Le général Rachid Ammar, 64 ans au moment des évènements qui ont bouleversé l’histoire de la Tunisie, s’est illustré par son calme olympien et sa gestion raisonnée de la crise, qui faisaient l’admiration de ses troupes. Au point que l’un des blogueurs de la cyber-dissidence au temps de la dictature, le jeune Yacine Ayari, avait manipulé cette image de militaire vertueux pour tenter d’asséner le coup de grâce au pouvoir vacillant de l’ancien président Zine el-Abidine Ben Ali. « L’homme qui a dit non », a-t-il intitulé un blog du début janvier 2011, prétendant que le chef d’état-major avait refusé d’exécuter les ordres du président de tirer sur les foules. L’intox s’est propagée comme une trainée de poudre sur les réseaux sociaux, ancrant encore plus la sympathie de la population vis-à-vis d’une armée réputée républicaine, malgré les abus commis pendant la révolution notamment après le 14 janvier, date à laquelle Ben Ali fuit vers l’Arabie saoudite.

Couverture du magazine Jeune Afrique du 30 janvier 2011.

Or, ce lundi 14 février, le général « qui a dit non » a comparu devant la chambre spécialisée en justice transitionnelle de Tunis, siégeant au Tribunal de première instance. Le matin en tant que témoin dans une affaire de meurtre et l’après-midi, en tant qu’accusé aux côtés d’autres hauts cadres de l’appareil sécuritaire, à la suite des répressions d’un sit-in organisé dans la Kasbah, un quartier central de la capitale tunisienne. Ces événements tragiques ont eu lieu les 25, 26 et 27 février 2011 et ont fait cinq morts et plusieurs blessés.

Protestataires délogés de force

Le deuxième sit-in de la Kasbah, sur la place du Gouvernement, à l’entrée de la Médina, commence le 20 février 2011. Un premier sit-in a été organisé un mois auparavant, sur ce lieu symbole du pouvoir exécutif, par des jeunes venus de toutes les régions de Tunisie. Si lors de la « Kasbah I » les manifestants ont réclamé des droits socio-économiques bafoués des décennies durant et le départ des caciques du régime, les revendications de ceux de la « Kasbah II » sont plus tranchantes. Ils veulent la démission de Mohamed Ghannouchi, Premier ministre sous Ben Ali et toujours chef de gouvernement, même après le départ du dictateur et l’élection d’une Assemblée nationale constituante.

Cinq jours après le début du rassemblement de ce glacial mois de février, les protestataires sont délogés de force. Ce qui va les pousser à rayonner autour de l’avenue Bourguiba, au centre-ville : la rue Sadiki, la place Barcelone, le Passage, l’avenue de Madrid, la rue de Lyon… C’est là où tomberont, durant trois jours, cinq jeunes hommes, dont deux âgés de 17 ans, tués par balles par les agents de sécurité positionnés aux côtés des soldats.

Intérieur et armée se renvoient les responsabilités

Lundi dernier, la chambre spécialisée de Tunis a confronté Farhat Rajhi, ministre de l’Intérieur au moment des faits et le général Ammar, qui se sont renvoyé la balle et les responsabilités pendant plus de deux heures. Devant l’Instance vérité et dignité (IVD), qui l’a auditionné à deux reprises au cours de l’année 2018, Rajhi avait affirmé que le chef d’État-major des armées de terre était devenu « l’homme fort du ministère de l’Intérieur », chargé de diriger la salle des opérations au ministère de l’Intérieur et de coordonner militaires et forces – policières – de sûreté nationale depuis l’après-midi du 14 janvier 2011.

Mais devant la Cour et face au général, l’ancien ministre fait un pas en arrière. Il ne dit pas : « Les ordres, c’est le général, qui les donnait », mais plutôt : « Mes prérogatives se limitaient à la gestion des affaires administratives du fait que je suis juge de carrière et que je ne maitrise pas les rouages du secteur de la sécurité » ; « Interrogez Ahmed Chabir, le directeur de la sûreté nationale, qui travaillait en binôme avec le général Ammar sur le rôle joué par ce dernier au moment des faits. Moi je n’ai jamais mis les pieds dans la salle des opérations. »

Dans une autre confrontation devant la chambre spécialisée, ce matin-là du 14 février, Ahmed Friaâ, accusé dans l’affaire et ministre de l’Intérieur du 12 au 27 janvier, énonce un propos similaire à celui de son successeur : « J’ai été nommé par Ben Ali à la tête d’un ministère dont j’ignorais le fonctionnement. Lorsque je lui ai rétorqué ‘je suis universitaire, je ne connais rien au domaine sécuritaire’, l’ex-président m’a répondu ‘vous nous aiderez dans le domaine des affaires politiques et de développement local et vous saurez calmer le jeu’, vos directeurs généraux se chargeront de la sécurité ».

Responsabilités croisées

Dans l’acte d’accusation instruit par l’IVD et transmis à la chambre spécialisée, le nom du général Rachid Ammar a été cité dans l’affaire du décès du jeune Anis Farhani survenu le 13 janvier 2011. Une accusation venue du fait qu’à partir du 9 janvier, jour où l’armée est déployée sur tout le territoire, on réactive une structure de coordination entre ministères de l’Intérieur et de la Défense : la Commission de lutte contre les catastrophes. A la première réunion de cette commission, assistent le ministre de l’Intérieur Rafik Haj Kacem (démis de ses fonctions le 13 janvier), le ministre de la Défense Ridha Grira, le chef de la garde présidentielle Ali Seriati, ainsi que plusieurs militaires de haut rang dont le général Ammar et le général Ahmed Chabir, directeur général de la sécurité militaire.

Le portrait d'Anis Farhani est placé sur un drapeau tunisien (montage)
Le nom du général Ammar est cité pour l’affaire du décès du jeune Anis Farhani, survenu le 13 janvier 2011.

Avocate des parties civiles, la sœur d’Anis, Lamia Farhani, explique : « C’est cette structure de crise qui donnait les ordres aux agents de la sécurité sur le terrain. La chaine de responsabilité dans les crimes commis pendant la révolution remonte aux hauts cadres du ministère de l’Intérieur, de l’armée et du parti au pouvoir. Voilà en quoi leur présence [à ce procès] est importante pour nous : ils sont à notre avis complices des violences extrêmes subies par les manifestants à cette période-là ».

Le général Ammar nie toute responsabilité dans les décès survenus lors des protestations révolutionnaires, dont celui d’Anis Farhani. « Nous n’avons d’ailleurs jamais subi d’assauts contre nos troupes dont la mission consistait à sécuriser les institutions de souveraineté. Les protestataires brandissaient uniquement des revendications socio-économiques », dit-il.

Militarisation du ministère de l’Intérieur

Ilyes Bensedrine, ancien sous-directeur chargé des investigations à l’IVD explique à Justice Info pourquoi celle-ci a orienté ses accusations d’homicide volontaire et de tentative de meurtre contre le haut cadre militaire et non pas contre le responsable politique.

« Le général Rachid Ammar a tout fait pour nommer en février 2011 l’ancien maitre de la sécurité militaire, le général Ahmed Chabir, en tant que directeur de la sûreté nationale au ministère de l’Intérieur, entraînant la militarisation de fait de ce ministère. C’est ainsi que la responsabilité de facto dans les évènements de la « Kasbah II » revient au général Ammar. Selon le Statut de Rome, sa responsabilité de supérieur hiérarchique est engagée dans ce cas précis. Les victimes sont tombées trois jours durant. Il aurait dû ouvrir rapidement une enquête administrative pour mettre fin aux violences excessives de ses agents. »

Dans un livre intitulé « L’Enquête », portant sur le 14 Janvier et les jours d’après, les journalistes Abdelaziz Belkhodja et Tarak Cheik Rouhou ont dénombré le nombre de victimes tombées après le 14 janvier, lorsque la police honnie par les Tunisiens s’est retirée, déposant ses armes dans les casernes et laissant majoritairement libre champ à l’armée. Le 15 janvier, les auteurs comptent 34 morts par balles, dont 20 tués par l’armée. Le lendemain, sur les 18 « martyrs de la révolution », 10 sont tués par des militaires. C’est lors du couvre-feu que les soldats ont tiré. Avec notamment une arme de guerre, le fusil Styer. Certains officiers inexpérimentés, des élèves de l’académie militaire, appelés en renfort pendant l’état d’urgence tiraient, à coups de rafales meurtrières. Sur le terrain, la psychose était générale.

En quatre années de fonctionnement des chambres spécialisées, c’est la première fois que de très hauts cadres de l’appareil sécuritaire s’affrontent autour de la vérité sur leurs responsabilités. Aucun des trois hommes, deux ministres et un général, appelés à la barre ce lundi 14 février n’a admis une quelconque responsabilité dans l’usage abusif et non proportionné de la force létale contre les manifestants pacifistes. Il y a de cela onze ans déjà.

La Cour a annoncé les prochaines audiences pour le 25 avril, séance au cours de laquelle elle a décidé d’inviter un représentant du ministère de la Défense pour l’interroger sur les mouvements de l’armée pendant les journées fatidiques des 25, 26 et 27 février 2011.