Ukraine : ce que c’est d’être avocat d'un soldat russe en guerre contre son pays

Le 29 juillet, la cour d'appel de Kyiv a réduit à 15 ans la peine prononcée à l'encontre du premier soldat russe jugé pour crimes de guerre en Ukraine depuis le 24 février. En mai, Vadim Shishimarin, 21 ans, avait été condamné à la prison à vie. Nous avons rencontré Viktor Ovsyannikov, l'homme qui a accepté de défendre cette affaire emblématique.

Un avocat en costume est assis au premier plan. En arrière-plan, des militaires et une personne dans le box des accusés.
Viktor Ovsyannikov (premier plan), l'avocat du premier soldat russe accusé de crime de guerre depuis l'invasion de l'Ukraine par la Russie, Vadim Shishimarin (à l'arrière plan). Attaqué sur les réseaux sociaux, menacé, l'avocat commis d'office estime toutefois que la majorité des Ukrainiens comprennent le rôle de la défense, même en temps de guerre. © Irina Salii
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« L'appel déposé par la défense a été partiellement satisfait », a déclaré la cour d'appel de Kyiv le 29 juillet, ajoutant que le soldat russe « Vadim Shishimarin est condamné à 15 ans de prison ». Shishimarin, 21 ans à l'époque, avait été condamné à la prison à vie pour crimes de guerre au mois de mai, pour avoir tué un civil non armé, dans le premier procès de ce type organisé après l'invasion de la Russie.

Le sergent originaire de Sibérie a admis avoir tué un civil de 62 ans, Oleksandr Shelipov. Shishimarin affirme avoir tiré sous la pression d'un autre soldat, alors qu'ils tentaient de battre en retraite et de s'enfuir en Russie dans une voiture volée, le 28 février. Son avocat, Viktor Ovsyannikov, a fait appel, soulignant la « pression sociale » ayant pesé sur la décision.

Un avocat avec une mitraillette

Immédiatement après la séance au cours de laquelle la cour d'appel de Kyiv a commué la peine, nous avons demandé un entretien avec Me Ovsyannikov. Quelques jours plus tard, nous nous sommes rencontrés dans le cabinet de l'avocat, situé dans un immeuble à plusieurs étages d'un quartier central de la capitale.

Comme la plupart des Ukrainiens, il se souvient parfaitement du 24 février. « Ma femme m'a sorti du lit à quatre heures et demie... Le 25, j'ai écrit une lettre pour demander à être mobilisé. Ça a été une chance qu'ils aient eu assez d'armes légères pour m'en donner une. Ils ont formé une unité et nous ont placés aux postes de contrôle à Kyiv. »

Mais très vite, il va retourner à son activité professionnelle. En mars, le SBU [Service de sécurité de l'Ukraine, principale agence de renseignement] commence à identifier des traîtres, des espions et des pilleurs. Il y avait peu d'avocats à Kyiv à l'époque. Ovsyannikov commence à recevoir des appels pour des dossiers où un avocat est requis, aux frais de l'État.

Malgré la loi martiale, l'obligation d'être représenté par un avocat demeure. Il accepte un premier mandat du Bureau d'aide juridictionnelle et se remet au travail. « Un jour, j'ai quitté mon poste de contrôle et je suis parti pour le centre de détention. J'ai rendu visite à mon client en uniforme et je lui ai dit : 'Je suis avocat'. J'avais toujours une mitraillette à mon épaule », se souvient-il.

Soldats russes capturés et échangés

Shishimarin n'était pas le premier soldat russe qu'il a dû représenter ce printemps. « Des militaires russes ont été capturés dans la région de Kyiv, accusés de franchissement illégal de la frontière, d'atteinte à l'intégrité territoriale. Les affaires ont été rapidement classées, car il s'agissait de prisonniers de guerre, et ils ont été échangés », raconte l'avocat.

En mars, les tribunaux de Kyiv ne fonctionnaient pas. Ce sont les procureurs qui étaient chargés de prendre des mesures de contrainte. Ils organisaient des audiences dans un bureau avec le suspect, un avocat, un procureur. Et c’est un procureur senior qui, à la place d'un juge, écoutait les parties et prenait les décisions.

Shishimarin n'est pas sa première affaire médiatisée. En 2018, le tribunal Obolonsky de Kyiv jugeait par contumace l'ex-président de l'Ukraine Viktor Ianoukovitch, accusé de trahison. Ses cinq avocats ayant quitté l’audience en signe de protestation, le tribunal demande au Bureau d’aide juridictionnelle qu’un avocat vienne protéger les droits de l’accusé.

Cela tombe sur Viktor Ovsyannikov. « A l'aide juridictionnelle, ils ne donnent jamais le nom du client en premier. Ils nous disent ‘vous avez un rendez-vous demain à 9 heures. On vous envoie le dossier et vous verrez.’ Quand j'ai vu [qu’il s’agissait de l'affaire Ianoukovitch] la nuit, mon sommeil s'est envolé comme ça. Peut-être que je ne n’aurais pas été enthousiaste à l'idée de m'occuper de l'affaire Ianoukovitch... mais voilà, c'est la pratique », dit-il.

Il ne participe qu'à une journée d’audience. « Au départ, je n'avais pas prévu d'aller voir M. Ianoukovitch. Mais il m'a envoyé une invitation », et l'avocat estime qu'il est de son devoir de rencontrer son client, en Fédération de Russie. « [Le tribunal] me traitait comme un meuble... voici un avocat, donc nous pouvons avoir une audience. Le procureur avait apporté lui-même son mégaphone et ses haut-parleurs... En général, c'était une affaire assez drôle », se souvient-il.

« L'aide juridictionnelle m'a rapidement rendu accro »

À la fin du mois d'août, cela fera 10 ans que Me Ovsyannikov a passé l'examen du barreau.

Depuis 2018, il exerce en tant que défenseur public au sein du Bureau d'aide juridictionnelle. « Avant cela, je travaillais en privé dans des dossiers économiques, administratifs et civils. À l'aide juridictionnelle, j'ai travaillé presque exclusivement sur des affaires pénales, et cela m'a rapidement rendu accro.... Les dossiers privés vous font courir après le client, mais ici c'est le client qui court après vous. De plus, dans notre pays, les gens n'ont pas vraiment d'argent pour payer de gros honoraires d'avocat. Avocat, c'est un travail comme un autre. »

Me Ovsyannikov ouvre un tableur Excel sur son ordinateur portable et montre comment les honoraires de l'avocat de la défense sont calculés en fonction de plusieurs paramètres : détention, nombre de séances au tribunal, gravité du crime, etc. Dans le cas de Shishimarin, il explique que ses honoraires ont été d'environ 25 000 hryvnias [675 euros]. Cela comprend le stade de l'enquête préliminaire, le procès de première instance et la procédure d’appel.

Ecran d'ordinateur affichant un tableau Excel de comptabilité.
Me Ovsyannikov ouvre un tableur Excel sur son ordinateur portable et montre comment les honoraires de l'avocat de la défense sont calculés. © Irina Salii

Actuellement, en tant qu’avocat commis d’office, Me Ovsyannikov défend le commandant adjoint d'une unité "Berkut" en Crimée, Serhiy Marchenko ; un ancien président du SBU de l'ère Yanukovych, Oleksandr Yakymenko ; un membre d’un parti pro-russe, Ivan Komelov ; et un commandant russe, Sergei Steiner. Tous par contumace. « Ils peuvent se payer un avocat de la défense, mais en ont-ils besoin ? », demande l'avocat. « C'est plutôt l'Ukraine qui en a besoin, afin que les jugements soient considérés comme équitables. »

Son associé au sein du même cabinet, Andriy Domanskyy travaille également pour l'aide juridictionnelle. Il est connu pour être l'avocat de l'oligarque pro-russe Viktor Medvedtchouk accusé de haute trahison ainsi que de Mikhail Romanov, un militaire russe jugé pour meurtre et viol dans la région de Kiyv.

« Ma mère allait encore devoir boire des seaux de tranquillisants »

Viktor Ovsyannikov entre dans l'affaire Shishimarin le 20 avril, d’une façon très simple d’après son récit. Ce jour-là, il reçoit un appel du Centre d'aide juridictionnelle après une audience au tribunal de district de Solomenskyy à Kyiv. L'article de loi auquel il est fait référence - l'article 438 - indique qu'il s'agit d'une enquête spéciale.

« Qui est l'accusateur ? J'ai demandé. - Le service de sécurité. Leur bureau se trouve dans la rue Shutova, juste en face du tribunal. - Pourquoi ne pas prendre l'affaire, me suis-je dit, c'est à cinq minutes d'ici. Alors j'ai dit oui. Ils m'ont transmis l’assignation, avec les coordonnées de l'enquêteur. J'ai appelé. - Un interrogatoire est prévu. - Avec qui, un témoin ? - Non, avec le détenu. J’étais habitué au fait que l'article 438 du Code pénal impliquant une enquête spéciale, généralement il n'y avait pas de détenu. Si j'avais su qu'une personne était en détention, peut-être que je n'aurais pas pris l'affaire. J'ai toujours une certaine prévention morale contre cela. Mais j'avais déjà dit OUI. Faire marche arrière, d'une part, n'aurait pas été très élégant. Ils savent au Bureau d’aide que si j'accepte une mission, je vais jusqu’au bout. Et puis la curiosité l'a emporté. Je me préparais déjà mentalement pour l'affaire. Ma mère allait encore devoir boire des seaux de tranquillisants... »

Viktor Ovsyannikov échange avec son client Vadim Shishimarin, dans le box des accusés.
Viktor Ovsyannikov échange avec son client, Vadim Shishimarin. « Un client comme un autre », assure-t-il © Irina Salii

« Il n'avait aucune chance d’être acquitté »

Me Ovsyannikov poursuit son récit. « Les villageois avait reconnu Shishimarin. Il n'a jamais rien nié. Il n'y avait aucune sorte d’influence sur lui. Du moins, il ne m'en a pas parlé. Vous l'avez tous vu. J'avais des attentes légèrement différentes. Je l’imaginais comme un John Rambo avec des bandes de cartouche de mitrailleuse tout autour de lui. On m'a donné le dossier de l'affaire, je l'ai examiné. Nous sommes allés sur les lieux, dans le village de Chupakhivka. J'ai parlé avec le témoin, avec l'enquêteur. Et j'ai rapidement trouvé que les qualifications juridiques étaient trop lourdes », se souvient-il.

Pour lui, Shishimarin aurait dû être accusé d'homicide ou de meurtre simple. Il souligne une autre lacune : l’absence des témoignages des autres militaires qui se trouvaient dans la même voiture. L'un a été tué, les deux plus hauts gradés ont été échangés. Seul le soldat Ivan Maltisov est resté comme témoin. Il n'y a aucune trace d'entretiens avec les soldats échangés. L'avocat pense que les forces de l'ordre ont appris le meurtre après l'échange.

Le verdict de première instance, pour l’avocat, a été « trop sévère ». « Je crois que mon client est victime des circonstances, dit-il. Si la situation était normale, il n'aurait pas fait ce qu'il a fait. » L'avocat estime que ce qu’a fait Shishimarin, qui a tragiquement et accidentellement conduit à la mort d'un civil, est sensiblement différent des actes de ceux qui tirent délibérément sur des cibles civiles, tirent des roquettes et larguent des bombes.

Dans son appel, Viktor Ovsyannikov a d'abord demandé que Shishimarin soit acquitté. Mais la cour d’appel a expliqué que cela était impossible d'un point de vue procédural. La cour ne peut pas prononcer une nouvelle condamnation, seulement une "décision ordinaire" de classement de l'affaire ou de modification de la peine. Et demander un classement aurait contredit la position de Shishimarin, qui a reconnu sa culpabilité, confirmé les faits et accepté d'être puni. L'avocat a demandé d'atténuer la peine, de la prison à vie a 10 ans.

« J'ai compris qu'il n'avait aucune chance d’être acquitté. Mes confrères plaisantaient en disant qu'un acquittement ne pourrait être prononcé qu'après que le drapeau russe ait remplacé le drapeau ukrainien. Il n'était pas souhaitable de faire traîner l'affaire et de la renvoyer devant le tribunal de première instance », commente Me Ovsyannikov.

Dans le même temps, il est durement attaqué sur les réseaux sociaux. Il reçoit des appels téléphoniques faisant appel à sa conscience, ainsi que des menaces. Il dit ne pas avoir pris cela au sérieux : "Si une personne veut faire quelque chose, elle ne s'en vante pas, mais elle le fait tout simplement." Selon lui, la majorité des citoyens ukrainiens comprennent toujours le rôle de l’avocat et admettent que tout le monde a le droit à une défense.

« Pour moi, Shishimarin est un client comme un autre. Pourquoi la société lui accorde-t-elle une telle attention ? Un bouc émissaire a été trouvé. C’est une personne qui a accidentellement tiré sur l’un de nos citoyens dans les premiers jours de la guerre. Pourquoi ne prête-t-on pas plus d’attention aux autres ? Par exemple au pilote Alexander Krasnoyartsev... Il y a eu une enquête, puis il a été échangé. Ce sont des affaires où les personnes étaient conscientes de ce qu'elles faisaient », dit Ovsyannikov.


Ce reportage fait partie d’une série sur les crimes de guerre, réalisée en partenariat avec des journalistes ukrainiens. Une première version de cet article a été publiée sur le site d’information « Sudovyi Reporter ».

10 ANS POUR UN CRIME DE GUERRE A TCHERNIHIV

Dans un autre procès de tankiste russe, un tribunal l’a condamné, le 8 août, à 10 ans de prison pour avoir tiré sur un bâtiment civil dans la ville de Tchernihiv, au nord de l’Ukraine, au début de l'invasion russe.

L'accusé, le sergent Mykhailo Kulikov, avait « traversé la frontière ukrainienne depuis la Biélorussie », le 24 février, jour du début de l'invasion russe, a déclaré le SBU, ajoutant qu'il a également tiré sur des villages alors qu'il progressait vers Tchernihiv.

Le tribunal de Tchernihiv l'a reconnu coupable de crime de guerre. A l’audience, comme rapporté par Justice Info, Kulikov avait demandé pardon à la grand-mère qu'il avait effrayée en se cachant dans son poulailler, s'est excusé auprès du propriétaire de l'appartement endommagé et « auprès du peuple ukrainien ». L'accusé risquait de 8 à 12 ans de prison.

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