Vie et mort de la première prison des Nations unies

Félicien Kabuga, qui aurait dû être son dernier pensionnaire, étant jugé à La Haye, le « Mécanisme » onusien d’Arusha en a tiré les conséquences. Le 28 février, les portes de la première prison jamais ouverte par les Nations unies, se sont refermées sur vingt-sept années de souvenirs, laissés par d’anciens dignitaires rwandais mais aussi de plus simples gens.

Transmission de la première prison des Nations unies à l’État Tanzanien
Le 23 février, Abubacar Tambadou (à droite) a confié le centre de détention des Nations unies à Arusha, en Tanzanie, au commissaire général des prisons tanzanien, Mzee Ramadhan Nyamka, après 27 ans de gestion par l'Onu. © Balthazar Nduwayezu
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Faute de locataires, l’éléphant blanc d’Arusha a remis sa prison au gouvernement tanzanien. Composé de 89 cellules de haute sécurité, logées dans l’enceinte d’un centre correctionnel tanzanien, à côté de l’aérodrome d’Arusha à huit kilomètres du centre-ville, l’UNDF (pour « United Nation Detention Facility ») a hébergé plus de 93 prisonniers durant ses 27 années d’existence, selon les chiffres communiqués par le greffe.

Lorsqu’elle a été inaugurée en 1996, sous la juridiction du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), c’était la première fois qu’un organe des Nations unies créait et gérait un centre de détention. L’établissement carcéral a été placé sous la responsabilité du Mécanisme international pour les tribunaux pénaux (MTPI) après la fermeture du TPIR en 2015. C’est donc ce Mécanisme, qui l’a remis au gouvernement tanzanien, à la faveur d’une petite cérémonie organisée le 23 février au sein de l’UNDF, à laquelle Justice Info a assisté.

Costume gris et cravate rouge, le greffier du Mécanisme Abubacar Tambadou représentait le Secrétaire général des Nations unies. Uniforme marron et or, le commissaire général des Prisons, Mzee Ramadhan Nyamka représentait le gouvernement de Tanzanie. Ce dernier entrera en possession de l’établissement le 28 février, a précisé le fonctionnaire onusien. Cela aidera à « désengorger d’une façon ou d’une autre les prisons nationales de haute sécurité », s’est félicité le militaire tanzanien. Sous le soleil d’Arusha, au-dessus d’une table napée du drapeau des Nations unies, les deux hommes échangent symboliquement une poignée de main et l’acte de cession officielle de la prison des accusés du génocide de 1994.

26 mai 1996 : accueil des trois premiers locataires

C’est aussi l’acte de décès d’un centre de détention qui a pris vie, précisément, le 26 mai 1996, à l’arrivée de ses trois premiers pensionnaires rwandais : Jean-Paul Akayezu, ancien bourgmestre de Taba dans l’ancienne préfecture de Gitarama ; Clément Kayishema, médecin et ancien préfet de Kibuye ; Georges Rutanganda, ex vice-président de la milice Interahamwe, fer de lance du génocide des Tutsis au Rwanda.

Après eux, plus de 90 autres accusés du TPIR se sont succédés dans ces cellules, dont des hauts gradés de l’armée, des ministres avec à la tête le premier d’entre eux durant le génocide, Jean Kambanda, des responsables religieux, mais aussi de plus simples gens, tel le milicien Omar Serushago ou encore un certain GAA – dont l’anonymat reste protégé – inculpé pour outrage à la Cour, cultivateur et seul Tutsi qu’aura jugé l’institution judiciaire.

Kambanda y passera seulement quelques jours, avant d’entrer en négociation avec l’accusation pour un plaidoyer de culpabilité qui se soldera par une condamnation à la prison à vie. Ce banquier converti en homme politique, après avoir été approché par le bureau du procureur est déplacé vers une maison sécurisée à Dodoma, au centre du pays.

Une cellule de la prison des Nations unies (UNDF)
La prison de l'Onu comptait 89 cellules et a accueilli en tout 93 individus dont les plus hauts dirigeants du Rwanda pendant le génocide en 1994. © Balthazar Nduwayezu

Un bon commandant et « une bonne vie »

L’histoire ne dit pas si Kambanda a bénéficié de meilleures conditions de détention. Mais elle retiendra que pour ceux qui sont restés à l’UNDF, la vie était très correcte. Ils mangeaient bien, faisaient du sport, pratiquaient le culte dans leurs religions respectives, célébraient des fêtes au sein de la prison. Ils ont pu avec le temps bénéficier de visites conjugales. Les ex-pensionnaires et leurs avocats attribuent ces bonnes conditions de détention à deux hommes en particulier : l’ancien greffier Adama Dieng, mais aussi et surtout au commandant qui a administré cet établissement pendant dix-huit années, de 1999 à 2017, le Malien Saïdou Guindo.

« Il a été très gentil », nous dit Innocent Sagahutu en parlant de Guindo décédé le 22 décembre dernier, peu de temps après son entrée en retraite. « Il était fraternel et amical, et il portait bonne oreille à nos doléances », dit l’ancien capitaine rwandais, contacté par téléphone à Niamey au Niger où il est bloqué avec sept compagnons d’infortune. C’est aussi l’avis de Peter Robinson, avocat américain qui a eu à visiter cette prison pendant d’abord huit ans, de 2002 à 2010, pour s’entretenir avec son client Joseph Nzirorera, l’ancien secrétaire général de l’ex-parti présidentiel ; puis pendant trois ans pour assurer la défense de l’ex-ministre du Plan Augustin Ngirabatware, le tout dernier locataire de la prison onusienne. Ngirabatware, qui est aussi le gendre de Félicien Kabuga dont le procès est en cours à La Haye, a quitté Arusha en décembre dernier pour le Sénégal, où il sert sa peine.

« Leurs conditions à l’intérieur de l’UNDF étaient assez bonnes, ils avaient leur liberté de mouvement dans le centre de détention, par rapport à La Haye où la sécurité est très serrée » témoigne Me Robinson, contacté aux États Unis par téléphone. « Oui, il est vrai qu’à La Haye on a un meilleur établissement en termes d’infrastructures, mais concernant la vie en elle-même, les conditions étaient de loin meilleures à l’UNDF. Ils vivaient en communauté. Des personnes de tous les niveaux d’éducation, des personnes très instruites avec des personnes très peu scolarisées mais vivaient en harmonie, si l’on peut dire. Ils avaient des comités représentatifs pour les questions administratives, ils étaient organisés et ils avaient une bonne vie, même si une prison reste une prison », dit l’avocat.

Pratique des cultes et excommunication de Ngeze

Les détenus recevaient des religieux, rémunérés par le TPIR puis le MTPI, pour officier leurs différents cultes. Les catholiques, plus nombreux, ont vu se succéder plusieurs aumôniers, même s’ils comptaient parmi eux des prêtres tel que Athanase Seromba, Hormisdas Nsengimana et Emanuel Rukundo. « Avant l’extension en hauteur de l’UNDF, il y avait une grande salle qui pouvait servir de réunion et de chapelle pour la célébration des messes. Mais lorsque l’on a construit et ajouté un niveau, l’espace a été réduit, et ce qui servait de réfectoire, pouvait aussi servir de chapelle les dimanches », explique Sagahutu, arrivé dans les lieux en novembre 2000. L’ancien compositeur de la chorale de Kigali, l’ex-président du MRND Matthieu Ngirumpatse, dirigeait ainsi une chorale au sein de la prison qui rendait la messe très agréable, selon l’ancien militaire. « Nous avions une grande chorale qui pouvait faire descendre les anges lors des fêtes de Noël ou de Pâques », blague-t-il.

Réfectoire de la prison des Nations unies (UNDF)
Le réfectoire de la prison, qui a pu aussi servir de chapelle aux prisonniers. © Balthazar Nduwayezu

Les anglicans, pour leur part, ont perdu leur évêque Samuel Musabyimana, mort en 2003 avant son procès. Mais ils recevaient régulièrement un pasteur de l’extérieur, qui pouvait par moment laisser sa place à Justin Mugenzi, responsable religieux de rang hiérarchique inférieur par rapport à Musabyimana – qui « disait qu’il était chanoine », précise Sagahutu.

Les adventistes, nonobstant la présence du Pasteur Elizaphan Ntakirutimana, avaient droit à un pasteur qui venait tous les samedis pour le sabbat. Et comme les anglicans, ils célébraient leurs messes dans les locaux de classes de langues. Quant « aux musulmans, dont j’étais responsable, j’avais réussi à faire aménager un local pour nous servant de mosquée. Nous avions un Imam qui venait deux fois la semaine, et qui a fini par avoir du travail à la prison », détaille Sagahutu. Non sans révéler qu’il s’est trouvé, en 2001, dans l’obligation d’« excommunier » Hassan Ngeze, le trublion de la prison, après que l’ancien rédacteur en chef du journal extrémiste Kangura se soit déclaré adepte de Satan.

Un esprit saint dans un corps sain

Les locataires de l’UNDF étaient aussi bien lotis pour les nourritures terrestres. « Ils disposaient d’une bonne nourriture fraîche contrairement à ceux de La Haye », atteste Me Robinson. « Une nourriture africaine, appropriée pour chacun d’entre eux », ajoute-t-il. Et Sagahutu de souligner que « les deux chefs de cuisine qui se sont succédés à l’UNDF avaient des talents culinaires exceptionnels ». Les détenus mangeaient trois fois par jour, et une attention particulière était portée au régime de chacun. « Les jours de fête, nous pouvions puiser dans nos poches pour rajouter par exemple des chèvres à griller et des boissons », se souvient Sagahutu. « Pour les boissons fortes, même si c’était interdit, nous avions nos moyens de les obtenir », confie-t-il. Un agent tanzanien de la sécurité retraité, qui a requis l’anonymat, nous l’a confirmé. L’UNDF n’a pas semble-t-il échappé à la petite corruption.

Mais un corps sain ne va pas sans sport. L’établissement carcéral des Nations unies était doté d’une salle de sport moderne, équipée de différentes machines et appareils de musculation, qui leur permettaient de ramer dans l’air, de courir sans destination, de faire du vélo sans déplacement. Les détenus se succédaient dans la salle par groupes de cinq à dix, selon la population carcérale du moment – qui atteindra son pic en 2004 avec 53 pensionnaires. Seule femme inculpée par le tribunal international, Pauline Nyiramasuhuko disposait, naturellement, d’un groupe de gymnastique pour elle toute seule. A l’entrée de la salle, une affiche déterminait l’ordre dans lesquels les groupes se succédaient. 

Visites conjugales autorisées

Après des demandes répétées de la part des détenus, le TPIR a autorisé depuis mai 2008 les visites conjugales. Une chambre a été aménagée à cet effet à l’étage. Chaque détenu avait droit à trois heures de visite avec son conjoint ou conjointe tous les deux mois. Mais si le conjoint vivait en dehors de la Tanzanie et des pays voisins, le conjoint pouvait réitérer une fois sa visite dans un délai plus proche. A cette époque, Saïdou Guindo avait expliqué à la presse que « rien n’interdit au niveau international les visites conjugales » en ajoutant que « pour les condamnés c’est le détenu qui est frappé de sanction et non son épouse. Pour les détenus dont les procès sont en cours, il y a toujours présomption d’innocence […] Nous avons le devoir de rendre la détention plus humaine ».

« Nous avions demandé que pour les célibataires, on leur cherche des copines en ville, mais cela a été refusé, sûrement à cause de Kigali », dit Sagahutu. Le Rwanda avait en effet fustigé la décision d’autoriser des visites conjugales. Martin Ngoga, alors procureur général du Rwanda avait réagi avec colère à l’annonce du TPIR, qualifiant la décision de « ridicule ». Cette pratique répandue dans le monde n’existant pas au Rwanda, ce pays craignait que cette décision ne devienne une raison de ne pas autoriser les transferts vers son territoire. Pour autant, par la suite certains détenus du TPIR ont été transférés au Rwanda.

Ngeze l’espiègle de l’UNDF

Certes, l’UNDF aurait été plus calme sans la présence de Ngeze. Le journaliste autoproclamé, a donné plus d’une fois du fil à retordre à la direction du centre pénitentiaire. Il y a eu, tout d’abord, une « tentative de suicide ». En janvier 1998, il aurait absorbé un mélange de produits chimiques, dans le but apparent de se donner la mort. Selon certaines sources, Ngeze s’était renseigné auprès de ses codétenus sur l’existence d’un antidote, le lait de vache, qu’il s’est empressé de boire lorsqu’il a repris conscience.

En 2001, il y a eu l’affaire de son site Internet. Sur « www.hassanngeze.s5.com », Ngeze parlait de son procès et de la vie au quartier pénitentiaire du TPIR à Arusha, en toute illégalité. Une fouille minutieuse a été effectuée dans sa cellule par les agents de sécurité et les techniciens de maintenance des ordinateurs du TPIR, pour ne découvrir qu’un modem branché à son ordinateur mais qui n’était pas connecté. L’hypothèse a été avancée qu’il aurait utilisé une radio disposant d’une mini-antenne satellite de type WorldSpace. Le mystère n’a pas été éventé par l’administration mais le « journaliste » a cessé ses publications.

Confrontés à ses fréquentes sautes d’humeur, que ce soit à la prison ou au prétoire, les avocats de Ngeze ont à un moment demandé et obtenu un examen psychiatrique de leur client. Les résultats n’ont pas été rendus publics. Son codétenu Sagahutu estime qu’il n’était pas malade, mais « que c’était quelqu’un de très intelligent en dépit de son niveau d’étude ». « Ngeze était en avance sur nous tous : il disposait d’un site Internet alors que pour certains de nous, même aujourd’hui, nous ne savons pas comment ça s’opère. »

Des classes de Swahili et d’anglais

« Ce type [Ngeze] était très intelligent, j’ai eu l’occasion de m’entretenir avec lui, je m’étonne d’apprendre qu’il n’avait pas été à l’école », confie Cléophace Sotera qui dispensait des cours de langues à l’UNDF. Il a expliqué qu’il y avait deux classes, l’une d’anglais et l’autre de swahili. « Ces gens étaient très appliqués bien que parfois les heures de classe étaient un moyen de se détendre. Ils ont même demandé que des certificats d’aptitude linguistiques leur soient délivrés par les Nations unies, mais en vain », dit Sotera. « Ils étaient de bons gars, très joviaux, pleins d’humour, comme s’ils s’étaient habitués à la vie de la prison », se souvient-il. « Mais une fois j’ai demandé au capitaine Sagahutu : ‘Comment ça va’, et il m’a répondu ‘je ne sais pas’, ça m’a fait réfléchir. »

La plupart des personnes qui ont eu à les côtoyer à l’UNDF disent garder des détenus un bon souvenir. À l’exception d’un agent féminin de la sécurité qui y a passé plus de 20 ans et qui nous dit avoir eu beaucoup de difficultés à les gérer, sans vouloir entrer dans les détails.

L’une des infirmières qui a eu à les soigner confie que « pour nous qui ne sommes pas du côté de la justice, ces gens nous ont semblé très bons. Nous en avons fait des amis, nous avons eu des oncles, des frères, des grands-pères, … nous étions très tristes quand certains mourraient comme cet évêque Samuel Musabyimana, ce vieux pasteur Elizaphan Ntakirutimana, ou Joseph Serugendo, ou encore cet autre dont on disait qu’il était très riche au Rwanda, Joseph Nzirorera » énumère la Tanzanienne, qui a parfaitement retenu leurs noms rwandais. « Mais aussi ceux qui sont décédés résidant à la maison sécurisée, comme le vieux Joseph Kanyabashi et Jérôme. J’ai même rendu visite à Jérôme Bicamumpamka quand il était hospitalisé à Nairobi, non pas en tant qu’infirmière, mais comme sa sœur », dit-elle.

Miriam Mpogole était la messagère qui leur transmettait des documents, et a perdu son emploi avec la fermeture du centre de détention. Car la vie du centre qui vient de s’éteindre emporte avec elle des emplois, ceux des agents locaux et internationaux. « Souvent ils pouvaient se lever de mauvaise humeur. Tu lui apportes un document à signer, tu le salues, il te regarde dans les yeux et ne répond pas, il signe le document, te le remet sans mot dire, le lendemain tu le retrouves, il t’accueille avec chaleur… », raconte Mpogole.

Un faux accusé

Ce centre n’a pas abrité que des présumés responsables du génocide rwandais ou des personnes accusées d’outrage à la Cour. Lors de l’opération Naki (Nairobi- Kigali) qui a vu plusieurs personnes arrêtées dans un grand coup de filet lancé par le TPIR dans la capitale kenyane, s’est glissé par erreur un jeune commerçant rwandais que l’équipe de traque du TPIR et les policiers kényans ont pris pour Arsène-Shalom Ntahobali, le fils de Nyiramasuhuko. Arrêté le 18 juillet 1997, Esdras Twagirimana quittera l’UNDF le 20 octobre 1997, après l’arrestation du vrai Ntahobali, sans indemnisation.

Mais à part cette erreur, qui n’est pas de son fait, la vie au premier des services pénitentiaires onusiens aura respecté les normes internationales. Les grèves de la faim observées au Centre de détention ne faisaient pas référence aux conditions de vie mais plutôt à ce que ses locataires pensaient être des dénis de justice, dans la conduite de leurs procès. Une plaque restera sur le site, pour la postérité : « Avec la gratitude des Nations Unies pour le partenariat avec le gouvernement de la république unie de Tanzanie pour l'utilisation de ce centre de détention - 20 mai 1996 au 28 février 2023. »

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