L'Italie persiste dans ses 20 ans de retard sur les crimes internationaux

C'est un paradoxe historique pour le pays où a été signé le traité de Rome, texte fondateur de la Cour pénale internationale : l'Italie n'a toujours pas intégré les crimes internationaux dans son code pénal et ne peut toujours pas exercer la compétence universelle. Et cela ne semble pas s'arranger : le 16 mars, un projet de loi visant à mettre en œuvre le Statut de Rome a été réduit à portion congrue par le gouvernement d'extrême droite de Giorgia Meloni.

Crimes internationaux - Giorgia Meloni bloque les avancées nationales en matière de compétence universelle
Fin mars, le Conseil des ministres dirigé par Giorgia Meloni (ici lors de sa conférence de presse de fin d'année, le 29 décembre à Rome) a réduit à la portion congrue un projet de loi présenté par son propre ministre de la Justice, qui devait rattraper les vingt années de retard pris par l'Italie en matière de droit international. © Tiziana Fabi / AFP
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Le 16 mars, le Conseil des ministres italien, l'organe exécutif du gouvernement actuellement dirigé par la Première ministre Giorgia Meloni, a réduit par surprise un projet de loi très attendu présenté par le ministère de la Justice. Les coupes drastiques qui ont été effectuées excluent la qualification de crimes contre l'humanité, réduisent le champ d'application des crimes de guerre et de génocide, ainsi que le champ d'application de la compétence universelle - dont la mise en œuvre n'intervient que maintenant, 20 ans après l'entrée en vigueur du Statut de Rome.

L'Italie restera donc un cas presque isolé en Europe. Depuis que la Cour pénale internationale (CPI) a commencé à fonctionner en 2002, les États parties à la Cour se sont engagés à incorporer ses principaux crimes dans leur législation nationale, à savoir les crimes contre l'humanité, les crimes de guerre, le génocide et, depuis 2010, le crime d'agression. Cette obligation informelle pour les signataires du Statut de Rome répond au principe de complémentarité, qui donne la priorité aux tribunaux nationaux, et vise à faciliter la coopération des États avec la Cour de La Haye.

Ukraine : un rappel à l'ordre

En février 2022, lorsque la Russie a envahi l'Ukraine, la coopération en matière de crimes internationaux est soudain devenue plus pertinente pour les États européens. "Pour beaucoup d’entre eux, la guerre se rapprochait de chez eux", explique Philip Grant, fondateur et directeur exécutif de TRIAL International. Dans un grand entretien réalisé en novembre 2022, il expliquait à Justice Info comment cela a accéléré le renouveau de la compétence universelle. L'Allemagne, l'Espagne, la Suède et d'autres États européens (voir notre carte) ont rapidement ouvert des enquêtes sur les crimes présumés commis par la Russie. Mais l'Italie, elle, ne dispose pas de la législation nécessaire pour suivre leur exemple.

Pour combler cette lacune, le précédent gouvernement a nommé une commission. Celle-ci a été créée en mars 2022 par l'ancienne ministre de la Justice Marta Cartabia et présidée par deux professeurs de droit italiens réputés, Francesco Palazzo et Fauso Pocar. "Nous avons travaillé très rapidement pour rédiger les 80 articles qui pourraient constituer un code homogène pour les quatre crimes internationaux", explique Chantal Meloni, professeur de droit pénal international à l'université de Milan et membre de la commission.

Le 20 mars, quelques jours seulement après la mutilation de son projet de loi, l'actuel ministre italien de la justice, Carlo Nordio, a participé à une conférence à Londres, qui réunissait des ministres de la Justice venus du monde entier pour soutenir le travail de la CPI en Ukraine. Il a renouvelé le soutien de l'Italie à la Cour de La Haye, soulignant que tout ce qu'il pouvait offrir en matière de coopération était le "savoir-faire" du pays dans la lutte contre la mafia et le crime organisé international.

Un choix au sommet ?

"Il est vrai que les procureurs italiens sont très bien équipés pour mener des enquêtes complexes", déclare Meloni. "Mais la définition de ces crimes fait défaut. Les procureurs doivent recourir à des infractions ordinaires qui ne rendent pas compte de la gravité, de la dimension systématique et du lien avec la politique de l'État. Les juges et les procureurs italiens sont impatients de commencer à travailler sur des affaires internationales. Ce n'est pas l'expertise qui manque, mais la volonté politique. Il y a eu des tentatives pour réglementer ces crimes dans le passé, explique-t-elle, mais il s'agit du premier projet significatif en 15 ans et du premier à aller aussi loin.

Lorsque le gouvernement de Mario Draghi est tombé en juillet dernier, on a craint que le projet de loi ne soit abandonné. Mais le nouveau ministre de la Justice, Nordio, a créé un groupe de travail plus restreint, comprenant notamment le juge de la CPI Rosario Aitala, et a fait avancer le projet de réforme législative. Le texte a recueilli le consensus des ministres de la défense et des affaires étrangères et l'approbation du procureur militaire en chef. Cette dernière étape semblait la plus délicate, car les tribunaux militaires ont, par le passé, entravé des projets de loi similaires afin de garder le contrôle sur la poursuite des crimes de guerre. Cependant, un compromis a été trouvé, laissant les crimes commis par les militaires à leur juridiction et plaçant tous les autres crimes de guerre entre les mains des tribunaux civils. 

"Le 16 mars, nous avons considéré l'approbation du projet de loi comme acquise", déclare Meloni. Mais la mauvaise nouvelle est arrivée sous la forme d'un bref communiqué de presse annonçant un nouveau projet de loi amendé ne mentionnant ni les crimes contre l'humanité ni le génocide. Le Conseil des ministres avait radicalement changé le texte. Ce qui s'est passé n'est pas clair, dit Chantal Meloni, mais "il semble que ce soit un choix de la présidence du Conseil" [i.e. Giorgia Meloni].

Crime d'agression et compétence universelle 

La version amendée du projet de loi n'est pas encore disponible publiquement et la date de publication n'a pas été annoncée. Cependant, le communiqué de presse du Conseil des ministres du 16 mars mentionne une compétence élargie pour les crimes de guerre, l'introduction du crime d'agression et l'extension de la compétence universelle.

L'absence notable est celle des crimes contre l'humanité, ce qui empêche les procureurs italiens de poursuivre sur ce terrain les crimes liés à l'Ukraine et aux migrants en provenance de Libye. "Même si nous avons des lois sur la torture, le meurtre et le viol, ces crimes ne sont pas considérés de manière systématique et généralisée comme l'aurait permis l'introduction d'un code international", regrette la juriste Meloni. Le projet de loi rédigé incluait l'apartheid, la persécution et les disparitions forcées, explique-t-elle. Cela n'a pas été retenu non plus.

Le rapport final de la commission, publié en mai 2022, indique que la réforme créerait un ensemble organique de lois plus adapté au monde d’aujourd’hui. Ainsi, la qualification de "génocide culturel" et la possibilité de poursuivre des personnes morales faisaient notamment partie des projets de la commission. Ces ajouts auraient permis à l'Italie de s'aligner sur certaines des évolutions contemporaines du droit international.

Il ne reste plus que le crime d'agression, conformément à la ratification par l'Italie, en 2022, de l'amendement de Kampala au statut de la CPI. Le communiqué de presse annonce également une compétence élargie pour les crimes de guerre. À ce jour, les crimes de guerre en Italie sont inclus dans le code pénal et de la paix militaire, datant de 1941, donc d’avant la Convention de Genève, explique Meloni.

En ce qui concerne la compétence universelle, le gouvernement affirme que le nouveau cadre permettra de poursuivre les crimes internationaux "quel que soit le lieu où ils ont été commis, si l'auteur se trouve de façon permanente sur le territoire de l'État". La commission elle-même avait subordonné sa compétence à la présence du suspect sur le territoire italien. Cependant, en ajoutant "en permanence", le Conseil des ministres semble faire là aussi un pas en arrière.

"D'un point de vue politique, le fait qu'un projet de loi porté par trois ministères de poids, à savoir la Justice, la Défense et les Affaires étrangères, ait été bloqué par le Conseil des ministres sans préavis est très grave", déclare Meloni. "Le vide législatif laissé est injustifiable car la commission était hautement qualifiée. Je ne sais pas quand une telle situation se reproduira".

Un regard international

"De nombreux pays ont eu les mêmes discussions à un moment ou à un autre", commente Philip Grant, directeur exécutif de TRIAL International.

Grant retrace l'histoire de la compétence universelle : un enthousiasme initial dans les années 1990 et au début des années 2000, puis un retour de bâton et une restriction partielle du champ d'application de ces lois. Mais progressivement, après le début du XXIe siècle, avec la ratification du Statut de Rome par un plus grand nombre d'États et l'arrivée en Europe d'un nombre croissant de victimes, de témoins et d'auteurs de crimes, des dizaines d'affaires ont été portées devant les tribunaux. "Je pense qu'il y a maintenant une pratique qui montre que la compétence universelle est destinée à être quelque chose de durable et qu'elle n'entraîne pas de persécutions politiques. Nous ne constatons nulle part d'abus de la compétence universelle", souligne Grant.

L'Allemagne en est un exemple. Depuis que le pays a intégré les crimes internationaux dans son droit national en 2002, les tribunaux allemands ont mené plusieurs procès de compétence universelle. Deux d'entre eux ont eu lieu récemment : celui d'un combattant de Daesh condamné pour génocide en 2021 et celui d'un Syrien accusé de crimes contre l'humanité en 2022. Mais "la mise à jour de la loi matérielle n'est que la première étape", déclare Patrick Kroker, avocat allemand du Centre européen pour la constitution et les droits humains, qui travaille notamment sur la Syrie.

Il faut aussi des procureurs spécialisés, des unités de crimes de guerre qui fonctionnent et des méthodes d'enquête particulières. L'Allemagne a connu une courbe d'apprentissage au cours des deux dernières décennies que l'Italie aurait besoin de temps pour rattraper. Kroker souligne ainsi que les enquêtes structurelles ont besoin de temps : "Vous commencez très tôt et vous allez très loin dans votre enquête pour comprendre la structure des crimes du groupe d'auteurs". Dans le cas de la Syrie, Kroker explique que tous les procès n'ont été possibles que grâce aux enquêtes structurelles entamées en 2011.

"La lutte contre l'impunité des crimes internationaux doit être considérée comme un fardeau partagé par la communauté internationale", déclare Grant. "Elle ne devrait pas être l'apanage de quelques pays. Le Danemark, l'autre pays européen à la traîne en matière de crimes internationaux, prévoit de modifier sa législation pour mieux soutenir les enquêtes sur l'Ukraine, note-t-il. L'Italie certes n'est pas totalement en reste, puisqu'elle s'est historiquement efforcée de poursuivre et de juger, par exemple, des agents américains de la CIA, des Sud-Américains dans le cadre de procès liés à l'opération Condor, et même des trafiquants d'êtres humains en Libye. "L’Italie devrait s'aligner sur ces efforts-là. Je ne comprends vraiment pas pourquoi elle prend autant de temps", s’étonne Grant.