Klaus Hoffmann : "Le problème des collaborateurs n'est pas seulement juridique, mais aussi politique"

Klaus Hoffmann est un procureur allemand du Groupe consultatif pour les enquêtes sur les crimes internationaux les plus graves, un projet conjoint des États-Unis, de l'Union européenne et du Royaume-Uni qui aide le bureau du procureur ukrainien à enquêter et poursuivre les crimes de guerre. Mi-novembre, il s'est rendu à Dnipro, dans l'est de l'Ukraine, où il a été interviewé par une journaliste du réseau soutenu par Justice Info.

Klaus Hoffmann (procureur allemand du Groupe consultatif pour les enquêtes sur les crimes internationaux les plus graves en Ukraine) explique :
Klaus Hoffmann, procureur allemand du Groupe consultatif pour les enquêtes sur les crimes internationaux les plus graves en Ukraine. © Zlochyn.dp.ua
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ZLOCHYN.DP : Qu'est-ce qui rend difficile, de votre point de vue, l'enquête sur les crimes de guerre dans les régions de Donetsk et de Luhansk ?

KLAUS HOFFMANN : Malheureusement, une partie importante de ces régions est toujours sous occupation. Cela crée des difficultés considérables pour les enquêtes car, en raison du manque d'accès, nos collègues ukrainiens sont souvent incapables d'inspecter la scène du crime et de rassembler les preuves. La seule option qui reste est de travailler avec les témoins et les victimes de crimes qui ont pu quitter le territoire occupé. Je dois également souligner que, dans la situation actuelle, nos collègues ukrainiens doivent travailler à proximité immédiate de la zone de guerre, avec des alarmes aériennes quotidiennes et des attaques constantes. Cela complique grandement leur travail. Le nombre écrasant de cas constitue un autre défi. Nous devons actuellement définir des critères permettant de classer les dossiers par ordre de priorité. Cela ne signifie évidemment pas que l'enquête sur tous les autres dossiers doive être abandonnée.

Quelle est l'importance actuelle des procès par contumace dans le système judiciaire ukrainien ?

Nous expliquons à nos collègues et amis ukrainiens que la justice internationale autorise les procédures in absentia [sans la présence de l'accusé]. Naturellement, nous comprenons que la société et, surtout, les victimes de crimes de guerre, souhaitent que la justice soit rendue le plus rapidement possible. Si les preuves sont réunies, le procès peut certes avoir lieu même en l'absence de l'accusé. Cependant, il est important de comprendre que les normes internationales prévoient une forte protection des droits de l'accusé. Nous constatons également certaines difficultés à cet égard. En particulier, l'information adéquate de l'accusé, supposé être un soldat russe, est en fait souvent retardée par le tribunal. Il est évident que la communication entre les ambassades des pays en guerre ne fonctionne pas. Un autre problème est de garantir le droit à la défense. Bien que l'accusé ait un avocat, ils n'ont aucun contact l'un avec l'autre, de sorte qu'il est très difficile pour un avocat de la défense d'être impliqué dans de telles procédures. Dans cette optique, nous avons signalé à nos collègues que d'autres pays, comme la Croatie, ont mené un nombre important de procès par contumace. Mais un certain nombre de ces affaires ont été revues par la Cour européenne des droits de l'homme. Il faut savoir d'avance que certaines décisions de justice pourront faire l'objet plus tard d'un appel à Strasbourg.

Pourriez-vous nous faire part de vos réflexions sur la manière dont les collaborateurs et les traîtres sont jugés en Ukraine ?

C'est une question très difficile. Une partie considérable de ces affaires pénales doit bien sûr faire l'objet d'une enquête et sera, par conséquent, examinée par les procureurs. Par exemple, le cas du chef du service de sécurité de Kharkiv et les cas d'autres personnes qui ont aidé à l'invasion russe, ont permis qu'elle se produise et ont également aidé à mettre en place les autorités d'occupation ou ont activement interagi avec la Russie. Toutefois, je recommande à mes collègues de suivre ces instructions pertinentes tout en déterminant s'il y a eu ou non collaboration dans chaque cas particulier. 

Ce n'est un secret pour personne que la plupart des collaborateurs "notoires" ont fui les territoires libérés…

Oui, c'est vrai. Lorsque les territoires occupés ont été libérés, les "principaux" collaborateurs ont fui en Russie. Mais en ce qui concerne les personnes qui font actuellement l'objet d'une enquête et d'un procès en tant que suspects ou qui ont déjà été inculpées pour collaboration, nous devons tout d'abord déterminer pourquoi elles sont restées dans les territoires occupés. Pour survivre, à cause de leur famille ou pour autre chose ? Il faut être très prudent dans ce genre d’affaires. Un procureur de la région de Kyiv a suggéré, lors d'une discussion, qu'il devrait y avoir une présomption générale d'innocence pour les personnes qui sont restées après la libération des territoires temporairement occupés, car nous ne pouvons pas imaginer que toutes ces personnes aient été volontairement impliquées dans des activités de collaboration. C'est une tâche difficile que de séparer ceux qui essayaient de gagner un peu d'argent et de nourrir leur famille des véritables collaborateurs. Pour conclure, j'aimerais ajouter que la manière dont le système judiciaire ukrainien traitera les collaborateurs n'est pas seulement un problème juridique, mais aussi un problème politique. À cet égard, il est raisonnable de s'appuyer sur l'expérience de la justice transitionnelle dans les pays européens, en particulier dans l'Allemagne d'après-guerre.

Quelle est, selon vous, la principale différence entre les crimes de guerre en ex-Yougoslavie que vous avez traités en tant que procureur et les crimes de la guerre actuelle ?

Je commencerai par un grand nombre de similitudes. J'ai travaillé sur une affaire contre des criminels de guerre serbes et j'ai constaté de nombreux points communs dans les actions des armées russe et serbe. Il s'agit notamment de terroriser régulièrement la population civile, d'emprisonner des civils et de les exécuter. Il y a également de nombreux crimes sexuels. Un autre point commun est l'utilisation de prisonniers dans les hostilités. Ce qui s'est passé dans les Balkans est en train de se reproduire. Cette fois, c'est en Russie.

La plus grande différence réside dans l'ampleur de la guerre et dans le nombre totalement différent de crimes de guerre et de leurs victimes. Il existe également des différences sur le plan politique. Par exemple, il est important de rappeler que cette guerre a été déclenchée et est menée par la Russie, qui est l'un des cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies. En d'autres termes, c'est l'un des pays qui est censé garantir la paix dans le monde.

Pensez-vous que, tôt ou tard, les responsables des crimes de guerre commis en Ukraine seront punis ? Et qu'est-ce qui est nécessaire pour que cela se produise ?

C'est une question très importante à la fois pour les victimes de crimes de guerre et pour la société dans son ensemble. Je pense que le mandat d'arrêt émis par la Cour pénale internationale de La Haye à l'encontre de Poutine constitue un pas très important dans cette direction. Dans le contexte du tribunal pour l’ex-Yougoslavie, personne ne s'attendait vraiment à ce que ses hauts responsables - Milosevic, Mladic, Karadzic - soient jugés. Il est évident que la situation politique en Serbie et en Russie est différente. Mais il nous faut attendre. Au fil du temps, il y aura davantage de procédures et d'arrestations. Les criminels de guerre seront ramenés de Russie ou arrêtés dans d'autres pays. Quant aux dirigeants politiques comme Poutine et Choïgu [ministre de la Défense russe], nous verrons. Cela peut prendre quelques années, mais je suis sûr qu'un jour ces personnes seront arrêtées.


Cet entretien fait partie d’une couverture de la justice sur les crimes de guerre réalisée en partenariat avec des journalistes ukrainiens. Une première version de cet article a été publiée sur le site d’information « Zlochyn.dp.ua ».

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