Le procès Sonko s’ouvre en Suisse

Ousman Sonko, ancien ministre de l'Intérieur de la Gambie, est jugé en Suisse à partir de ce lundi 8 janvier pour des crimes contre l'humanité présumés commis entre 2000 et 2016 dans son pays. Ce procès très attendu devant le Tribunal pénal fédéral de Bellinzone devrait durer jusqu'au 30 janvier.

Gambie - Procès Sonko en Suisse - Photo : tribunal fédéral suisse de Bellinzone
Des participants et observateurs du procès d'Ousmane Sonko s'apprêtent, ce 8 janvier au matin, à entrer dans le tribunal fédéral suisse de Bellinzone. © Elodie Le Maou / AFP
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Il est présenté par les associations de victimes comme un procès historique pour la Gambie et la Suisse. Après sept longues années de détention préventive, Ousman Sonko devra répondre devant un tribunal de sa responsabilité dans des exécutions extrajudiciaires, des disparitions, des actes de torture et des viols commis sous l'ancien dictateur gambien Yahya Jammeh, et de son incapacité à les empêcher.

Sonko a finalement été inculpé en avril de cette année. Il s'agit du deuxième procès pour crimes internationaux devant un tribunal civil suisse, après celui du Libérien Alieu Kosiah. Comme pour ce dernier, le procès de Sonko se tiendra devant le Tribunal pénal fédéral de Bellinzone, dans le sud-est de la Suisse.

"Malheureusement, nous ne sommes pas en mesure de fournir aux médias un calendrier détaillé de la procédure", a déclaré le secrétariat du tribunal à Justice Info, avant Noël. Toutefois, il semblerait que seules 11 victimes soient appelées à témoigner, selon l'avocat de Sonko, Philippe Currat. L'accusé plaidera non coupable et espère également obtenir l'abandon de certains chefs d'accusation, selon Me Currat.

Le plus haut fonctionnaire d'État jugé en Europe

"Le procès de l'un des hauts responsables du régime Jammeh pourrait envoyer un signal fort et donner un nouvel élan à la recherche de la vérité et de la justice, pour laquelle de nombreux Gambiens ont œuvré", selon l'ONG suisse TRIAL International, qui a déposé la plainte initiale à l'origine de cette affaire. Selon l'ONG, Sonko sera le plus haut fonctionnaire de l'État à être jugé en Europe pour des crimes internationaux en vertu du principe de la compétence universelle.

L'Allemagne et les États-Unis ont également engagé des poursuites pénales en rapport avec les atrocités commises en Gambie à l'époque de Jammeh. La commission vérité en Gambie, qui a publié son rapport en décembre 2021, a notamment recommandé des poursuites. Mais la Gambie n'a mené jusqu'à présent que deux procès connexes, qui ont abouti à des condamnations pour meurtre (et non pour crimes internationaux). L'ancien dictateur Jammeh lui-même est toujours en exil en Guinée équatoriale, où il s'est réfugié après avoir été chassé du pouvoir en 2017.

Quel accès pour les Gambiens ?

Dans le cadre de la préparation du procès, le procureur suisse a écrit au tribunal, le 17 novembre, pour lui demander de mettre en place des mesures permettant de rendre les audiences accessibles à un plus large public, notamment en Gambie. Il ne précise pas les mesures à prendre. Cette demande est soutenue par l'avocat de la défense, qui a souligné que si l'intérêt du public suisse ne sera probablement que "modéré", le procès présente un grand intérêt pour les habitants de Gambie et doit être transparent afin qu'ils puissent comprendre la procédure et son issue. Me Currat a dit qu'il aimerait que les audiences publiques soient traduites en anglais et mises en ligne.

La lettre du bureau du procureur général adressée à la Cour souligne le "caractère spécial des procédures pénales internationales et l'obligation qui en découle à l'égard de la communauté internationale". Elle cite également un précédent issu des procès de juridiction universelle en Allemagne. "En particulier, nous aimerions attirer l'attention sur les conclusions importantes des procès de l'année dernière en Allemagne (les procès dits de Coblence / Al-Khatib)", écrit le procureur. "En ce qui concerne la participation de la population syrienne au procès, la Cour constitutionnelle fédérale a ordonné au tribunal régional supérieur de Coblence, en réponse à une plainte constitutionnelle, d'autoriser les représentants des médias accrédités à suivre les débats en arabe."

Interrogé à ce sujet, le secrétariat du tribunal suisse a déclaré à Justice Info que « la Suisse ne dispose pas d'une base juridique permettant la "télévision judiciaire" ». Il a précisé que les audiences se dérouleraient en allemand et que seules les questions posées à l'accusé et aux victimes seraient traduites - en anglais. Mais il a également indiqué que "le déroulement de l'audience principale sera publié à bref délai en anglais" sur le site Internet du tribunal, et a confirmé que les journalistes gambiens pouvaient être accrédités (le site web contient des informations sur l'accréditation).

La validité des accusations contestée

Selon son avocat, Sonko devrait prendre la parole le matin du premier jour, et la première victime (Binta Jamba, qui affirme avoir été violée par Sonko) devrait témoigner le deuxième jour. Mais l'ouverture du procès pourrait être plus lente. Après les formalités initiales, le tribunal devrait demander si les parties souhaitent soulever des "questions préjudicielles". Me Currat affirme qu'il a l'intention d'en soulever plusieurs.

Parmi ces questions figurent la validité du second acte d'accusation (modifié en juin à la demande des juges qui souhaitaient que certains des faits allégués soient étoffés), les témoignages des témoins gambiens de l'enquête en Gambie, pour lesquels la défense affirme n’avoir obtenu aucun document, et l'applicabilité de la compétence universelle de la Suisse avant 2011.

La Suisse n'a intégré la possibilité de juger des crimes internationaux dans son code pénal qu'en 2011, alors que certains des crimes présumés dans cette affaire remontent à plus longtemps. Si le tribunal devait décider que la loi ne s'applique pas avant 2011, certaines des accusations tomberaient.

Les charges retenues contre Sonko sont extrêmement graves. La particularité de cette affaire, selon le procureur, est que "la responsabilité pénale de l'accusé (...) ne résulte pas seulement de son implication directe dans les infractions alléguées, mais aussi des responsabilités qu'il avait en sa qualité de ministre de l'Intérieur, puisqu'il était directement en charge de la police et de l'administration pénitentiaire". L'accusé aurait commis les crimes à la fois seul et avec un collectif d'auteurs composé de Jammeh et de membres éminents des forces de sécurité et des services pénitentiaires de Gambie. Le procureur affirme qu'il s'agissait d'une attaque généralisée et systématique contre la population civile de Gambie, c'est-à-dire d'un crime contre l'humanité.

Me Currat prévoit de contester la responsabilité hiérarchique de Sonko dans certains événements et de présenter un alibi pour d'autres, tout en faisant valoir que le droit suisse ne s'applique pas avant 2011.

Sept ans de détention provisoire

Sonko, qui aura 55 ans le 9 janvier, sera également en détention provisoire en Suisse depuis sept ans le 25 janvier. Me Currat a protesté contre la durée "disproportionnée" de cette détention provisoire et contre les conditions de détention de son client, qui, selon l'avocat, ont affecté sa santé physique et mentale. Sonko est diabétique. L’avocat estime que les règles suisses en matière de détention provisoire - qui tendent à être plus longues que dans d'autres pays européens - devraient être réformées.

La justice suisse a été notoirement lente jusqu'à présent dans les affaires de justice internationale. Le Libérien Kosiah avait passé six ans en détention provisoire avant d'être finalement jugé. Toutefois, l'actuel procureur général, Stefan Blättler, qui a pris ses fonctions au début de l'année 2022, s'est engagé à faire des crimes internationaux une priorité. Sonko a d'abord été détenu dans une prison de la ville suisse de Bienne, puis à Burgdorf, et enfin à Thoune. Son avocat affirme que Thoune ne pose pas de problème, mais qu'à Bienne, il a été détenu à l'isolement, sans beaucoup de lumière, et qu'à Burgdorf, il y a eu de graves problèmes, notamment en ce qui concerne l'accès à la nourriture, en raison d'un manque apparent de personnel pénitentiaire. Me Currat indique qu'un des yeux de Sonko a été touché et qu'il a également souffert d'une grave dépression. Mais lorsqu'on lui demande si Sonko est apte à être jugé, son avocat répond par l'affirmative.

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