A l’hôpital et à la morgue, pendant le massacre à Conakry

Des morgues qui débordent de cadavres, des hôpitaux noyés sous le flot de blessés… Deux hauts responsables des structures sanitaires à l’époque du massacre au stade, en 2009, ont été entendus dans le grand procès qui a repris en Guinée. Des témoignages documentés même s’ils restent incomplets.

Le docteur Hassane Bah (médecin légiste) expose l'horreur du massacre à Conakry en 2009, lors du
Appelé à témoigner le 22 janvier 2024, le docteur Hassane Bah était le seul médecin légiste officiant en Guinée lors du massacre du 28 septembre 2009. Il précise avoir compté 13 cas de décès par arme à feu. © Abdoulaye Bella Diallo
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Fatou Sikhé Camara a mis du fard à paupières, elle porte de grosses boucles d’oreille et un collier dorés. Cette dame de 61 ans, très élégante, était en 2009 la directrice de l’hôpital national Donka, dans la capitale guinéenne. En septembre cette année-là, la répression d’une manifestation de l’opposition au stade de Conakry fait plus de 150 morts et des centaines d’autres victimes. Entamé en septembre 2022, le procès de ce massacre a repris au tribunal criminel de Dixinn, après une pause durant les fêtes. Le 23 janvier, Fatou Sikhé Camara raconte à la cour comment son établissement a rapidement été dépassé par la situation. « On s’est retrouvé devant une véritable boucherie humaine. Mais les équipes se sont mobilisées autant qu’elles le pouvaient. » Dans le box des accusés, impassibles, les prévenus suivent avec attention le récit du docteur.

Le 28 septembre 2009, Dr Sikhé Camara ne travaille pas. Elle est à la maison lorsqu’on la prévient que quelque chose de grave est en train de se passer. « On m’a dit que ça tirait au stade, qu’il y avait des blessés. Donc je me suis rendue à l’hôpital pour tenter de comprendre. » Elle arrive sur place vers 10 heures. « J’ai été immédiatement dans la salle des urgences, où toutes les équipes étaient déjà mobilisées. Nous avons vu des blessés arriver, beaucoup de blessés, dans des états vraiment… très insupportables, » décrit-elle, en bégayant. Elle a du mal à terminer sa phrase.

Le chef des urgences déclenche le plan d’urgence. Conformément au protocole de l’hôpital, ce plan est activé « dès que le nombre de blessés atteint 25 ». « Au moment où j’arrivais ce chiffre était déjà dépassé », soupire la femme médecin. Ce jour-là, plus de 500 personnes sont admises à Donka, « situation à laquelle aucun des professionnels de santé que nous étions n’avait jamais été confronté tout au long de sa carrière ». Les jours suivants, le nombre de personnes prises en charge continue d’augmenter. Au total, 815 blessés sont soignés à Donka. 77 sont hospitalisés, dont 6 décèdent, et 738 traités en médecine ambulatoire. Le docteur donne le détail des patients reçus : 89 blessés présentent des lésions par arme à feu, 14 par arme blanche, 389 souffrent de contusions. Plus de 300 personnes sont classées dans une catégorie indistincte intitulée « autres ». Elle précise que le service de gynécologie-obstétrique prend en charge, le 28 septembre et les jours suivants, 32 cas de violences sexuelles. « Nous avons traité certains blessés pendant des mois, se souvient-elle, nous avons eu des personnes qui étaient handicapées à vie, à cause par exemple d’une section de la moelle épinière… »

Des militaires à l’hôpital

La structure de santé qu’elle dirige est submergée : « Comme j’ai vu que les moyens, que les ressources de l’hôpital ne suffisaient plus, j’ai immédiatement appelé ma hiérarchie, notamment le ministre de la Santé, pour lui dire que nous avions besoin d’assistance en produits pharmaceutiques. » Le ministre retrouve la directrice dans la salle des urgences et prend immédiatement la mesure de ce qui se passe, relate-t-elle. Au sein de la pharmacie centrale, il débloque rapidement des stocks de matériels et de médicaments. « La prise en charge [des blessés] s’est déroulée dans de très bonnes conditions, par la grâce de Dieu, pour toutes les victimes qui sont arrivées à Donka. »

Sikhé Camara loue l’action du ministre de la Santé de l’époque, le colonel Abdoulaye Chérif Diaby, pourtant accusé d’avoir cherché à entraver les soins des blessés et qui se trouve aujourd’hui dans un box vitré, aux côtés de neuf autres prévenus. « En collaboration avec les cadres du ministère, il a mis en place le comité national de crise sanitaire qui était composé de responsables hospitaliers des deux hôpitaux nationaux Donka et Ignace Deen, de hauts cadres du ministère de la Santé et des partenaires du ministère. » Sur le rôle joué par Moussa Dadis Camara, alors chef de l’État et aujourd’hui principal suspect dans le dossier, elle dit simplement qu’il « a mis à la disposition du ministère de la Santé un montant pour améliorer la prise en charge des blessés ».

Le président du tribunal ne peut s’empêcher de noter des contradictions entre la version développée par la directrice et celle rapportée par les victimes. Le colonel Chérif Diaby est accusé par les parties civiles d’être venu à l’hôpital accompagné de militaires. Il aurait insulté et même violenté les blessés. « Est-ce que ce jour vous avez constaté la présence des forces de défense et de sécurité à Donka ? » demande le juge Ibrahima Sory II Tounkara. La question est simple, la réponse du témoin l’est moins. Elle confirme avoir vu des agents autour de l’hôpital qui étaient là, dit-elle, pour faciliter le travail de ses équipes, mais à l’intérieur de Donka elle n’a aperçu personne. Dans un premier temps, elle reconnaît avoir entendu des médecins parler entre eux et dire que « des militaires sont entrés voulant les empêcher de travailler ». Mais au fil de l’interrogatoire, ses propos sont de moins en moins cohérents. La directrice finit par qualifier ces discussions de « rumeurs ». Il en va de même concernant le saccage de la pharmacie de l’hôpital Donka, rapporté par des témoins. Il y a peut-être eu une descente musclée de militaires, mais la pharmacie a pu continuer à fonctionner normalement, assure-t-elle. La directrice insiste : « À aucun moment, la continuité des soins n’a été interrompue à Donka. »  

Vu depuis la morgue

Look sérieux, costume et cravate gris anthracite, lunettes à monture fine, le docteur Hassane Bah était le seul médecin légiste en Guinée au moment du massacre. Il était responsable des morgues des hôpitaux Donka et Ignace Deen. Le 28 septembre 2009, elles croulent sous les cadavres. Elles doivent gérer 58 corps, dit-il. Il n’y a pas assez de place, les dépouilles sont rangées deux à deux. D’autres sont embaumées pour « ralentir la putréfaction » et laissées sur des paillasses. Appelé à la barre le 22 janvier, Hassane Bah raconte avoir fait ce qu’il pouvait pour documenter ces cas de mort violente. « Je n’ai pas reçu de réquisitions aux fins d’autopsie », dénonce-t-il. Il doit se contenter d’examiner les corps pour permettre leur identification et déterminer les causes des décès. « Nous avons procédé dans un premier temps au déshabillage, nous avons collecté des objets comme les montres, les pièces d’identité. » Il note 13 cas de mort par arme à feu, dont 9 victimes ont reçu une balle dans le dos, explique-t-il. L’une d’entre elles présente même les stigmates d’un tir « à bout touchant ». « Donc on a mis l’arme au niveau temporal, ici », dit le médecin en mimant un canon et en montrant avec son index et son majeur la zone sur son propre crâne. « Le cerveau a été projeté. »

Le récit est froid, précis, scientifique. Il a retrouvé plusieurs balles et il est formel, ceux qui ont tiré étaient armés de fusils d’assaut de type Kalachnikov. Il a aussi relevé sur 10 cadavres des traces « de plaies par instrument tranchant », comme une machette,« et par instrument piquant tranchant », comme un couteau ou une baïonnette.

Pendant son audition, il lit les noms des différentes victimes qu’il a pu identifier. Il égrène les âges, les professions, les causes de la mort, dans un silence assourdissant. La majorité des personnes décédées sont de jeunes hommes, mais il y a aussi plusieurs adolescents et une vieille dame. Alors que le dossier d’instruction manque cruellement d’éléments matériels, le docteur Bah apporte un avis d’expert. « Si la scène de crime avait été bien exploitée, on aurait eu beaucoup d’informations », conclut-il sur un ton amer.

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