Dossier spécial « Les entreprises face à la marée montante de la justice »

Lundin : dans les coulisses de l’enquête d’origine

C’est au tour des avocats du second accusé, le Suisse Alexandre Schneiter, de présenter leurs arguments dans le procès Lundin, en Suède. La défense de l’ancien Pdg de la compagnie pétrolière, poursuivi pour complicité de crimes de guerre, continue d’essayer de saper le dossier de l’accusation. En mettant en cause la fiabilité des sources à charge, et l’impartialité de l’enquête.

Alexandre Schneiter et Ian Lundin sont sont jugés en Suède pour complicité présumée dans des crimes de guerre au Soudan. Dessin d'audience.
Un croquis d'audience montre les accusés Alexandre Schneiter (à gauche) et Ian Lundin, le 5 septembre 2023 au tribunal de district de Stockholm, où les deux anciens dirigeants de Lundin Oil sont jugés pour complicité présumée dans des crimes de guerre au Soudan. © Anders Humlebo / TT-News Agendy / AFP
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Depuis bientôt six mois qu’il a démarré au tribunal de Stockholm, le procès Lundin s’est installé dans des routines. Audiences du mardi au jeudi, démarrage le matin à 9h15 dans la salle 34 au deuxième étage de l’imposant bâtiment qui fut dans une autre vie l’hôtel de ville de la capitale suédoise, et la pause de 20 minutes qui coupe la matinée en deux vers 10h30. Ce mardi 20 février 2024, vingt-deuxième semaine et soixante-quatrième jour du procès, le Suisse Alexandre Schneiter, l’un des deux inculpés, descend comme tout le monde à la cafétéria du rez-de-chaussée et commande un café latte ainsi qu’un sablé à la confiture de framboise. Celui qui est présenté par ses avocats comme un géophysicien devenu vice-président de la compagnie pétrolière Lundin, en charge de l'exploration, tressaute de bonne humeur, dans un geste enjoué à l’adresse de ses avocats et de son coinculpé, Ian Lundin, son ancien patron, avec qui il est accusé de complicité de crime de guerre au Soudan entre 1997 et 2003. La compagnie qu’ils dirigeaient alors faisait de la prospection pétrolière dans le bloc 5A, un territoire aujourd’hui situé dans ce qui est devenu la république du Soudan du Sud depuis 2011.

Mais en dépit de ses routines apparentes, ce procès hors norme – treize ans de procédure, 80 000 pages de dossier, deux années et demi d’audiences prévues – réserve son lot de rebondissements avec la remise en cause des sources du procureur. Notamment depuis que les avocats d’Alexandre Schneiter, ancien pdg de Lundin Oil, sont entrés en piste mardi 13 février, succédant à ceux de Ian Lundin, ancien président de Lundin Oil, qui avaient présenté leurs arguments durant vingt-quatre jours.

Attaquer la crédibilité des ONG

Ce 20 février, l’un des avocats de Schneiter, Olle Kullinger, poursuit le démontage systématique entamé fin novembre par ses confrères. Objectif : décrédibiliser les sources avancées par le procureur, ainsi que son enquête initiale. 

Le procureur a été le premier à présenter sa version des faits, l’automne dernier. Il a tenté de démontrer que les combats dans le bloc 5A étaient la conséquence du besoin de sécuriser les activités pétrolières dans un contexte de lutte pour l’indépendance menée par les rebelles du Mouvement populaire de libération du Soudan (SPLA) contre l’armée de Khartoum.

Les défenseurs des deux accusés s’évertuent, au contraire, à prouver d’une part que les combats, destructions de villages et déplacements de populations sont le résultat de banales histoires de vols de bétail entre clans, compliquées par des rivalités ethniques qui se sont d’ailleurs poursuivies après l’indépendance et qui n’ont donc rien à voir avec la présence de pétrole et le travail de Lundin Oil. Et que, d’autre part, les sources avancées par le procureur qui le premier a initié cette affaire en 2010, Magnus Elving – que Justice Info a interviewé quelques semaines avant son décès, le 23 décembre 2023 – ne sont pas fiables.

Kullinger s’attaque par exemple à l’ONG norvégienne Norwegian People’s Aid (NPA) et à son représentant, le père Dan Eiffe, qui décrit dans un rapport les conséquences du bombardement d’un village à Rier, en mai 2002. NPA avait alors évoqué 15 morts et de nombreux blessés après le largage de 16 bombes par un Antonov 32. L’ONG s’était rendue sur place pour évacuer des blessés. Eiffe avait envoyé le même jour ces renseignements à John Ashworth, un prêtre catholique engagé dans le travail d’une organisation caritative au Soudan, renseignements qui furent repris ensuite dans différents rapports d’ONG, au fil des mois. Or, affirme l’avocat, Eiffe, surnommé « commandant Dan », était loyal à la rébellion armée du SPLA. Conclusion de la défense : toute information portant sa marque doit être considérée comme sous influence rebelle. 

La défense vise ensuite le rapport « Unpaid Debt », rédigé par Egbert Wesselink et publié en juin 2010 par la Coalition européenne sur le pétrole au Soudan (ECOS), une alliance d’ONGs, sur les activités (entre autres) de Lundin Oil dans le bloc 5A entre 1997 et 2003, soit la période couverte par le procès en cours. Ce rapport a joué un rôle déterminant pour amener les dirigeants de Lundin Oil sur le banc des accusés.

Le projet Unpaid Debt démarre dès 2006, note la défense de Schneiter, par le biais d’une organisation basée aux Pays-Bas. En mars 2010, une plainte est déposée à Stockholm par l’avocat Steen de Geer, par ailleurs administrateur d’Avocats sans frontières, qui avait été consulté par ECOS sur la conduite à tenir d’un point de vue légal. Quelques semaines plus tard, note la défense, en mai 2010, c’est au tour d’ECOS de déposer sa propre plainte en Suède, en y joignant le rapport Unpaid Debt. Puis, le 21 juin 2010, le parquet de Stockholm prend la décision formelle d’ouvrir une enquête préliminaire. Dans la foulée, le procureur Elving publie un communiqué de presse, sans citer Lundin, où il justifie l’ouverture de l’enquête notamment par les renseignements contenus dans le rapport Unpaid Debt.

Attaquer l’impartialité de l’enquête

Pour appuyer sa démonstration sur des liens entre les ONG et le procureur, la défense diffuse sur les quatre écrans de la salle des extraits d’échanges de courriels datant de 2010 entre le procureur Elving et Wesselink, où celui-ci explique que les responsables politiques du futur Soudan du Sud, suivent les développements juridiques en Suède sur le dossier Lundin et sont prêts à aider le procureur. Nous sommes à quelques mois du référendum sur l’indépendance qui sera organisé en janvier 2011.

La défense reprend un autre courriel de Elving à un juriste suédois, qu’elle a déjà utilisé plusieurs fois. « J'ai besoin d'informations pour m'aider à trouver la voie à suivre - ce que je recherche, ce sont des arguments en faveur d'une stratégie future, écrit le procureur le 20 septembre 2010. Les enquêteurs ont lu l'ensemble de la présentation d'ECOS et n'ont rien trouvé de tangible. (…) Le problème, selon Stig [un policier suédois], est qu'il n'y a pas de liens concrets entre les attaques criminelles au Soudan et les opérations pétrolières. (…) Mon approche personnelle, comme je l'ai dit lors de la réunion d'Utrecht, est d'essayer de trouver un lien temporel et géographique entre les 65 attaques criminelles (que l'on peut trouver sous forme de tableau dans Unpaid debt) et la recherche/forage de pétrole par Lundin Oil, la construction de routes, etc. »

Après une nouvelle détérioration de la situation sur le terrain qui empêche les enquêteurs suédois de se rendre sur place, l’enquête se focalisera sur la recherche de témoins, disent les avocats de Schneiter, évoquant notamment un mail du 7 mars 2014, dans lequel Wesselink annonce à Elving qu’il va venir en Suède et lui indiquer qui peut être intéressant comme témoin.

Intérêts particuliers

« Notre objectif n'est pas de dire si quelqu'un a bien ou mal fait son travail, explique Kullinger à Justice Info. Mais la question qui doit être posée est de savoir si le résultat de l'enquête qui a été menée est fiable. Et nous pensons que si vous vous laissez influencer ou si les informations proviennent de sources qui ont leurs propres intérêts, cela touche au cœur même de l'évaluation de la fiabilité des preuves dans une affaire criminelle. »

En somme, la défense reproche à l’accusation d’avoir développé un plaidoyer au lieu de s’intéresser aux faits. « Il est important d'essayer d'enquêter sur ce qui s'est réellement passé, poursuit l’avocat. Nous pensons qu'il n'est pas possible d'avoir une affaire criminelle qui se situe à un niveau généralisant et c'est l'une des principales faiblesses de cette accusation ».

Il faudra attendre mi-mai pour que l’accusation puisse compléter sa présentation des faits avant que démarre l’audition des témoins jusqu’à la fin de l’année.

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