« Enfin ! » Certains Syriens venus entendre la décision de la Cour d’assises de Paris, émus aux larmes, confient leur soulagement au sortir de la dernière audience du premier procès « syrien » organisé en France en présence de l’accusé.
L’ancien rebelle syrien Majdi Nema, alias « Islam Alloush », a été condamné le 28 mai à dix ans de réclusion pour complicité de crime de guerre, pour avoir « sciemment facilité » la conscription de mineurs âgés de 15 à 18 ans. Il a été reconnu coupable du délit de participation à une « entente formée » avec le groupe rebelle Jaysh al-Islam en vue de la préparation de crimes de guerre. Il y a contribué, « notamment », par ces activités de porte-parole, de cadre du renseignement et de conseiller stratégique, précise le président de la Cour lors de la lecture du verdict.
Les crimes auxquels il a participé ont été commis dans la Ghouta orientale entre 2013 et 2016 – une région située à la périphérie de Damas, assiégée et bombardée par le régime de Bachar el-Assad et théâtre de multiples exactions contre les populations civiles, imputées à des groupes rebelles qui s’y étaient retranchés. En particulier à Jaysh al-Islam, qui y a exercé un contrôle politique et militaire jusqu’en 2018, date à laquelle le régime a repris le contrôle de la région.
Reconnaissance des crimes de Jaysh al-Islam
Plus que la responsabilité de Nema dans les exactions commises par le groupe, « le plus important est la reconnaissance des crimes de Jaysh al-Islam », estime Ahmed*, l’un des trois Syriens qui s’est constitué partie civile, interrogé par Justice Info. Si l’homme se satisfait de la condamnation de l’ancien porte-parole en tant que « complice », il se dit aussi prêt, « personnellement », à le voir sortir de prison : « Il a déjà fait cinq ans [en détention provisoire] et maintenant que le régime est tombé, ça change tout pour moi. Bien sûr, il ne faut pas oublier les crimes. Mais Islam Alloush n’est pas le plus responsable. » Et « malheureusement », souligne-t-il encore, « il y a des membres de Jaysh al-Islam bien plus dangereux, toujours en Syrie ».
Organisé sur le principe de la compétence universelle, le procès contre Nema aura effectivement permis de reconnaître les crimes de guerre commis par Jaysh al-Islam. La défense a regretté à plusieurs reprises, ces dernières semaines, que les débats se soient souvent concentrés sur les exactions du groupe, et moins sur la preuve de la culpabilité de Nema dans ces faits – qu’elle a plusieurs fois qualifié de « petit poisson », pour souligner les responsabilités « limitées » qui auraient été les siennes. Une position assumée par le parquet et les avocats des parties civiles qui ont estimé, au moment de leur réquisitoire et de leurs plaidoiries, que pour prouver la responsabilité de Nema dans les faits qui lui étaient reprochés - en particulier ceux relevant du délit de participation à une entente formée en vue de commettre des crimes de guerre – il fallait d’abord prouver que le groupe Jaysh al-Islam avait bien commis ces crimes.
Avant de se prononcer sur la responsabilité individuelle de Nema, la Cour – composée de trois magistrats professionnels et de six jurés populaires – a d’abord dû dire si oui ou non des membres de Jaysh al-Islam avaient formé une entente en vue de commettre des crimes de guerre. Au total, sept catégories de crimes ont été interrogés, relevant d’actes de torture, d’emprisonnements arbitraires, d’enrôlements de mineurs, d’enlèvement et de séquestrations, de traitements humiliants ou encore d’exécutions sommaires. La formation de jugement a répondu « oui », sauf pour les crimes commis dans la ville de Damas qui n’ont pas été retenus.
Du côté des parties civiles, l’avocat Marc Bailly s’est félicité de ce verdict au terme « d’un long chemin » et que l’ensemble des crimes de Jaysh al-Islam aient été reconnus. La défense, lors de ses plaidoiries finales, avait reconnu les crimes de guerre commis par le groupe rebelle, à l’exception de l’enrôlement d’enfants de moins de 15 ans.
Condamné sur l’enrôlement de mineurs
Au-delà du délit « d’entente », Nema était surtout accusé pour avoir aidé à l’enrôlement ou à la conscription de mineurs au sein du groupe Jaysh al-Islam ; en apportant son concours dans leur recrutement, leur formation, et en participant à la diffusion d’une propagande destinée à les recruter et à les endoctriner.
Pour juger de ce crime, deux questions distinctes relatives à la responsabilité de Nema ont été posées aux jurés et à la Cour. L’une portait sur sa responsabilité dans la conscription ou l’enrôlement de jeunes de moins 15 ans – considérée comme un crime au regard du droit international et humanitaire. L’autre sur sa responsabilité dans la conscription forcée de mineurs âgés de 15 à 18 ans. Acquitté du premier chef, Nema a été condamné du second.
Pour Me Bailly, cette importante décision marquera « l’interprétation que l’on fait de cette infraction, qui n’avait jamais été utilisée en droit français », en lien avec l’état de nécessité provoqué par les attaques du régime en place sur la région de la Ghouta orientale. « Est-il si impensable d’imaginer qu’un mineur de 15 à 18 ans, qui aurait perdu toute sa famille dans les bombardements du régime, se dit, à un moment, qu’il a envie de se battre ? Et qu’il choisisse Jaysh al-Islam parce qu’effectivement, c’est eux qui payaient le mieux ? », avait contesté l’avocat de la défense Romain Ruiz, lors de sa plaidoirie finale, rappelant par ailleurs que « l’état de nécessité » était selon lui de la responsabilité du régime.
La « complicité », abandonnée par le parquet
In fine, « la Cour d’assises a considéré qu’il y a eu crime », salue Me Bailly, pour qui cette décision de justice n’était pas gagnée. Quelques jours plus tôt, le parquet avait en effet requis l’acquittement pour le chef de complicité de crime de guerre considérant que les éléments dont il disposait étaient des « actes matériels ressortant de son action au sein de l’entente » et qu’il leur fallait établir « des actes matériels distincts pour établir chacune des infractions ». Or, regrettaient les deux avocates générales, le procès n’a pas permis de démontrer en quoi Nema aurait « aidé ou assisté sciemment » à l’enrôlement de mineurs au sein de Jaysh al-Islam. Des témoins importants n’ont jamais été entendus au cours des débats. C’est notamment le cas du « témoin Xh3 », uniquement auditionné par les enquêteurs de manière anonyme au cours de l’instruction judiciaire, c’est-à-dire sans confrontation avec la défense.
Si plusieurs témoins ont relaté devant la Cour les embrigadements forcés de certains de leurs proches, ils constituent des « témoignages indirects », aux yeux du ministère public. « Il ne s’agit pas de remettre en question les témoignages que nous avons entendus, mais d’appliquer le droit », avait alors argumenté Sophie Havard, première vice-procureure antiterroriste, lors de ses réquisitions. Et tout comme les dépositions ou renseignements anonymes versés à la procédure, « ils ne suffisent pas à asseoir une complicité ».
Le 26 mai, au cours de sa plaidoirie finale, Me Bailly n’avait pas caché son désaccord. Pour lui, entendre ces témoins anonymes devant la Cour « n’était pas le seul moyen de caractériser la complicité de Nema ». S’appuyant sur une jurisprudence de la Cour de Cassation sur l’affaire Bygmalion, il expliquait que si la complicité implique habituellement « un acte positif antérieur ou concomitant à la commission du crime », la complicité par abstention ou par négligence est aussi possible « si la personne adhère pleinement à l’intention criminelle, et aux actes commis ». De même, la complicité pouvait être caractérisée par un « acte postérieur », c’est-à-dire un acte qui intervient après le crime ; permettant, par exemple, de cacher le crime, d’en assurer la continuité ou de protéger l’auteur principal du crime. En ce sens, estimait l’avocat, il est possible de considérer que Nema a permis la continuité des actes criminels de Jaysh al-Islam – « des actes qu’il ne pouvait pas ignorer » – en contribuant à la propagande du groupe, et en permettant son financement.
Dans le dossier, contestait Me Ruiz en aparté, « il n’a jamais pu être démontré qu’on avait informé Majdi Nema au préalable, en interne, de ce que des enfants-soldats allaient être conscrits ou enrôlés, qu’ils aient plus ou moins de 15 ans. Rien non plus qui démontre qu’on lui avait indiqué que son rôle, en tant que porte-parole, serait de couvrir cette réalité. » En audience, un témoin constitué partie civile avait raconté avoir interrogé Nema sur la présence de mineurs au sein d’un camp d’entraînement dans la Ghouta orientale. Sans obtenir de réponse de sa part. Ce qui ne constitue pas une « alerte suffisante » selon Me Ruiz, ni ne prouve que Nema aurait ignoré une information sûre, reçue en interne, « comme ce fut le cas dans l’affaire Bygmalion ».
Les magistrats professionnels et les jurés en ont jugé autrement.
* Pseudonyme