CPI : la Cisjordanie, on en parle ?

Un an après que le procureur de la Cour pénale internationale a demandé des mandats d'arrêt contre des dirigeants du Hamas et d'Israël, la guerre à Gaza et la colonisation de la Cisjordanie n'ont fait que s'intensifier. Pourquoi ne voit-on pas la CPI agir davantage ?

Pourquoi la Cour pénale internationale (CPI) peine à prendre en charge globalement les nombreux crimes internationaux perpétrés en Palestine (Gaza et Cisjordanie) par Israël ? Photo : des colons israéliens armés parlent avec des palestiniens à Hébron.
Un colon israélien armé se confronte à des membres de la famille palestinienne d'Ayoub Abdel-Basit al-Tamimi, dont la maison aurait été prise pendant la nuit par des colons israéliens, dans la ville d'Hébron, près de la colonie israélienne de Tel Rumeida, en Cisjordanie occupée, le 24 mars 2025. Ces derniers mois, plusieurs politiciens d'extrême droite israéliens, dont certains membres du gouvernement, ont suggéré d'annexer tout ou partie de la Cisjordanie en 2025. Photo : © Hazem Bader / AFP
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« Si vous regardez le Statut de Rome, c’est en fait très troublant de voir le nombre d'articles où vous pouvez dire : oui, cela pourrait faire partie de l'enquête de la Cour pénale internationale » en Palestine, déclare Eitan Diamond, du Centre international de droit humanitaire Diakonia, à Jérusalem. Omar Shakir, de l’ONG Human Rights Watch, constate également qu’y ont commis « toute la gamme des crimes graves ». Pourtant, depuis que la Palestine est devenue membre de la CPI en 2014 et que le Bureau du procureur de la Cour a ouvert un examen préliminaire, puis une enquête complète, les seuls mandats d'arrêt délivrés à ce jour concernent des crimes présumés liés à l'attaque du Hamas contre Israël en octobre 2023 et à la famine imposée par Israël dans la bande de Gaza, en 2024. Et ce, malgré la masse de documents concernant des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité potentiels qui a été transmise à la Cour par les Nations unies, l'Autorité palestinienne et des ONG.

Aujourd'hui, selon certaines informations, le Bureau du procureur aurait demandé de nouveaux mandats d'arrêt en lien avec la politique de colonisation menée par le gouvernement israélien en Cisjordanie. Quels autres crimes le Bureau du procureur pourrait-il et devrait-il examiner ? Dans quelle mesure les pressions politiques ralentissent-elles l'action de la CPI ?

« Il existe toute une série de défis juridiques, juridictionnels et factuels qui peuvent rendre certaines accusations plus faciles ou plus difficiles à traiter que d'autres », explique Shakir. « Il s'agit donc vraiment d'une question de pouvoir discrétionnaire du procureur, qui doit décider comment il tranche. Le procureur a clairement indiqué qu'il allait se concentrer sur les crimes les plus graves et les auteurs les plus notoires. Cela signifie souvent qu'il faut s'intéresser aux crimes qui ont eu le plus d'impact, mais aussi à ceux pour lesquels les difficultés factuelles ou juridictionnelles sont moins importantes. Et parfois, il faut faire un compromis entre les deux. Il existe de nombreux documents crédibles sur divers crimes de guerre, crimes contre l'humanité et génocide. Il s'agit de trier tout cela et d'aller de l'avant. »

Pourquoi pas le génocide ?

« Cela s'explique en partie par le seuil de preuve requis ; pour certains de ces crimes, il y a beaucoup de choses à prouver », explique Diamond. Mais « j’imagine qu'il y a aussi une part de politique institutionnelle. Je ne pense pas que la marge soit grande pour contester le fait que des actes de génocide ont été commis. La question est bien sûr de savoir si l'on peut prouver l'intention particulière. Et il y a un ensemble de preuves assez important pour établir l'existence de cette intention. Le bureau du procureur n'a peut-être pas donné suite parce qu'il n'est pas certain que cela soit suffisant. Mais je ne pense vraiment pas que la CPI va se précipiter pour poursuivre quiconque pour génocide, car cela serait politiquement trop sensible. »

« Je crois qu'il y a, au minimum, de sérieuses questions à se poser sur la réticence apparente de la CPI à se saisir de cette question cruciale, à un moment aussi critique », déclare Mouin Rabbani, coéditeur de Jadaliyya et analyste à l'International Crisis Group. « Je veux dire que même la rumeur d’une demande de mandat d'arrêt pour génocide pourrait avoir un impact sur le terrain, car elle enverrait un signal clair, par exemple à l'Union européenne et à ses États membres. Et cela mettrait la pression sur Israël. »

Pourquoi pas l'apartheid ?

La liste des crimes contre l'humanité potentiels fait également partie du débat sur la portée des poursuites de la CPI. « Nous voyons des dizaines de milliers de personnes en Cisjordanie et des millions de personnes à Gaza être déplacées. Il y aurait donc des raisons de dire qu'un crime contre l'humanité, à savoir le transfert forcé sans motif autorisé par le droit international, a été commis », explique Diamond. L'expert souligne également « les rapports provenant des centres de détention qui suggèrent que la torture est pratiquée de manière systématique. Il ne s'agit pas seulement d'un gardien de prison sadique qui maltraite quelqu'un, mais d'une pratique systématique à l'encontre de nombreux détenus. »

Et puis il y a le crime d'apartheid. « De nombreuses sources ont écrit qu’Israël maintient un régime d'apartheid dans les territoires palestiniens occupés. La définition dans le Statut de Rome comporte un élément d'intention. Ainsi, même s'il semble indéniable qu'il existe une différence de traitement entre différentes populations dans les territoires occupés selon leur appartenance à un groupe – les colons sont traités de manière complètement différente des Palestiniens, au détriment de ces derniers –, on peut se demander si cette discrimination est pratiquée dans le but de perpétuer un régime de domination raciale, ce qui est l'un des éléments à établir. Mais je crois que ce dossier serait solide, et beaucoup l’ont avancé », explique Diamond.

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Les colonies : « Le procureur n'a absolument aucune excuse »

« Certains crimes ont une longue histoire », rappelle Diamond, notamment « l'interdiction pour la puissance occupante de transférer sa propre population dans le territoire occupé, directement ou indirectement. Je ne vois pas comment Israël peut dire qu'il ne l'a pas fait. Un consensus international apparaît sur le fait que le projet de colonisation d'Israël constitue une violation de cette interdiction. Israël a certainement, sinon directement, du moins indirectement, facilité le transfert de sa propre population dans le territoire occupé », ce qui constitue un crime de guerre.

Avec l'apartheid, cette situation constitue l'un des deux « dossiers évidents », selon Rabbani, « pour lesquels le procureur n'a absolument aucune excuse de ne pas avoir donné suite. Il n'a même pas besoin d'enquêter, dans la mesure où tous les dirigeants israéliens ont proclamé que la colonisation faisait partie de leur programme, de leur objectif politique et de leur pratique. Alors pourquoi, en 2025, n'a-t-il toujours pas pris de décision concernant le dossier des colonies, alors qu'il s'agit d'une politique gouvernementale systématique incontestable ? » Au sujet de laquelle le récent avis consultatif de la Cour internationale de justice concernant l'illégalité des activités d'Israël en tant que puissance occupante donne encore plus d’autorité, ajoute Diamond.

« Je viens de parcourir la liste des violations graves » des Conventions de Genève, « et on pourrait invoquer pratiquement chacune d'entre elles », déclare Diamond, faisant désormais référence aux crimes de guerre. L'un des plus importants, dans la phase actuelle du conflit, est selon lui « la destruction massive de biens. Outre les infrastructures détruites lors des attaques lancées contre Gaza, Israël a détruit des quartiers entiers, non pas pendant les hostilités, mais après avoir pris le contrôle d'une zone. On a vu toutes ces images de soldats faisant exploser avec joie des universités et d'autres bâtiments, en filmant la scène pour la poster sur TikTok et les réseaux sociaux. Il y a donc vraiment une destruction massive de biens à Gaza, mais aussi en Cisjordanie. »

Résister à la pression politique

Il y a les crimes qui manquent, et des suspects qui manquent. « On pourrait non seulement augmenter le nombre de crimes identifiés, mais aussi le nombre d'auteurs », explique Diamond. « Il existe de nombreuses informations accessibles publiquement, notamment les déclarations de responsables, parfois dans le cadre de leurs fonctions officielles. Ces déclarations politiques constituent parfois une forme d'aveu. Et cela ne concerne pas seulement le Premier ministre et l'ancien ministre de la Défense. L'actuel ministre de la Défense, y compris dans ses fonctions précédentes [en tant que ministre de la Sécurité nationale], a tenu des propos parfaitement horribles. Le dossier est donc certainement tout aussi solide contre l'actuel ministre de la Défense, Itamar Ben Gevir, qui est notamment responsable des services pénitentiaires et des mauvais traitements infligés aux détenus. On pourrait probablement en trouver beaucoup d'autres, tant au sein du haut commandement militaire que parmi les principaux responsables politiques du pays. »

Rabbani estime que le procureur de la CPI fait de la politique « avec beaucoup d'habileté » et « traîne les pieds ». « Lorsqu'il a finalement émis des demandes de mandats d'arrêt, il s'est assuré de demander plus de mandats d'arrêt contre des Palestiniens que contre des Israéliens. Et je pense qu'il est assez clair que cela reflète des considérations politiques plutôt que l'ampleur des différents crimes qu'il examinait. » Pour Shakir, les défis politiques auxquels est confronté le Bureau du procureur proviennent « des États qui, depuis des mois et des années, font preuve de deux poids deux mesures dans leur engagement en faveur de la justice internationale. Les défis politiques sont clairs, et ils concernent toutes les institutions internationales qui travaillent sur la question israélo-palestinienne. Les questions liées à la Palestine, en particulier au cours des vingt derniers mois mais également de manière beaucoup plus générale, sont devenues le test clé pour toutes les institutions internationales, en particulier pour l'Occident, l'UE, les États-Unis, le Canada, l'Australie. Il s'agit de savoir comment vous allez respecter vos principes. L'ordre juridique international qui a émergé des cendres de la Seconde Guerre mondiale est en train d'être détruit à travers le carnage à Gaza. »

Dans un tel contexte, Shakir estime néanmoins que « le bureau du procureur a admirablement fait avancer cette enquête, malgré ces pressions. Le bureau du procureur, et la CPI en général, ont relevé ces défis. C'est un vrai test maintenant pour les autres États sur leur engagement en faveur d'une justice internationale impartiale ». Il pense d’ailleurs qu'« il est très possible que d'autres mandats d'arrêt aient été émis ».

Le front interne israélien

Rabbani reste toutefois sceptique. « Une partie du problème est que pour [le procureur de la CPI] Karim Khan, l'histoire a commencé le 7 octobre [l'attaque du Hamas en 2023]. L'autre problème est que, à moins d’autres développements majeurs dont nous ne sommes pas au courant, ce qui semble extrêmement improbable car ils auraient déjà été divulgués, pourquoi n'y a-t-il pas eu d'autres demandes de mandats d'arrêt, compte tenu des changements de personnel en Israël, du fait que les Israéliens sont désormais beaucoup plus ouverts, virulents et explicites quant à leurs objectifs, et que les politiques qui ont motivé les premières demandes de Khan n'ont fait que s'intensifier au cours des dernières années ? »

Par ailleurs, Diamond souligne qu'« il existe un effort systématique pour faire taire toutes les voix dissidentes et éliminer toute personne susceptible de dénoncer les agissements répréhensibles d'Israël. Les organisations palestiniennes sont confrontées à ce type de défis depuis des années. Ce fut patent lorsque cinq organisations de la société civile de premier plan ont toutes été désignées comme organisations illégales ou terroristes, notamment des organisations de défense des droits humains majeures comme Al-Haq et DCI Palestine, Adamir. Les organisations de la société civile israélienne étant un véritable casse-tête pour les autorités israéliennes, les efforts se concentrent désormais sur plusieurs fronts. L'un d'eux consiste simplement à couper leurs sources de financement. Et, pour couronner le tout – ce qui préoccupe beaucoup d'entre nous –, Israël est en train d'introduire une législation pénale qui érigerait en crime le fait de soutenir la Cour pénale internationale. »

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