La semaine dernière, le Tribunal des crimes internationaux du Bangladesh (ICT) a émis une série de mandats d’arrêt pour « crimes contre l’humanité » à l’encontre de 24 officiers de l’armée, anciens ou en service, d’un chef de police à la retraite et de deux personnalités politiques, dont l’ancienne Première ministre Sheikh Hasina, pour leur rôle présumé dans des disparitions forcées entre 2016 et 2024.
En réponse à ces mandats, l’armée bangladaise a déclaré avoir procédé à l’arrestation de 15 officiers, détenus dans un bâtiment situé dans un cantonnement militaire de la capitale, Dhaka, avec l’approbation du ministère de l’Intérieur. Cependant, deux de ces officiers ont été arrêtés dans le cadre d’un autre acte d’accusation, soumis à l’ICT le même jour, concernant des assassinats commis lors des manifestations de juillet-août 2024.
Les mandats ont été délivrés le 8 octobre 2025, après que le procureur général de l’ICT ait présenté à la Cour deux actes d’accusation alléguant que les disparitions forcées étaient « généralisées et systématiques » pendant la longue période du règne de la Ligue Awami (2009-2024).
Préoccupations sur la détention en cantonnement militaire
Cette décision a été saluée par le Haut-Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, Volker Türk, qui a déclaré que l’ouverture de ces poursuites « constituait une étape importante vers la responsabilisation » et « un moment significatif pour les victimes et leurs familles ». « C’est la première fois qu’officiellement des actes d’accusation sont portés concernant des disparitions forcées dans le pays », a souligné Türk.
« J’appelle au respect total des normes les plus rigoureuses en matière de procédure régulière et de procès équitable, telles que garanties par le droit international. La protection des victimes et des témoins dans ces affaires sensibles et importantes doit être assurée », a déclaré le Haut-Commissaire aux Droits de l’homme.
Dans leur ordonnance du 8 octobre, les juges du tribunal exigent que les accusés se livrent au tribunal avant le 22 octobre. Le tribunal devra alors décider si les hommes doivent être détenus dans une prison normale ou dans la prison annexe du cantonnement militaire, ou s’ils doivent être libérés sous caution.
L’organisation anti-corruption Transparency International Bangladesh a fait part de ses inquiétudes quant à la décision du gouvernement de maintenir les officiers arrêtés dans la zone du cantonnement militaire. « Si les autres accusés peuvent être placés en détention civile selon les procédures habituelles, quelle est la justification de la création de sous-prisons spécialisées pour les officiers militaires accusés ? », a déclaré le directeur exécutif de l’ONG, Iftekaruzzaman.
Par ailleurs, l’Association des anciennes forces (Ex-Forces Association), une plateforme regroupant d’anciens militaires et paramilitaires, a exhorté le gouvernement à juger les officiers de l’armée accusés en vertu du droit militaire, en coordination avec l’ICT. Lors d’une conférence de presse à la Maison des reporters de Dhaka, l’Association des anciennes forces a fait part de ses inquiétudes concernant ce qu’elle a qualifié de « tentatives malveillantes de la part de certains groupes d’intérêt nationaux et étrangers visant à semer la confusion entre les forces armées et la population et à nuire à l’unité nationale ».
Les geôles du Bataillon d’action rapide
L’un des nouveaux actes d’accusation concerne 13 officiers supérieurs de l’armée appartenant au Bataillon d’action rapide (RAB, selon l’acronyme anglais), une unité d’élite composée de policiers et de militaires, qui gérait une cellule de détention appelée Task Force for Intelligence (TFI) à l’intérieur du complexe du bataillon RAB-1, à Uttara, un quartier de Dhaka, la capitale du Bangladesh, où étaient secrètement emprisonnés des dissidents, des opposants politiques et d’autres personnes considérées comme une menace pour le régime. Parmi les personnes détenues à la TFI figure l’avocat Mir Ahmad Bin Quasem, qui y a été secrètement détenu pendant près de 8 ans, entre 2016 et 2024. Il a été libéré le jour où la Première ministre Hasina s’est enfuie en Inde, à la suite d’importantes manifestations populaires réclamant sa démission.
Le procureur général, Tajul Islam, a précisé à l’ICT dans sa demande de mandats d’arrêt que la cellule connue sous le nom de TFI était gérée et contrôlée par les services de renseignement du RAB et étaient devenues « l’un des principaux centres de détention pour les disparitions forcées ». Il a ajouté qu’outre la TFI, les centres de détention des 14 autres bataillons du RAB répartis à travers le pays, malgré le fait qu’ils étaient destinés à détenir les suspects pendant la durée légale de la garde à vue, « étaient utilisés comme principaux lieux de détention pour les disparitions forcées ».
Les 13 officiers de l’armée visés par les mandats d’arrêt dirigeaient le RAB ou étaient responsables de ses opérations ou de ses services de renseignement.
En 2021, en vertu de la loi Magnitsky sur la responsabilité en matière de droits humains, le gouvernement américain avait imposé des sanctions au Bataillon d’action rapide et à six de ses officiers supérieurs pour leur rôle dans des exécutions extrajudiciaires commises pendant la « guerre contre la drogue ». Cette loi permet au gouvernement américain de sanctionner les responsables présumés de violations graves des droits humains ou de corruption.
La « Maison des miroirs »
L’autre acte d’accusation concernait dix officiers supérieurs de la Direction générale du renseignement militaire (DGFI), l’agence de renseignement militaire du pays, qui rend compte directement au Premier ministre. Les dix officiers ont occupé successivement soit le poste de directeur général de la DGFI, soit celui de chef du Bureau de lutte contre le terrorisme et d’enquête, une unité de la DGFI chargée de la gestion d’une cellule de détention appelée « Cellule commune d’interrogatoire » (connue par son acronyme anglais JIC, pour Joint Interrogation Cell) située dans le cantonnement de l’armée.
Bien qu’officiellement appelée JIC, Islam a déclaré qu’une fois qu’il est apparu que des personnes y étaient secrètement détenues et torturées, la cellule a été surnommée « Aynaghar » (la Maison des miroirs). « Aussi, pendant la période où des détenus y étaient incarcérés, ce centre de détention secret était aussi appelée la galerie d’art », a-t-il ajouté.
L’un des détenus secrets d’Aynaghar était le brigadier à la retraite Abdullahil Amaan Azmi, qui a été libéré le même jour que Quasem, après avoir été emprisonné illégalement pendant 8 ans. Mir Ahmed et le brigadier Azmi étaient tous deux des fils de personnes qui avaient été condamnés par l’ICT pour des crimes commis pendant la guerre de 1971 en tant que dirigeants du parti islamiste, le Jamaat-e-Islami. Ces procès, qui ont eu lieu lorsque la Ligue Awami était au pouvoir, ont été critiqués pour de graves manquements à la procédure régulière. Le père d’Ahmed, par la suite, a été exécuté alors qu’il était détenu secrètement.

Hasina et son conseiller militaire accusés
L’ancienne Première ministre Hasina et son conseiller militaire (à la retraite), le général de division Tariq Ahmed Siddiqui, sont les accusés numéro un et numéro deux dans les deux actes d’accusation pour disparitions forcées.
L’ancien ministre de l’Intérieur, Asaduzzaman Khan Kamal, et l’ancien inspecteur général de la police, Benazir Ahmed, qui avait dirigé le RAB entre 2015 et 2020, sont tous deux accusés dans l’affaire impliquant le RAB.
Ces quatre accusés ont soit fui le Bangladesh, soit ne se trouvent plus dans le pays – tandis qu’au moins neuf des officiers supérieurs de l’armée accusés seraient également en fuite.
Les actes d’accusation font suite à deux rapports publiés par une commission sur les disparitions forcées mise en place par l’actuel gouvernement intérimaire. Une commission d’enquête avait recensé 1 772 cas de disparitions forcées entre 2009 et 2024, dont 345 personnes toujours portées disparues, et avait conclu dans son premier rapport publié en décembre 2024 que Hasina était « à première vue responsable d’actes de disparitions forcées ».
Dans sa requête, le procureur général a lu aux juges de l’ICT des extraits des actes d’accusation, alléguant notamment que « parmi les différentes stratégies adoptées par le gouvernement de la Ligue Awami pour entraver les activités politiques légitimes – dont l’extrémisme politique et la rhétorique de la ‘guerre contre le terrorisme mondial’ –, la plus odieuse de toutes était la commission de crimes contre l’humanité internationalement reconnus, tels que les enlèvements forcés, les détentions, les disparitions et les tortures ».
Il a ajouté que « cette politique des disparitions forcées a été mise en œuvre sur ordre direct des plus hautes instances du gouvernement » et qu’« aucune mesure efficace n’a été prise pour mettre fin à ces crimes ni pour punir leurs auteurs ». Il a également expliqué que « ces enlèvements ou disparitions avaient généralement lieu la nuit. Les victimes étaient emmenées de force de leur domicile, de leur lieu de travail ou dans la rue à bord de véhicules (généralement des minibus). On leur bandait ensuite les yeux et on leur menottait les mains. L’opération se déroulait si rapidement que les personnes présentes ne se rendaient souvent même pas compte que quelqu’un avait été enlevé ».
Dans de nombreux cas, les personnes enlevées ont ensuite été torturées pour obtenir des informations sur leur affiliation politique. « Pendant les interrogatoires en détention, certaines victimes ont reçu des décharges électriques sur les parties génitales et diverses parties du corps. D’autres ont été contraintes de s’asseoir sur une chaise électrique rotative, qui était ensuite mise en marche pour tourner rapidement au nom de l’« interrogatoire ». Beaucoup ont été brutalement battues », a écrit Islam dans la demande. « Certaines des personnes victimes de disparitions forcées ont été tuées. Parfois, les corps de ces malheureux ont été retrouvés ; d’autres fois, leurs restes ont été complètement détruits. »
Une « vendetta » politique
Mohammad Arafat, porte-parole de la Ligue Awami, a déclaré que « l’ensemble du processus de l’ICT est une imposture totale. Les juges, les procureurs et même les avocats de la défense sont tous affiliés à l’organisation islamiste Jamaat-e-Islami et à sa branche, le parti Amar Bangladesh. La loi en vertu de laquelle ce procès est mené n’a jamais été destinée à couvrir de tels crimes, et les amendements ultérieurs sont restés incomplets, car aucun n’a été adopté par le Parlement. De plus, tous les amendements apportés après le 5 août 2024 sont appliqués rétroactivement, en violation flagrante des conventions de droit international. »
Il a ajouté : « Il s’agit essentiellement d’une vendetta orchestrée par le rival de la Ligue Awami, le Jamaat-e-Islami, le parti même qui a participé au génocide pendant la guerre de libération du Bangladesh. »
On ignore encore quand le procès débutera et combien de temps il durera, mais selon nos informations des pressions politiques s’exercent pour que la procédure soit terminée avant les élections de février. Le procès en cours contre Hasina touche à sa fin : le procureur général a terminé hier jeudi ses réquisitions et demandé au tribunal de condamner à mort l’ancienne Première ministre et le ministre de l’Intérieur, qui sont tous les deux en fuite.