Il y aurait quelque chose de « dissonant » à parler des droits humains dans le monde des affaires, estime François Zimeray. Pour l’avocat, qui accompagne plusieurs entreprises dans leurs « obligations » en la matière, « ces questions sont encore trop souvent perçues par le management comme relevant de l’éthique ou de la réputation », mais pas comme un risque juridique réel pour l’entreprise et ses dirigeants. Les sociétés les plus exposées – celles implantées dans des zones « hostiles » ou qui opèrent dans des secteurs comme l’armement et la surveillance – suivent certainement l'affaire Lafarge, « chacune à leur façon », poursuit le pénaliste. Mais il n’a pas le sentiment qu’elle ait provoqué un changement « d’attitude générale » : « Trop rares sont encore les entreprises qui intègrent effectivement les risques en matière de droits humains dans leur stratégie et se donnent les moyens d’y faire face. » Une inertie d’autant plus frappante que le « risque », lui, n’a plus rien de théorique.
Jusqu’au 19 décembre, Lafarge est jugé devant le tribunal correctionnel de Paris pour avoir financé plusieurs groupes terroristes en Syrie. Entre 2013 et 2014, l’entreprise est accusée d’avoir versé près de 5 millions d’euros à l’organisation État islamique, au Jabhat al-Nosra et à Ahrar al-Sham pour maintenir la production de sa cimenterie alors que la région, déjà en proie à la guerre civile, basculait sous le contrôle des djihadistes. Huit personnes physiques comparaissent à ses côtés – dont Bruno Lafont, l’ancien directeur général du groupe, et Christian Hérault, son ancien directeur général adjoint opérationnel.
Mais les plus lourdes accusations visant le cimentier français restent à l’instruction : Lafarge, qui a depuis fusionné avec le groupe suisse Holcim, est aussi mise en examen pour complicité de crimes contre l’humanité – une décision définitivement actée en 2024. L’arrêt est sans précédent : jamais une entreprise n’avait été poursuivie pour de tels faits, en tant que personne morale. Ni en France, ni devant aucune autre juridiction nationale ou internationale. Un champ d’ailleurs exclu de la compétence de la Cour pénale internationale, devant laquelle seules les personnes physiques peuvent comparaître.
Une prise de conscience « extrêmement limitée »
La décision sonne comme un avertissement à l’intention des plus gros opérateurs économiques amenés à opérer sur des terrains où sont commis des crimes internationaux. Car pour la première fois, elle matérialise un risque jusqu’ici largement ignoré : les entreprises peuvent être accusées d’y avoir contribué, directement ou indirectement. Autre éclaircissement à destination de ces opérateurs : en septembre 2021, la Cour de cassation jugeait qu’une entreprise n’avait pas besoin de partager l’intention criminelle de l’auteur principal pour être qualifiée de « complice », et que la volonté de préserver ses activités ne l’exonérait pas de sa responsabilité pénale.
En réalité, la prise de conscience est « extrêmement limitée », constate Gérald Pachoud, qui a participé à la conception des Principes directeurs des Nations unies – la première norme mondiale portant sur les risques d’impacts négatifs des entreprises sur les droits humains. Pour illustration, il cite « la réaction instinctive » des dirigeants et de leurs services juridiques qui, lorsqu’ils sont visés par de telles accusations, demeurent sur la « défensive ». « Ils se disent qu’ils font du business, et donc qu’ils ne peuvent pas être complices de crimes internationaux, ou avoir ces impacts négatifs sur les populations. »
D’après le consultant – Gérald Pachoud est également fondateur d’un cabinet de conseil spécialisé dans la responsabilité des entreprises –, quelques structures seraient en train d’examiner « beaucoup plus sérieusement » ces risques. Mais le fait que les directions ne s’imaginent pas être associées à ce genre de « cas extrêmes » démontre un certain « aveuglement ». Conséquence, présume-t-il, du manque de connaissance et d’expertise du droit pénal international et humanitaire par les « gens de l’entreprise ». Alors même que les « quelques cas » déjà connus – dont le grand procès en cours en Suède contre deux anciens hauts dirigeants de la compagnie Lundin Oil – auraient dû être interprétés comme « un appel au réveil ».
Car aujourd’hui, Lafarge n’est plus une affaire isolée. Dans son sillage, les plaintes portant sur des faits similaires se sont multipliées en France. Elles visent TotalEnergies, Dassault Aviation, Thalès, MBDA France, le groupe Castel ou encore la BNP Paribas. Auprès de Justice Info, le Parquet national antiterroriste (PNAT) confirme qu’une dizaine d’enquêtes et d’informations judiciaires sont actuellement ouvertes contre des entreprises hexagonales, toutes relatives à des faits de violations des droits humains et de complicité de crimes internationaux.
Des méthodologies d’évaluation « très abstraites »
Ces procédures inquiètent d’ailleurs les établissements financiers. Selon plusieurs sources interrogées, certaines banques suspendent ou réexaminent leurs financements lorsqu’une entreprise est visée par une plainte, dans l’attente de clarifications sur les suites judiciaires.
Mais il semble que ni l’affaire Lafarge, ni les nombreuses plaintes déposées depuis, n’aient véritablement modifié la manière dont les acteurs économiques perçoivent et appréhendent leur responsabilité. C’est en tout cas l’avis des différents observateurs que Justice Info a interrogé, aucune des multinationales contactées n’ayant souhaité répondre. Thalès a d’ailleurs précisé ne pas vouloir s’exprimer « sur ce type de sujet ».
Dès lors, difficile d’affirmer que les entreprises aient renforcé leur diligence, ou qu’elles intègrent effectivement la nécessité de protéger les droits humains dans leurs pratiques opérationnelles – au-delà des chartes et engagements affichés sur leurs sites internet.
Lorsque la situation l’exige, comme ce fut le cas dans l’affaire Lafarge, des comités et des audits censés permettre d’identifier les risques et d’assurer le suivi peuvent être mis en place. Mais les méthodologies d’évaluations de ces risques demeurent « très abstraites », selon Cannelle Lavite, du Centre européen pour les droits constitutionnels et humains (ECCHR), qui a parfois eu l’occasion de les consulter dans le cadre des procédures initiées par son ONG.
Ce qu’elle constate, c’est qu’il s’agit davantage de dispositifs de conformité visant à protéger l’entreprise du risque juridique et réputationnel, que d’une réelle diligence permettant d’identifier, de prévenir et d’éviter les risques d’atteintes aux droits humains.
Objectifs incompatibles
Une distinction qui n’échappe pas toujours aux entreprises, « qui veulent parfois nous faire oublier qu’elles ont énormément de moyens financiers et opérationnels qui leur permettent de mobiliser tout un tas d'experts », poursuit la juriste.
A titre d’exemple, Lavite évoque des échanges informels avec des acteurs du secteur de l’armement. Des responsables juridiques « assez hauts placés » lui auraient confié leurs difficultés à se faire entendre en interne, tout en reconnaissant les limites de ces dispositifs de conformité et de la nécessité de recruter des personnes spécifiquement formés aux droits humains. Mais ces profils seraient considérés « rares », rapporte-t-elle, car ils doivent être aussi capables de proposer des solutions « adaptées au milieu de l’entreprise » et « à ses objectifs lucratifs et commerciaux ». Et lorsqu’ils sont finalement recrutés, leurs préconisations ne seraient pas intégrées aux plans stratégiques de l’entreprise, lorsqu’elles sont jugées incompatibles avec ces objectifs.
Pour la juriste, c’est là que se situe le véritable paradigme : les entreprises doivent identifier les risques de violations des droits humains, mais elles ne pourront pas le faire « tant qu’elles n’accepteront pas que ça fasse partie de leur business model », ou « que respecter les droits humains peut impliquer de réduire leur marge de profit, le temps de contrôler toute leur chaîne de valeur ».
« Là bas, ça fonctionne comme ça ! »
Les entreprises sont-elles vraiment inconscientes des risques, ou préfèrent-elles simplement les ignorer ? Lucie (elle n’a pas voulu apparaître sous sa véritable identité) est une ancienne analyste. Elle a travaillé quelques mois pour l’Adit, le « géant » français de l’intelligence économique – une agence discrète aux pratiques parfois opaques, en partie composée, selon Lucie, d’anciens membres du Quai d’Orsay ou d’ex-agents de la Direction générale des services extérieurs (DGSE), les renseignements français. La société opère notamment dans la vente de conseils et l’analyse de risque, mais plus largement dans les domaines de la sécurité et du renseignement économique. Elle propose aussi un appui aux entreprises françaises à l’international et a d’ailleurs participé à la première délégation française organisée en Syrie depuis la chute de Bachar al-Assad, à l’initiative du Medef, l’organisation syndicale du patronat français.
Au sein de l’agence, Lucie a été chargée des analyses de risques pour les entreprises « qui avaient besoin de faire de la compliance » – une mise en conformité de l’entreprise avec les les règles et l’éthique – dans une région du monde qu’elle décrit comme « sensible », où « les risques sont extrêmement présents ». Son travail consistait à vérifier l’identité des partenaires locaux amenés à travailler avec ces groupes – y compris des prestataires de faible envergure, comme des fournisseurs de plateaux-repas – mais aussi à analyser leurs « réseaux ». « Qui sont-ils ? Ont-ils des liens avec des groupes armés, des milices, des responsables politiques ? Sont-ils visés par des sanctions internationales ? Quelle est leur réputation, y compris en matière de violations des droits humains ou de corruption ? », énumère-t-elle.
Ces enquêtes, explique Lucie, sont globalement menées à partir de sources ouvertes. Mais elles peuvent aussi s’appuyer sur des contacts locaux mobilisés par l’Adit. « Cela peut être des gens qui ont un autre travail, mais que l’agence rémunère ponctuellement pour leurs informations, ou des personnes qui en ont fait leur activité », précise-t-elle. « Ils vont interroger des gens sur place, consulter des archives, parfois prendre des photos. »
Dans la majorité des cas, se souvient Lucie, ces analyses permettent d’identifier des risques juridiques ou réputationnels. Mais le travail s’arrête là pour l’analyste, qui ne sait pas ce que les entreprises font de ces informations. « De ce que mes responsables m’expliquaient, certaines entreprises peuvent considérer qu’il vaut mieux coopérer localement, malgré le risque, au vu des équilibres sécuritaires ou politiques, souvent les deux. En gros, c’est l’idée que “là-bas”, ça fonctionne comme ça ! »
Un maillage de sources d’informations
« Il est fréquent que de telles analyses ne soient pas suivies d’effet », confirme Me Zimeray. Mais pour l’avocat, ces dernières appliquent des méthodologies trop standardisées qui ne permettent pas toujours aux entreprises d’appréhender correctement leur responsabilité pénale – dans la mesure où le « risque », aujourd’hui « mal-estimé et cartographié », dépend aussi « de la situation géopolitique », « du tissu d’ONG dans la zone concernée » ou, selon lui, « de l’évaluation du seuil de tolérance des populations locales ».
Lucie décrit en effet des analyses plus ou moins approfondies en fonction de la commande passée par l’entreprise. Et celles qui intègrent réellement le droit pénal international et le droit humanitaire restent minoritaires, note Pachoud. Mais pour l’ancienne analyste, les grandes multinationales disposent souvent d’un maillage de « sources » d’informations assez dense. Outre les cabinets de conseils et les agences d’intelligence économique, elle cite les possibles échanges entre les responsables locaux des entreprises et les services diplomatiques ou de renseignement. « Dans certains pays, les entreprises françaises rencontrent les représentants de l’ambassade toutes les semaines », souligne-t-elle. À cela s’ajoutent les services juridiques internes, les équipes chargées du risque ou de la sécurité, parfois basées sur le terrain, ainsi que les responsables droits humains – ces « profils rares » qui ont intégré les organigrammes ces dernières années.
Dès lors, la question qui se pose est : comment ces entreprises arbitrent-elles, concrètement, entre ce qui est identifié comme un risque et ce qu’elles sont prêtes à accepter pour préserver leurs activités ?
Risquer plutôt que perdre
En France, les grandes entreprises affichent déjà des engagements sur les droits humains, dans le cadre de l’application de la loi sur le devoir de vigilance, reprend Pachoud. « Mais à cause de leur manque d’expertise, elles dissocient la question du respect des droits humains de celle du respect du droit humanitaire ou, pire, du droit pénal international. » Ce qui les conduit, estime-t-il, à « de mauvaises analyses » : « Plutôt que d’évaluer le risque, les directions et leurs services juridiques vont d’abord chercher pourquoi leur responsabilité ne s’appliquerait pas. C’est leur façon d’analyser leur environnement. »
Cette ambivalence transparaît d’ailleurs dans un récent rapport du Club des juristes – un think tank français libéral – consacré à la responsabilité pénale des entreprises en matière de droits humains. Tout en actant la multiplication des poursuites et la montée du risque pénal, le rapport recommande notamment d’élargir « les missions de la diplomatie économique » française et européenne, et qu’elle partage ses informations sur de potentielles « menaces » avec les entreprises, y compris celles liées aux violations des droits humains « dans un contexte concurrentiel ».
« Les acteurs économiques ont besoin de sécurité juridique », insiste Didier Rebut, rapporteur du rapport et professeur de droit à l’université Paris-Panthéon-Assas. Selon lui, les entreprises sont « alertées » mais « ne savent pas comment gérer », parce qu’elles feraient face à un risque encore mal balisé, à quelque chose « qu’elles n’ont pas vu venir », estime encore l’enseignant. Pour lui, elles ont besoin « d’un interlocuteur diplomatique » capable à la fois de clarifier les lignes rouges et de leur délivrer des conseils opérationnels sur ce qu’il convient de faire, ou non. Certes, les plus grosses entreprises ont les moyens économiques de faire face, concède Rebut, « mais peut-être pas les PME ». « Je ne dis pas que parce que la diplomatie donne l’autorisation, on a le droit de tout faire. Mais ça aide à prendre des décisions. »
Gaza, point de bascule
Pourtant, comme le montre l’affaire Lafarge, ce type d’approche ne suffit pas toujours à limiter l’exposition pénale ni à protéger les droits humains sur le terrain. D’autant que l’aveuglement est parfois « volontaire », estime Pachoud. Les entreprises peuvent considérer que les affaires connues sont des cas d’exception, « ce qui n’est pas faux ». Et que, si un risque est clairement identifié, « elles ont peu de chances de se faire prendre ».
Un calcul à courte vue, avertit-il : « Lafarge, Lundin et les autres dossiers montrent que ce risque n’est plus théorique. Et on doit espérer que le procès Lafarge change cette attitude. Car même si les chances sont minimes, vous ne voulez pas être l’entreprise qui est accusée de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité ou de génocide. »
Pour Me Zimeray, les entreprises auraient d’autant plus tort de continuer à sous-estimer ce risque qu’il s’agit des infractions criminelles les plus graves, qui sont imprescriptibles. Mais « tant que les sanctions restent rares, tant que ce qui a été mis en place pour la corruption ou le blanchiment ne connaît pas de réel équivalent en matière de violations des droits humains, les entreprises ne seront pas suffisamment incitées à agir », conclut-il.
Pour Pachoud, la situation actuelle à Gaza constitue à cet égard un point de bascule. « Nous sommes dans une situation tellement caricaturale » qu’il paraît difficile d’ignorer le risque, estime-t-il. « Nous avons aujourd’hui la certitude que des crimes internationaux sont commis », explique-t-il. Dans ce contexte, « toute entreprise qui contribuerait, de près ou de loin, à soutenir ou faciliter ces opérations se placerait du mauvais côté de la loi ». Pourtant, « je ne suis pas sûr que beaucoup d'entreprises aient étendu leur diligence pour s'assurer qu'elles ne soient pas connectées à ces situations », qui exigeraient pourtant des mesures « robustes », dit-il. Il se dit d’ailleurs convaincu que des contentieux à l’initiative des ONG sont à anticiper, puisque ce sont elles qui, dans ces affaires, « occupent un rôle crucial et essentiel, puisqu’elles vont enquêter là où la justice ne va pas de prime abord ».






