Dossier spécial « Les entreprises face à la marée montante de la justice »

La guerre du pétrole au Soudan rattrape Lundin

Le gouvernement suédois a donné son feu vert au procureur pour mettre en accusation deux hauts dirigeants de la société pétrolière Lundin, basée à Stockholm, pour assistance à des crimes contre l’humanité qui auraient été commis au Soudan entre 1997 et 2003, nourrissant les guerres du pétrole au sud du pays. Pour les ONGs, il s’agit d’un « cas unique » sur la responsabilité des entreprises. La compagnie, elle, nie toutes les accusations.

Lundin©Bertil ERICSON / Scanpix Sweden / AFP
Ian Lundin, derrière son père, en 2001, pourrait être aujourd’hui une cible de l’enquête suédoise pour crimes contre l'humanité.
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En annonçant sa décision en début de semaine, le ministre de la Justice suédois Morgan Johansson a prévenu que l’affaire pourrait conduire le PDG de Lundin Petroleum, le Suisse Alex Schneiter, directeur des explorations à l’époque, et le président suédois Ian Lundin, qui vit en Suisse, à être emprisonnés pour le restant de leurs jours.

L’approbation du gouvernement était nécessaire pour l’avancement du dossier car les crimes allégués se sont déroulés hors du pays. Selon le ministère de la Justice suédois, les charges portent sur des fonds que Lundin Petroleum aurait fournis à l’armée soudanaise et à des escadrons de la mort responsables du ratissage des populations locales dans la zone où la société devait mener son exploitation pétrolière.

Je ne pense pas qu’il existe de sociétés pesant plusieurs milliards de dollars poursuivies pour crimes de guerre depuis Nuremberg. Je crois que c’est une première

« Je ne pense pas qu’il existe de sociétés pesant plusieurs milliards de dollars poursuivies pour crimes de guerre depuis Nuremberg. Je crois que c’est une première », dit Egbert Wesselink, du mouvement pacifiste néerlandais Pax, qui fait partie d’une coalition d’ONGs dont le rapport a déclenché l’enquête. « Il y a eu des dossiers avec de petits hommes d’affaires et il existe des dossiers pour crimes contre l’humanité, qui sont toujours au stade de l’enquête, ce serait donc assez inédit. Et l’on parle de crimes importants. Il s’agit d’avoir aidé et apporté son concours au massacre de milliers de personnes, au déplacement forcé de 150 à 200 000 personnes, de la destruction d’une entière région, de viols, de pillages… »

Accusation de complicité de crimes contre l’humanité

Lundin dénonce avec vigueur ces allégations. « Nous trouvons parfaitement inacceptable que le ministère de la Justice ait décidé d’approuver la demande du procureur de poursuivre le dossier », déclare la société dans une réponse écrite aux questions de JusticeInfo. « De fermes conclusions ont été présentées au ministère, soutenues par des expertises juridiques indépendantes qui ont souligné les vices de compétence et de forme exigeant qu’il ne soit pas autorisé de poursuivre, et nous craignons qu’elles n’aient pas été correctement prises en compte. L’enquête est désormais dans sa neuvième année et nous sommes de plus en plus inquiets de son caractère équitable. Nous nous défendrons avec force si la décision de poursuivre était prise. »

Le dossier a été ouvert en 2010, à la suite de la publication d’un rapport de la Coalition européenne sur le pétrole au Soudan (ECOS) et de sa communication au procureur de Suède. Selon les organisations humanitaires et de droits de l’homme, environ 12 000 Soudanais sont morts de famine et 160 000 ont été déplacés dans des régions où Lundin était en activité entre 1997 et 2003. Le rapport ECOS précise que « les auteurs effectifs des crimes rapportés étaient les forces armées du gouvernement du Soudan et un certain nombre de groupes armés locaux qui étaient alliés soit au gouvernement, soit à son principal opposant, le Mouvement et l’Armée de libération du peuple du Soudan (SPLM/A) », mais qu’un consortium pétrolier mené par Lundin « a pu être complice de la commission de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité ».

Aucun acte d’accusation n’a été dressé mais les charges seraient probablement celles d’avoir « aidé et encouragé des crimes internationaux », selon Wesselink, conseiller sénior à Pax, qui gère le secrétariat d’ECOS et continue de suivre l’affaire. « Je ne sais pas si cela se limitera à des crimes contre l’humanité ou si nous aurons aussi des crimes de guerre. Mais il y a une bonne chance qu’il s’agisse également de crimes de guerre », déclare-t-il à JusticeInfo.

Lundin : L’une des principales compagnies pétrolières européennes indépendantes

Lundin est l’une des plus grandes compagnies pétrolières indépendantes en Europe, dont l’activité principale est désormais la production et l’exploitation du pétrole en Norvège. Elle a revendu ses intérêts pétroliers au Soudan en 2003. Les allégations portent sur des faits intervenus entre 1997 et 2003 sur le Bloc 5A, une zone se trouvant aujourd’hui au centre-nord du Sud Soudan, qui était encore à l’époque partie intégrante du Soudan. Le gouvernement de Khartoum a mené une longue guerre contre ce sud riche en pétrole, jusqu’à ce que l’Accord de paix de 2005 ouvre le chemin de l’indépendance au Sud Soudan, en 2011.

Selon le rapport ECOS, la société pétrolière suédoise Lundin Oil AB (« Lundin ») a formé un consortium en 1997 avec la malaysienne Petronas Carigali Overseas Sdn Bhd (« Petronas »), la soudanaise OMV, l’autrichienne Exploration GmbH et la société d’Etat du Soudan Sudapet Ltd. Le consortium Lundin a signé un contrat avec le gouvernement de Khartoum pour l’exploitation du pétrole sur la concession 5A qui n’était pas encore sous le contrôle total du gouvernement. « Le début de l’exploitation a déclenché une guerre brutale dans la région », selon le rapport. « Entre 1997 et 2003, des crimes internationaux ont été commis à grande échelle dans ce qui était fondamentalement une campagne militaire du gouvernement soudanais pour le contrôle des champs pétroliers de la concession 5A. »

Selon le rapport, ces crimes comprennent « des attaques indiscriminées et le ciblage intentionnel des populations civiles, l’incendie de maisons, le pillage, la destruction d’objets nécessaires à la survie, les exécutions extrajudiciaires de civils, les viols de femmes, l’enlèvement d’enfants, la torture et les déplacements forcés. » Il est aussi indiqué que « des photographies satellitaires prises entre 1994 et 2003 montrent que les activités du Consortium Lundin sur le Bloc 5A coïncident avec une chute spectaculaire des activités agricoles. »

« Une force pour le développement »

Si les violences ont été commises par les parties au conflit, quelle est donc la responsabilité alléguée des compagnies pétrolières ? « Comme nos recherches le montrent clairement dans ce rapport, le Consortium a travaillé aux côtés des auteurs de crimes internationaux pendant toute la guerre », écrivent les chercheurs d’ECOS. « Ses infrastructures ont permis la commission des crimes par d’autres. Sur la base de la somme considérable de couverture des faits à l’époque, les membres du Consortium Lundin auraient dû savoir les abus commis par les groupes armés qui fournissaient en partie leurs besoins sécuritaires. Ils ont pourtant continué à travailler avec le gouvernement soudanais, ses agences et son armée. »

« Nous demeurons convaincus qu’il n’y a absolument aucun fondement aux allégations contre tout représentant de Lundin », réplique la société. « Nous avons coopéré abondamment avec l’enquête, en devançant les demandes, en fournissant des informations au sujet des opérations passées au Soudan et en participant aux entretiens. »

Cette année, le même jour, les polices suédoise et suisse ont néanmoins opéré des descentes dans les locaux de la compagnie à Stockholm et à Genève, dans ce qui est apparu comme une opération conjointe. « Notre position est ferme : il n’y a aucun fondement aux allégations et nous pensons profondément avoir été une force pour le développement au Soudan », confie Lundin à JusticeInfo.

Le site de la compagnie affirme que « notre aide au développement de la communauté et notre assistance humanitaire ont amélioré la vie de milliers de gens. Il est très triste de voir la situation au Sud Soudan, qui est une profonde tragédie pour la population. Aujourd’hui, la seule façon d’avancer est celle que nous avons toujours promue au cours de notre présence dans la région pendant presque vingt ans ; la paix doit être accomplie et maintenue par des moyens pacifiques. »

Le défi des réparations

Y aura-t-il un procès ? Wesselink le croit fermement. « Je crois que c’est désormais inévitable. Nous avons le feu vert du gouvernement suédois, ce qui signifie qu’il n’y a plus d’obstacle formel. C’est maintenant au procureur de boucler le dossier et d’envoyer un acte d’accusation à la défense. Le procureur a déclaré qu’il était très confiant et je pense que c’est une bonne enquête. »

Pour le militant, le plus important est de savoir s’il y aura des réparations pour les victimes. « Le vrai défi dans cette affaire judiciaire est : apportera-t-elle quelque chose de bon au Sud Soudan pour la population qui souffre de cette guerre ? » nous dit-il. « Tel est le véritable défi et c’est ici qu’entrent en jeu les investisseurs car ils sont les seuls qui peuvent demander à la société de prendre ses responsabilités et de payer des réparations. Il s’agit d’une entreprise très riche. Ils ont opéré un profit de cent millions de dollars lors de la vente de leurs opérations au Soudan. Ils ont tout investi en Norvège où ils ont touché le jackpot en 2011. Aujourd’hui, la société pèse dix milliards de dollars. Ils peuvent aisément payer et c’est ce qu’ils devraient faire. »

Selon Wesselink, un groupe soudanais, Liech Victims’ Voices in South Sudan, a déjà déposé une plainte en réparations, « mais aucun des investisseurs ni Lundin n’a encore réagi à cette plainte ». Si un procès se tenait et qu’une condamnation était obtenue, Wesselink explique que les réparations ne pourraient être données qu’aux victimes représentées devant le tribunal. « Il y aura plusieurs dizaines de victimes sud-soudanaises représentées à la cour. Trois ou quatre avocats les représentent en Suède. »

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