Procès Ongwen à la CPI : esprit es-tu là ?

La Cour pénale internationale rend son jugement aujourd'hui 4 février dans l’affaire Dominic Ongwen, un ex-membre de l’Armée de résistance du Seigneur (LRA). La croyance aux esprits a été au centre de la défense, qui s’est efforcée de justifier le comportement de l’accusé par la peur des pouvoirs surnaturels dont serait doté le chef suprême de la LRA, Joseph Kony, devant un tribunal mal outillé pour juger un comportement « non-occidental ».

A former child soldier of the Lord's Resistance Army (LRA) in Uganda
Un ex-enfant soldat de l'Armée de résistance du Seigneur (LRA) au Nord de l'Ouganda. "Le mysticisme, dit l'avocat de Dominic Ongwen devant la Cour pénale internationale, a frappé de terreur la plupart des enfants enlevés et les a réduits à une soumission totale." © Gianluigi Guercia / AFP
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Fils du peuple acholi, dans le nord de l’Ouganda, Dominic Ongwen, qui se trouve entre les mains de la justice internationale depuis janvier 2015, répond de soixante-dix chefs d’accusation de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre pour des faits qui se sont déroulés entre juillet 2002 et décembre 2005. Les charges portées contre lui sont d’une extrême gravité : meurtre, viol, esclavage sexuel, torture, traitement cruel, réduction en esclavage, atteinte à la dignité de la personne, conscription et utilisation d’enfants de moins de 15 ans pour participer activement à des hostilités.

Celui qui allait devenir le commandant de la brigade Sinia au sein de la sanguinaire LRA n’a pas rejoint le maquis de son propre gré. L’accusé, que le procureur de la CPI présente comme l’un des plus redoutables commandants l’Armée de résistance du Seigneur, a été enlevé par cette brutale rébellion alors qu’il était enfant.  A l’âge de neuf ans, précisent ses avocats.

Joseph Kony peut lire dans les pensées

Aussitôt dans les griffes de Joseph Kony, le jeune captif est soumis à un endoctrinement sévère. Selon la défense, on lui apprend que le chef suprême de la LRA, prophète autoproclamé, est doté de forces spirituelles, qu’il peut lire les pensées de ses troupes. Qu’il est possédé par des esprits grâce auxquels il surveille les faits et gestes de chacun de ses combattants. Qu’il jette le mauvais sort sur les captifs qui tentent de lui échapper ou de désobéir à ses ordres. Cette théorie se trouve au centre de la stratégie de la défense pour laquelle l’ex enfant-soldat, devenu adulte, n’était pas responsable de ses actes. Pour ses avocats, ce sont les esprits ou Kony qui sont responsables. Kony, qui fait l’objet d’un mandat d’arrêt de la CPI depuis juillet 2005, est toujours en fuite, selon la Cour.

L’équipe de défense est bien consciente de la difficulté à convaincre de sa thèse une Cour principalement animée par des hommes et des femmes formés au classique moule occidental, à mille lieues des réalités culturelles du peuple acholi, dans le nord de de l’Ouganda, théâtre des faits reprochés à Ongwen. « Il ne faut pas laisser les intellects des juristes présents dans cette affaire dominer ici. Il faut s’en tenir à la situation factuelle et à son évaluation », demande ainsi le conseil principal de la défense, Krispus Ayena Odongo, dans ses plaidoiries finales en mars 2020.

Dominic Ongwen à la Cour pénale internationale (CPI)
Dominic Ongwen attend le début des procédures judiciaires alors qu'il a fait sa première apparition à la Cour pénale internationale, le 26 janvier 2015. © Peter Dejong / Pool / AFP

Quand le mysticisme terrorise et soumet

« Ce mysticisme, monsieur le président, vous l’aurez compris, a frappé de terreur la plupart des enfants enlevés et les a réduits à une soumission totale. Nous faisons valoir que l’accusation a pris la tangente avec la situation factuelle de cette affaire. Ils ont tourné le dos aux questions clés dans cette affaire, c’est-à-dire la nature de la LRA. Ils ont ignoré l’effet du spiritualisme sur l’état mental de M. Ongwen », poursuit l’avocat ougandais. Pour lui, la justice internationale aurait dû plutôt poursuivre Kony ou le gouvernement ougandais qui a failli à sa mission de protéger ses administrés. L’avocat insiste : « Nous sommes ici en présence d’une affaire extrêmement particulière. Ongwen, comme les autres Ougandais du Nord, est convaincu du caractère particulier et de l’efficacité de Joseph Kony et de son spiritualisme ». Et de conclure : « La LRA était, en fait, une organisation où était exercé le contrôle des esprits, le contrôle des forces par le truchement de médiums spirituels. Et, en fait, cela passait par la personne qui était l’alpha et l’oméga de la LRA, à savoir M. Kony ».

L’équipe d’Ayena Odongo a fait défiler, à l’appui de sa thèse, plusieurs témoins, parmi lesquels d’anciens captifs de la LRA et des guérisseurs traditionnels venus des villages acholi. Ils ont affirmé que Kony était effectivement doté de forces naturelles. Des experts ont été entendus parmi lesquels Kristof Titeca, chercheur à l’université d’Anvers. Interrogé par Justice Info en janvier 2021, cet universitaire reprend l’essentiel de sa déposition devant les juges :

« Les esprits étaient un élément central pour la LRA. Joseph Kony affirme être possédé par des esprits qui lui dictent ce qu’il doit faire ». En conséquence, les combattants pensent qu’ils doivent exécuter ses ordres, sans quoi ils seront punis - souvent tués. « Cela donnait à Kony des pouvoirs particuliers, puisqu’ils (les captifs) croyaient qu’il pouvait lire leurs pensées ou pouvait prédire l’avenir. Cela par exemple empêchait certains combattants de tenter de s’échapper de la LRA », affirme Titeca. Mais pour l’expert, d’autres combattants restaient par peur de voir leurs familles exterminées en représailles.

Un droit mal outillé pour apprécier les comportements non-occidentaux

Dans un article paru le 17 janvier 2019, dans le Washington Post, après son témoignage au procès, Titeca déplore que le procureur n’ait pas jugé utile de contre-interroger les témoins ougandais ayant déposé au sujet de la croyance aux esprits au sein de la LRA. Pourtant lui, expert occidental éloigné du contexte, a bel et bien été contre-interrogé. « Cela illustre un défi central pour les procès pénaux internationaux. Ils ont une capacité limitée à apprécier pleinement et équitablement les normes de croyances et de comportement non–occidentaux », écrit Titeca.

« En conclusion, le procès d’Ongwen montre que la justice internationale est confrontée à des difficultés énormes. Alors que le droit international clame appliquer la justice universelle, il est mal outillé » pour appréhender « la vision du monde » de certaines personnes qu’elle juge ou qui témoignent devant elle. Pour ce chercheur qui a travaillé pendant plusieurs années sur la LRA, « il reste à voir comment la CPI aura la volonté et la capacité de prendre en compte les croyances aux esprits dans son jugement. »

Adina Loredana-Nistor, doctorante-chercheuse à l’université de Groningen aux Pays Bas, est une autre experte occidentale de la LRA. Elle a suivi de près le procès Ongwen. « Joseph Kony et ses esprits été sans doute parmi les figures absentes les plus présentes (au procès) : le nom de Kony a été mentionné dans plus de 270 procès-verbaux d’audience. Des questions relatives au spiritualisme ont été également discutées en longueur ». Mais pour cette experte, il faut être prudent car la croyance aux forces surnaturelles de Kony a dû varier au fil du temps et en fonction des brigades de la LRA.

La LRA et les comportements changent au fil des ans

« La stratégie de la défense était de montrer que la population générale de l’Ouganda, en particulier les Acholi, a une propension à croire aux esprits et, de façon particulière, que la LRA est une organisation mystique », observe-t-elle. « Plusieurs témoins, qu’ils y croient ou non, ont décrit le spiritualisme comme un moyen d’endoctriner, contrôler, enhardir, instiller la peur, donner du sens, motiver les gens et les maîtriser », affirme-t-elle, dans un entretien avec Justice Info. « Toutefois, nuance-t-elle, ce n’est pas une perception homogène qui peut s’appliquer comme une explication globale pour tous les membres de la LRA. Plusieurs témoins (surtout des témoins cités par le procureur et par les représentants des victimes) ont affirmé qu’ils ne savaient rien du spiritualisme au sein de la LRA et il se peut que cet aspect n’ait pas été mis en œuvre de façon uniforme dans toutes les brigades ».

Tim Allen, professeur à la London School of Economics s’intéresse à la LRA depuis sa création, dans les années 80. Il a écrit sa thèse sur le nord de l’Ouganda et publié deux ouvrages sur le mouvement de Kony. Dans son témoignage devant la CPI, le 16 janvier 2017, il fait une observation similaire à celle de Nistor. « La LRA a changé de façon radicale au fil des ans (…) le mouvement était assez complexe à la fin des années 90 », affirme Allen, suggérant que le groupe armé n’a pas toujours été un bloc monolithique où tous les règlements s’appliquaient avec la même rigueur. Certains parmi ses anciens membres ont même déclaré que Kony n’était plus possédé par les esprits après les années 90.

Mais pour le chercheur, ce sont les personnes capturées enfants qui ont été le plus marquées par cette croyance aux forces spirituelles de Kony. « Bon nombre de ceux qui avaient été enlevés lorsqu’ils étaient enfants ont été fortement affectés par cet élément spirituel au sein de la LRA. Certains, qui se sont exprimés après leur retour, continuaient à croire que Kony pouvait encore savoir ce qu’ils pensaient, même après qu’ils soient revenus ».

Joseph Kony, le chef de l'Armée de résistance du Seigneur (LRA) à Ri-Kwamba (Sud-Soudan), en novembre 2006. © Stuart Price / AFP

La plupart craignaient Kony en tant que personne

D’autres encore ont raconté qu’ils le redoutaient pour d’autres raisons. « Je pense que c’était très variable. La plupart des personnes craignaient Kony en tant que personne. Je crois pouvoir dire que ce qu’ils craignaient de plus, c’est le genre d’imprévisibilité de Kony. Il pouvait parfois être très aimable et se montrer très raisonnable alors que, d’autres fois, il pouvait commencer à s’exprimer par des voix étranges et agir de façon violente. Je pense donc que même ceux qui ne croyaient pas à cet aspect de spiritualisme craignaient Kony ».

Les juges prendront-ils en compte, dans leur décision, le raisonnement de la défense en ce qui concerne la croyance aux esprits ? « Je ne serais pas surprise si le jugement restait silencieux sur ce sujet comme cela est arrivé dans d’autres procès pareils qui touchaient à des questions de spiritualisme, notamment devant le Tribunal spécial pour la Sierra Leone », répond Adina-Loredana Nistor. A la CPI, dans le procès de Germain Katanga, les juges ont cependant reproché au procureur de ne pas avoir creusé le rôle des féticheurs dans l’attaque de Bogoro, pour laquelle l’ancien chef milicien congolais a écopé de 12 ans de prison. « Chaque chambre agit différemment, plusieurs approches sont possibles et, plus encore, le droit pénal international est en évolution », poursuit la chercheuse.

Elle pense cependant « que la question du spiritualisme pourrait être prise en considération en ce qui concerne certains éléments de preuve spécifiques présentés ». En doutant que le spiritualisme puisse à lui seul détermine l’issue du procès, elle estime néanmoins qu’il « serait plus pertinent de le prendre en compte dans l’évaluation de la nature globalement coercitive de l’environnement dans lequel vivaient les membres de la LRA par exemple ».

Le jugement de la CPI est impatiemment attendu, en particulier dans le nord de l’Ouganda, où certains croient encore en la force des esprits, même si d’autres s’en moquent.

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