Dossier spécial « L’heure de la vérité en Gambie »

Gambie : l'histoire d'un massacre d’État et de sa dissimulation

Après avoir établi que le massacre de plus de 50 migrants ouest-africains, en juillet 2005, a été perpétré par l'État, la Commission vérité, réconciliation et réparations a révélé l’opération de dissimulation du crime organisée après coup par le gouvernement de l’époque. Personne, dans l'ensemble des services de sécurité du pays, n'a été épargné.

Bubacarr Bah témoigne devant la Commission vérité (TRRC) en Gambie
Le témoignage de Bubacarr Bah devant la Commission vérité a exposé l’opération de dissimulation du crime par l’Etat, en 2005. © Mustapha K. Darboe
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Le 23 juillet 2005, huit corps qui semblent avoir été tués par des objets contondants, avec du sang suintant de leur bouche et de leur nez, sont retrouvés par des villageois de Brufut, dans une forêt près de Ghana Town, à quelque 45 minutes de route de Banjul, la capitale gambienne. L'identité de ces personnes et de ceux qui les ont tuées est alors une information confidentielle, connue des seuls hauts responsables de l'agence nationale de renseignement, des militaires, de la police et du palais présidentiel de Yahya Jammeh.

D'après les preuves récemment révélées par la Commission vérité, réconciliation et réparations (TRRC), il s'agit d'un massacre sanctionné par l'État, suivi d'une dissimulation fabriquée par lui. Plus de 50 migrants ouest-africains, arrêtés la veille, avaient été exécutés dans différents lieux par des agents des services de sécurité gambiens.

L'une des premières personnes à arriver sur les lieux est le coordinateur national de la gestion des crimes, Pa Amady Jallow. Jallow n'est pas au courant des faits ou des circonstances de la mort des huit individus. "En tant que responsable du crime dans le pays, j'ai été traumatisé et confus. Je croyais qu'il s'agissait d'un massacre dans la forêt", déclare Jallow à la TRRC, le 1er mars. Ce que l'officier ne savait pas, c'est que son patron, l'inspecteur général de la police, tous les chefs des services de sécurité et leur commandant en chef, le président Yahya Jammeh, connaissent la réponse au nouveau mystère criminel auquel il est confronté. Et eux, le gouvernement, ont l'intention de le garder secret.

Ecarter l'enquêteur principal qui ne sait rien

Alors qu'il se trouve sur la scène du crime avec le photographe de la police, Jallow raconte que l'inspecteur général de la police Ousman Sonko – actuellement en détention préventive en Suisse – arrive. "Je soupçonne un acte criminel et c’est un acte barbare", lui dit Jallow. Il réitère la même déclaration dans un entretien accordé au principal journal du pays à l'époque, le Daily Observer.

Jallow remarque que Sonko ne va pas voir les corps, qu'il ne se renseigne pas à leur sujet et n’entre pas sur la scène du crime. Sonko, en fait, est au courant. (Il deviendra ministre de l'Intérieur l'année suivante et conservera ce poste pendant dix ans.) Comme l'ont établi les précédents témoins devant la Commission, les autorités gambiennes ont fait tuer les migrants. Et maintenant, elles s'assurent de faire échouer tout effort visant à découvrir la vérité sur les circonstances de leur crime.

Cela commence par écarter l'enquêteur principal dans ce dossier. Peu après que Jallow a entamé son enquête préliminaire, il apprend qu'il est muté à la circulation comme commissaire. "J'ai eu le sentiment qu'il s'agissait d'une conspiration contre moi et je m'attendais immédiatement à être licencié", déclare-t-il.

Pa Amady Jallow témoigne devant la Commission vérité en Gambie
Pa Amady Jallow, officier de police envoyé à la circulation pour ne pas enquêter sur le massacre des migrants. © Mustapha K. Darboe

Deux traces originales des arrestations

A partir de là, on commence à se débarrasser des preuves matérielles. Baboucarr Bah est alors l'officier supérieur adjoint du poste de police de Barra, le premier endroit où les migrants ont été arrêtés et détenus. Il a été le premier à rencontrer les migrants et il a noté leurs noms. Lui et son patron au poste de police de Barra, Abraham Jawara Demba, confirment tous deux à la TRRC que les migrants ont été arrêtés et transférés vers la base navale de Banjul, un processus facilité par l'enquêteur principal de l'Agence nationale du renseignement (NIA) Ousman Jallow, la marine gambienne et des soldats de la garde nationale.

Au poste de police, Bah a fait deux copies des noms des migrants, dont l'une a été remise à la TRRC par Ngorr Secka, alors chef des opérations à la NIA. Il a enregistré 51 noms, bien que les preuves présentées à la Commission suggèrent que leur nombre pourrait atteindre 67. La police a également enregistré les noms dans leur cahiers de bord.

Sachant que le massacre fera l'objet d'une enquête, les autorités décident d'abord de s'occuper de ces registres. La semaine dernière, la TRRC a invité l'actuel inspecteur général de la police, Mamour Jobe, à produire les registres des commissariats de police où les migrants avaient été détenus. Dans celui du commissariat de Barra, il n'y a rien aux dates du 22 et 23 juillet, lorsque les migrants y étaient détenus. Les registres relatifs aux migrants de la police de Brusubi, de celle de Kairaba, du quartier général de la marine à Banjul et du quartier général paramilitaire à Kanifing, ont tous disparu.

L'enquête de la TRRC n'a retrouvé que deux traces originales des noms des migrants. L'une a été offerte par Secka et l'autre par Lamin Cham, l'actuel commissaire adjoint de la police, qui a également comparu devant la Commission la semaine dernière. À l'époque, Cham travaillait dans l'unité de la grande criminalité. Les dossiers des migrants avaient été dispersés dans différents commissariats de police. Cham s'est occupé de quatre d'entre eux. Et comme Secka, il avait ramené ses dossiers chez lui pour les protéger de la destruction. Les noms enregistrés par Cham figurent également sur la plus longue liste de Secka.

La page manquante des registres de la police

"J'ai reçu un appel de Jawara Demba [le chef de la station de Barra] qui m'a dit que l'inspecteur général Ousman Sonko lui avait dit que je devais lui apporter mon registre. Quand je suis arrivé [au bureau de Sonko], il m'a demandé d'ouvrir le registre et de me rendre au 22 juillet, ce que j'ai fait. Il a regardé les écritures, seulement sur cette page, et l'a ensuite refermée", se souvient Bah. "Il m'a dit d'aller transférer toutes les écritures de ce registre dans un nouveau registre, à l’exception des faits concernant ces migrants."

- "Mais savez-vous qu'il vous demandait de falsifier des preuves ? demande Essa Faal, conseiller principal de la TRRC.

- Oui, parfaitement, répond Bah.

- Et saviez-vous que c'était un crime ?

- Oui.

- Qu'avez-vous ressenti lorsque votre inspecteur général Ousman Sonko vous a demandé de commettre un crime ?

- Je me suis senti très déçu."

Selon Bah, son patron Jawara Demba, ainsi que Yankuba Sonko, l'actuel ministre de l'intérieur de Gambie - qui était alors officier supérieur dans la police - ont également été complices de la dissimulation.

- "Les registres ont été copiés, entame Faal.

- Oui, maître, répond Jawara Demba.

- Et c'était destiné à dissimuler le fait que les Ghanéens [avaient] été arrêtés à Barra.

- À l'époque, je ne le savais pas.

- Mais pourquoi copier un registre pour rien ?

- Maître, à l'époque, je ne le savais pas.

- En fait, l'IGP [Ousman Sonko] vous a appelé à ce sujet.

- Non, ce n'est pas vrai. L'IGP ne m'a jamais parlé directement.

- Baboucarr Bah dit qu'il vous avait dit [à son retour à la gare de Barra depuis le bureau de Sonko] que le registre devait être changé et que les écritures relatives à l'arrestation des migrants devaient être supprimées. Et vous le supervisiez.

- Oui, je le supervisais.

- Vous avez tous accepté et supprimé les écritures sur les migrants dans le registre. C'est ce qui s'est passé ?

- Oui, maître.

- Et les détails des migrants n'ont pas été inclus dans le nouveau registre ?

- C’est cela.

- Et qu'est-il arrivé au registre original ?

- Il était sous la garde de Baboucarr Bah. Il m'a dit qu'on lui avait demandé d'apporter le registre à Banjul.

- Et a-t-il rapporté le registre à l'IGP ?

- Oui, il l'a fait.

- Et la dissimulation est devenue complète ?

- Oui."

Yankuba Sonko reconnaît que le gouvernement a couvert l'affaire, mais il nie toute participation à cette opération. Il affirme n’avoir rien à voir avec les registres. Il nie également que Baboucarr Bah lui ait dit d'emmener les enquêteurs de l'Onu dans un bar, de les rendre ivres et de leur envoyer des filles. (En 2008, les Nations unies et la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) ont mené une enquête conjointe sur le massacre des migrants. Leur rapport de 2009 n'a jamais été rendu public mais, selon le Bulletin du Département des affaires publiques des Nations unies, il a conclu que le gouvernement n'était pas "directement ou indirectement complice" des meurtres et a accusé des éléments incontrôlés des forces de sécurité gambiennes d'avoir "agi de leur propre chef"). "Ce que [Baboucarr] Bah a dit est un mensonge", déclare Yankuba Sonko à la TRRC. 

Fabrication d'une alter vérité

Le gouvernement a fait tuer un nombre indéterminé de migrants, il a fait disparaître les registres de la police dans lesquels leurs noms étaient inscrits, a induit en erreur les enquêteurs des Nations unies, et a fait échouer les enquêtes ghanéennes et nigérianes. Il ne lui reste plus qu'une chose à faire : inventer sa propre vérité.

Car il y a un problème. Et le nom du problème est Martin Kyere.

Kyere est l'un des migrants ghanéens arrêtés, mais il a réussi à s'échapper et il a rendu public le drame à son retour au Ghana. (On sait maintenant qu'au moins quatre migrants ont survécu au massacre, tous ghanéens. Deux d'entre eux, dont Kyere, ont témoigné devant la TRRC la semaine dernière.)

Le gouvernement de Jammeh ne peut pas se permettre de laisser croire au monde entier l'histoire de Kyere. Il confie la tâche de créer un récit alternatif à une équipe dirigée par Malamin Ceesay, un commissaire de police.

- "Monsieur, je n'ai rien à cacher ici, déclare Ceesay à Essa Faal, le 8 mars.

- Puisque vous n'avez rien à cacher, commençons par la base. C'était une fausse enquête. Elle n'avait pas pour but de découvrir la vérité, assène le conseil principal.

- Eh bien, si je vous expliquais avant que nous arrivions à la conclusion que c'était une fausse enquête...

- S'agissait-il d'une véritable enquête destinée à découvrir la vérité ? coupe Faal

- Monsieur, si j’exposais d’abord les preuves, à partir de là, nous arriverons à...

- Répondez à ma question. S'agissait-il d'une véritable enquête ? Vous êtes un commissaire de police et vous devriez le savoir.

- Il est difficile de le dire...

- Si vous ne pouvez pas dire que c’était une authentique enquête, alors elle était fausse. Dites-nous la vérité. L'enquête avait-elle pour but de découvrir la vérité ou était-elle destinée à couvrir le gouvernement ?

- Je ne pense pas que nous essayions de couvrir le gouvernement...

- Mais le meurtre des Ghanéens n'est-il pas couvert ?

- Ce fut une grande dissimulation... par les agents de l’État responsables.

- Et vous avez été utilisé pour diffuser un mensonge au nom du gouvernement, en tant que vérité vérifiée de façon indépendante. Ils vous ont utilisé pour faire circuler un rapport, suggérant que vos conclusions étaient vraies alors qu'elles étaient un mensonge."

Malamin Ceesay témoigne devant la Commission vérité en Gambie
Malamin Ceesay, le commissaire qui fut en charge de fournir un rapport mensonger sur le massacre des migrants. © Mustapha K. Darboe

Ceesay fait une pause, se tait pendant quelques secondes alors que l'avocat principal fouille dans ses papiers. Parmi les munitions de Faal figure le propre rapport d'enquête de Ceesay. Ceesay et ses collègues y avaient affirmé qu'ils ne pouvaient pas établir la nationalité des migrants.

- "C'est un mensonge, déclare Essa Faal.

- Oui, c'est vrai…

- Exactement, votre rapport était un mensonge. À cette époque, vous aviez même des Ghanéens sous votre garde. Si vous aviez eu l'intention d'identifier les corps, vous les auriez emmenés à la morgue pour les identifier."

Le rapport indique qu'"il n'y a aucune preuve pour soutenir l'affirmation de Martin Kyere selon laquelle des arrestations et des détentions ont eu lieu à Barra"

- "Mais c'est un autre mensonge flagrant, appuie Faal.

- D'accord, répond Ceesay, qui semble maintenant désorienté.

- Et vous saviez tous que c'était un mensonge. Le gouvernement voulait faire disparaître toute trace des Ghanéens. C'est pour cela que ce gros mensonge a été conçu. Soyez honnêtes, car c'est une grave transgression.

- C'était le rapport d'une commission d’enquête. Je n'étais pas présent lors de l'arrestation.

- Vous tous qui avez signé ce document, vous avez décidé de mentir. C'est la vérité, n'est-ce pas ?

- Oui.

- Ces Ghanéens ont été arrêtés à Barra et vous le saviez tous. Vous saviez qu'ils avaient été arrêtés à Barra, poursuit Faal.

- Oui, on me l'a dit.

- Pourquoi avez-vous signé un rapport qui disait qu'ils ne l'avaient pas été ?

- Je suis d'accord avec vous..."

L'avocat principal de la TRRC extrait un mensonge après l'autre du rapport de Ceesay. Et à un moment donné, Ceesay finit par seulement hocher la tête. Les faits à son encontre sont accablants et les conclusions de son rapport embarrassantes. Faal se penche en arrière sur son siège et regarde le témoin, désormais plus abattu.

- "Que pensez-vous du fait que plus de 50 migrants ouest-africains ont été tués dans ce pays, que vous avez été chargé d'enquêter sur cette affaire et que vous avez produit ce document qui est un blanchiment ? déclare-t-il.

- J'en assume l'entière responsabilité", répond Ceesay.

L’admission partielle d’un ancien ministre de l'Intérieur

En juillet 2005, Babucarr Jatta, un frère de Malick Jatta, l'un des tueurs à gages de Jammeh, était ministre de l'Intérieur. Il nie avoir participé à l’opération de dissimulation, affirme avoir demandé à l'inspecteur général Ousman Sonko d'enquêter, mais qu’il ne l'a pas fait.

- "Le gouvernement avait une politique délibérée d’étouffer l’affaire et de désinformation au sujet du meurtre des Ghanéens, expose Faal.

- D'après toutes les indications, oui, répond Jatta.

- Votre département [la police, l'immigration et l'agence anti-drogue sont tous sous l'autorité du ministre de l'Intérieur] qui était censé enquêter a complètement échoué.

- Oui.

- Ce n’est pas tout. Il a produit des efforts délibérés pour détruire et altérer des documents.

- A la NIA, la police ou le ministère de l'Intérieur ?

- À tous les niveaux.

- C’est possible..." Jatta admet avec hésitation.