Dossier spécial « L’affaire Massaquoi : le modèle finlandais à l’épreuve »

Procès Massaquoi : la date qui peut tout changer

Le tribunal finlandais, en audience au Liberia pour le procès de Gibril Massaquoi, a terminé le 16 mars la première partie de ses auditions, consacrée aux crimes que l’accusé aurait commis à Monrovia à la fin de la guerre civile. Sur les 21 témoins entendus, seul le dernier a indiqué une date précise à laquelle ces faits auraient eu lieu. Une date qui peut faire basculer le volet Monrovia de l’affaire.

Peinture de la cour finlandaise au Liberia pour le procès Massaquoi
Sur les crimes perpétrés à Monrovia, une preuve controversée s’est dessinée devant les juges finlandais, ici croqués par l’artiste libérien Leslie Lumeh. © Thierry Cruvellier
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« Civilian 08 », de son nom de code établi par la police finlandaise, est un homme de 52 ans à la carrure solide, le cou musclé, d’épais sourcils grisonnants, de longs cils qui donnent à ses yeux l’éclat d’un quartz fumé. Il se présente vêtu d’une sobre djellaba, d’une mince calotte et de sandales, le 8 mars, devant la cour finlandaise temporairement délocalisée à Monrovia, capitale du Liberia. « Civilian 08 » est infirmier. Au début des années 2000, il vendait déjà des médicaments et offrait des soins de première nécessité dans le quartier commerçant de Waterside, au centre-ville, près de l’Old Bridge. C’est là qu’ont eu lieu de graves exactions – exécutions sommaires, tortures, viols – que des victimes attribuent à « l’ange Gabriel », alias Gibril Massaquoi. 

Massaquoi dément avoir jamais eu ce nom de guerre, nie toute présence sur les lieux et présente une défense d’alibi. Son avocat n’a eu de cesse de souligner les contradictions des témoins avec eux-mêmes ou entre eux sur la période à laquelle a eu lieu l’attaque dont ils ont été victimes à Waterside. Selon la défense, l’incident meurtrier n’a pu que se produire dans les derniers mois de la guerre civile, entre mai et août 2003. Or, à cette époque, Massaquoi habitait dans une résidence surveillée à Freetown, capitale de la Sierra Leone, en tant que témoin protégé d’un tribunal de l’Onu – un fait notoire appuyé par de nombreux éléments dans le dossier.

Un témoignage à double tranchant

C’est la défense qui a fait convoquer l’infirmier au procès. Dans sa déclaration aux enquêteurs en 2019, le soignant a mentionné une date précise pour situer les événements survenus à Waterside : le 20 juin 2003. Il est le seul témoin à avancer une date claire. Il dit s’en souvenir car c’est ce jour-là qu’il a écrit une lettre à l’équipe de Médecins sans Frontières, dont les bureaux n’étaient pas loin, à Mamba Point, pour solliciter une aide d’urgence en médicaments face à l’afflux de blessés qui lui arrivaient.

Mais la lettre ne figure pas au dossier et à l’audience, l’affaire paraît moins limpide. L’infirmier se montre nettement plus vague sur la date ou la période. Il évoque d’abord 2001-2002, puis 2002-2003, puis début 2003. Et il déclare, au dépens de la défense, que « la plupart des patients blessés criaient le nom d’une personne, et ce nom était Massaquoi. Je ne connais pas cette personne, je ne l’ai pas vu, mais chaque fois que je traitais un blessé, il criait ce nom ». « Ils disaient que cet homme était vicieux », ajoute-t-il.

Les faits que l’infirmier décrit sont parfaitement conformes aux récits des 19 victimes directes qui ont comparu. « Les civils cherchaient de la nourriture, c’est la raison pour laquelle ils sont entrés par effraction dans ce magasin [de biscuits]. Il n’y avait rien à manger, aucun ravitaillement. Le LURD [Liberians United for Reconciliation and Democracy, groupe armé dont l’offensive conduira à la chute, en août 2003, du président Charles Taylor] exerçait sa pression sur le gouvernement. »

L’avocat lui demande plus de détails. « La guerre arrivait à sa fin. En juin-juillet, les victimes m’ont raconté cette histoire. J’ai suivi leur récit et je l’ai trouvé exact car je les soignais. C’est du magasin de biscuits que j’ai reçu le plus de blessés. Et cela s’est passé en 2002-2003 », répond l’infirmier, qui se souvient avoir soigné une trentaine de personnes ce jour-là. Il s’agissait de blessures par balles, précise-t-il. L’infirmier dit avoir également secouru le major Focko, un officier de l’armée, commandant de secteur, blessé en voulant protéger les civils. Lui aussi, selon le témoin, parlait du « même Massaquoi ».

Soldats gouvernementaux en civil et armés (Monrovia - Liberia)
En juillet 2003, des soldats gouvernementaux se préparent à défendre le Old Bridge face aux forces rebelles du LURD. © Georges Gobet / AFP

Danse autour d’une date clé

L’avocat de la défense, Me Kaarle Gummerus, revient sur la date, cruciale pour l’alibi.

- Les rebelles du LURD nous envoyaient des missiles, dit l’infirmier.

- Quand ?

- 2000-2003.

Me Gummerus essaie de ramener l’infirmier à juin 2003. Mais, quelques instants plus tard, le témoin resitue cette attaque du LURD à l’année 2002. « Dans le résumé [de la police], il n’y a pas une seule mention de 2001-2002 », s’étonne l’avocat, qui cite la déclaration du témoin aux enquêteurs : « En juin 2003, il y a eu un massacre, six personnes ont été tuées. » Face à ses propres déclarations, le témoin confirme : il s’agit bien du massacre au magasin de biscuits.

- Cela s’est-il passé en 2003 ? reprend Me Gummerus.

- Le récit qui m’a été fait [par les patients], c’était en 2003, répond l’infirmier.

Le jour de sa comparution au tribunal, « Civilian 08 » vit un double deuil. La cour le libère donc plus tôt et, le 16 mars, le voici de retour devant les juges. Il est le dernier témoin à déposer sur ce qui s’est passé à Waterside, qui a occupé le tribunal depuis le début de ses audiences à Monrovia, le 23 février.

La défense saisit l’occasion pour reprendre l’offensive. « L’incident m’a été rapporté en juin 2003 », déclare désormais plus fermement l’infirmier.

La cour finlandaise visite le quartier de Waterside à Monrovia (Liberia)
Avant d'entendre une vingtaine de témoins sur cette partie de l'affaire Massaquoi, la cour a visité le quartier de Waterside et du Old Bridge, à Monrovia. © Thierry Cruvellier / JusticeInfo.net

Dans la guesthouse du RUF à Monrovia

« Civilian 09 » est l’autre témoin présenté dans cette première partie du procès, qui n’est pas une victime des faits allégués. Son nom de code judiciaire ne lui va pas bien. Au début des années 2000, « Civilian 09 » était en réalité un garde du corps de Foday Sankoh, le leader historique du Front révolutionnaire uni (RUF), la rébellion sierra léonaise dont Massaquoi a été l’un des commandants et le porte-parole.

C’est la défense qui avait demandé, au cours de l’enquête, que cet ancien membre du RUF soit interrogé. Mais c’est le procureur, finalement, qui l’appelle ce 10 mars à la table des témoins.

« Civilian 09 » raconte avoir été assigné, après des accords de paix signés entre le RUF et le gouvernement sierra léonais en juillet 1999, à la garde d’une guesthouse à Monrovia, mise à la disposition du RUF par le président Taylor, son allié libérien historique. La tâche du témoin est d’y recevoir les commandants du RUF qui y séjournent. A partir de 2000, Massaquoi s’y trouve régulièrement en « mission diplomatique », raconte-t-il. Le témoin évoque des réunions entre les chefs du RUF et le président libérien. Il parle de missions lancées, par voie routière ou par hélicoptère, vers Voinjama et Kolahun, dans le Lofa County, à l’extrême nord du pays, aux frontières de la Guinée et de la Sierra Leone. « A l’époque », dit-il, « certains soldats du RUF venaient de Sierra Leone pour aider Charles Taylor », qui était à son tour menacé par une nouvelle rébellion, celle du LURD, lancée depuis la Guinée en 1999.

A deux reprises, « Civilian 09 » se rend lui-même dans le Lofa County en compagnie de Massaquoi. C’était début 2001, estime-t-il, mais d’autres missions ont eu lieu dès 2000. « L’intention était d’aller s’y battre car l’ennemi se trouvait dans cette région. » Ces missions durent trois ou quatre jours, parfois une semaine. Ils transportent des armes, fournies par la présidence libérienne et payées en diamants par les chefs du RUF, ajoute le témoin. Massaquoi prend part aux combats, précise-t-il.

Que s’est-il passé après fin 2001 ?

« Civilian 09 » affirme avoir quitté le Liberia avec Massaquoi fin 2001, pour retourner en Sierra Leone, par la route, en passant par Foya. Lui va retourner à Monrovia en février 2002, mais quand on lui demande si Massaquoi y est également retourné, il répond : « Je ne me souviens pas. »

Le témoignage de l’ancien membre du RUF semble déjà anticiper la suite du procès, qui a trait à des crimes commis dans le Lofa dans ces années 1999-2003. Mais il a également de l’intérêt pour les crimes allégués à Monrovia et pour l’alibi de l’accusé. « Civilian 09 » explique que certains combattants du RUF étaient rattachés à l’Unité anti-terroriste (ATU) à Monrovia, que les témoins impliquent dans l’attaque à Waterside. « Dans toute action de combat se déroulant à Monrovia et dans les environs, ils avaient l’habitude de les y envoyer se battre », raconte-t-il. « Est-ce que Massaquoi était l’un d’eux ? » demande le procureur. « La seule fois, je sais que c’était en 2000 ou 2001, quand il allait dans le Lofa. Mais je ne peux pas me souvenir qu’il ait pris part à ces activités ici, à Monrovia », répond-il. « Ce qui s’est passé, c’est quand Sam Bockarie [ancien numéro 2 du RUF] et le RUF se sont froissés, c’est à ce moment-là que Sam Bockarie a quitté le RUF et est venu à Monrovia avec des hommes. » 

- Est-ce que Massaquoi est venu avec lui ?

- Non.

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