CPI-RCA-II : le procureur fait le pari du plan commun, dans le chaos de la guerre civile

Durant un mois, le procureur de la Cour pénale internationale (CPI) a déployé ses arguments contre deux chefs de milices anti-balaka, un groupe de défense civile de la République centrafricaine. L'épine dorsale de l'accusation est que les deux hommes, l'un sur le terrain et l'autre dans les cercles du pouvoir, étaient impliqués dans deux « plans communs », interconnectés. Une théorie et un pari, dans le chaos de la guerre civile de 2013-2014.

Le procureur principal Kweku Vanderpuye (CPI)
Kweku Vanderpuye, le procureur principal en charge de l'accusation dans le deuxième procès Centrafricain, qui s'est ouvert le 16 février devant la Cour pénale internationale. © ICC-CPI
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"Il y avait des gens avec des bras cassés, ils étaient couverts de sang", s’est souvenue la première témoin, qui décrivait une attaque de 2013 à Bangui, dans le procès contre les chefs de milice Alfred Yekatom et Patrice-Edouard Ngaïssona, le 16 mars à la Cour pénale internationale (CPI). La femme, dont l'identité était protégée et le visage pixellisé, a témoigné en sango, la langue locale, traduite en français puis en anglais pour la cour, de cette attaque d’anti-balaka contre des musulmans au cours de laquelle son mari a été tué.

Ce procès est le deuxième de la CPI qui concerne la République centrafricaine (RCA). La première concernait les événements survenus jusqu'en 2012, lorsqu'une milice congolaise est entrée dans le pays et a été accusée de viols et de meurtres de civils. Elle s'est terminée par l'acquittement de leur chef, Jean-Pierre Bemba, ancien vice-président du Congo.

Pour Thijs Bouwknegt, historien de la violence de masse à l'Institut NIOD pour les études sur l'Holocauste et le Génocide, qui suit le procès qui s'est ouvert le 16 février, le procureur "veut éviter de commettre les mêmes erreurs" et "éviter certaines grandiloquences" qui ont caractérisé l'accusation lors du premier procès. L’avocat principal formé aux États-Unis en charge du dossier de l'accusation donne l’impression d'être "aux commandes", dit-il. Avec au moins une similitude avec l'affaire Bemba : les allégations du procureur impliquent d’importants acteurs politiques et militaires, comme l'ancien président François Bozizé. On finit par se demander pourquoi ils ne sont "ni jugés, ni poursuivis", se demande Bouwknegt.

Pour ce procès, l'accusation se concentre sur les événements survenus autour de la fin de 2013 et du début de 2014, à la suite du signalement à la CPI par les autorités centrafricaines des graves violations qui ont enflammé le pays pendant la guerre civile qui a éclaté après la destitution de Bozizé par un coup d'État.

Arrestation opportune d'un membre de la Seleka

L'accusation a profité de l'ouverture du procès pour s’attribuer une médaille d’impartialité en évoquant le transfert à la CPI, en janvier, d’un commandant de l'alliance Seleka - qui a renversé Bozizé et a ensuite été combattue par les groupes d'autodéfense anti-balaka -, Mahamat Saïd Abdel Kani. De nouvelles "enquêtes sont en cours", a déclaré le procureur principal Kweku Vanderpuye, dans sa déclaration liminaire, en soulignant que l'arrestation du chef Seleka est la preuve que la CPI s'attaque à "toutes les parties du conflit en RCA".

Un récent rapport sur les attitudes à l'égard de la justice en RCA indique que les victimes des vagues de violence se "méfient" des institutions judiciaires. Les auteurs ont observé que la CPI "est perçue comme menant une chasse aux sorcières contre les anti-balaka" et comme persécutant ceux qui ont "déposé les armes et sont en position de faiblesse" dans un contexte de conflit où les chefs de guerre importants restent impunis. Bouwknegt convient que "c'est une bonne chose pour l'accusation d'avoir un autre homme en prison. Pour le narratif au moins, c'est une bonne chose", même si, en RCA "il s'agissait essentiellement d'une violence populaire de masse, avec des citoyens qui se battaient contre d'autres citoyens et quelques commandants et dirigeants plus haut placés". Et il y a "de nombreuses étapes à franchir avant que le procès de la Seleka ne devienne une réalité" à La Haye, prévient-il.

Ngaïssona partie intégrante d'un "plan stratégique commun"

Patrice-Edouard Ngaïssona signe un accord de cessez le feu avec un représentant de la Seleka
Aujourd'hui dans le box des accusés de la CPI, Patrice-Edouard Ngaïssona (à droite) représentait les anti-balaka lors de la signature, le 23 juillet 2014 à Brazavillle, d'un accord de cessez le feu avec un représentant de la Seleka, Mohamed Moussa Dhaffane (à gauche). © MISCA

Ngaïssona doit répondre de 16 chefs d'accusation de crimes de guerre et de 16 chefs d'accusation de crimes contre l'humanité pour avoir utilisé sa position de ministre de la Jeunesse, des Sports, des Arts et de la Culture du pays pour recruter des enfants soldats et inciter à la haine contre les musulmans. Yekatom est accusé de 10 chefs de crimes de guerre et de 11 chefs de crimes contre l'humanité pour avoir organisé et supervisé les atrocités commises par les milices. Les deux hommes ont plaidé non coupable.

Selon l'accusation, Ngaïssona faisait partie du "cercle restreint" de Bozizé, qui complotait depuis l'étranger et qui, ensemble, auraient mis en œuvre un "plan stratégique commun" pour revenir au pouvoir et renverser les Selekas. Ce plan, selon l'experte en droit pénal international Marjolein Cupido de la Dutch Academy for Legislation, consistait à "reprendre le contrôle politique en utilisant des moyens criminels, en instrumentalisant les groupes d'autodéfense qui existent déjà et qui sont connus sous le nom d'anti-balaka".

Ils "envoyaient des instructions pour l'achat d'armes et les attaques", affirme le procureur Vanderpuye. Ngaïssona avait de l’influence sur les jeunes, dit-il, et est devenu le coordinateur national des anti-balaka en janvier 2014. Les jeunes constituent une partie importante de la population centrafricaine et il savait qu'ils l'écouteraient, a-t-il ajouté. En avril 2014, Ngaïssona aurait déclaré, selon le procureur : « Quand je donne l'ordre à ces enfants, je pense immédiatement ça suffit. »

Les leaders anti-balaka ont disséminé un "faux récit" sur la Seleka qui a eu des conséquences "inévitables", a ajouté Vanderpuye. Il a montré à la cour une vidéo dans laquelle des militants anti-balaka déclarent : "Quand vous les trouvez dans la brousse, vous les tuez parce que c'est ce qu'ils nous font" ou "c'est notre pays... ce n'est pas le pays des musulmans". Ngaïssona lui-même a signé des communiqués de presse au nom du mouvement anti-balaka dans lesquels il excuse les "excès" et les "incidents isolés" des miliciens. Il a conseillé à des éléments anti-balaka de faire attention car un jour ils pourraient être poursuivis par la CPI. 

"Il était le chef, il leur donnait des armes, il était le grand patron" selon l'accusation, note Bouwknegt. Mais dans de nombreux cas, dit-il, ces milices étaient disparates, et s’étaient constituées dans "différents villages, avec différents hommes, différents enfants qui brandissaient des machettes et faisaient des choses horribles".

Yekatom, élément d'un "plan opérationnel commun"

Alfred Yekatom pose au milieu de miliciens anti-balaka
Alfred Yekatom (au centre) est accusé devant la Cour pénale internationale, en tant que bras "opérationnel" sur le terrain des anti-balaka, d'avoir pris part à des atrocités durant la guerre civile de 2013-2014 en Centrafrique.

Yekatom est accusé d'avoir été un leader des anti-balaka sur le terrain. "C’est un homme de terrain", dit Bouwknegt, "qui prend part à des atrocités selon l'accusation". Cupido explique que l'accusation allègue à son sujet un second « plan opérationnel commun » des groupes anti-balaka « pour cibler la population musulmane en République centrafricaine ».

Yekatom était une "figure centrale dans la réalisation de ce plan commun", affirme Vanderpuye. Il s'est enfui au Congo voisin, a rassemblé 3 000 combattants et, en trois mois, les a "organisés en une hiérarchie de type milice". Alors que Ngaïssona est devenu le coordinateur national et le coordinateur politique de facto, Yekatom a formé et structuré les "éléments sous son commandement" qui partageaient le même objectif commun, selon le procureur. Sa "haine des musulmans était bien connue" et il n'a montré "aucune hésitation à tuer". Des témoins de l'accusation diront à la cour, annonce-t-il, que Yekatom leur a donné l'ordre de tuer des musulmans, de "les attacher avec une corde et de leur trancher la gorge". Ils nous diront "je ne me souviens pas que quiconque lui ait désobéi", ajoute Vanderpuye.

L'accusation prévoit de présenter les preuves de 150 témoins, y compris des initiés, et 6.000 pièces à conviction, dont plusieurs vidéos. 

Ngaïssona "n'était pas un combattant"

Geert-Jan Alexander Knoops, qui défend Ngaïssona, a présenté son client comme un civil sans "référence à un passé militaire". Sa vie était "dominée par sa carrière de footballeur" et sa popularité était due à son professionnalisme, dit-il, rappelant que Ngaïssona a été élu au comité exécutif de la Confédération africaine de football (CAF) en 2018, ce dont "le pays a été fier". La RCA a gravi les échelons de la FIFA sous les soins de Ngaïssona, passant du bas du classement 204 sur 207, au numéro 50. "C'est la raison pour laquelle les gens l'aimaient bien".

Il a été approché en janvier 2014 parce que les anti-balaka avaient besoin d'un porte-parole et "parce qu'il n'était pas un combattant", dit Knoops. Des témoins diront, annonce-t-il, "qu'ils voulaient quelqu'un de neutre". Une vidéo d'août 2014 du retour de Ngaïssona d'une conférence de paix à Bangui le montrera disant "aujourd'hui nous devons trouver la paix". L'image présentée par l'accusation "ne peut pas être réconciliée" avec la réalité, dit Knoops. Au contraire, la défense attestera de la générosité de Ngaïssona - des témoins diront, notamment que "sa maison était comme un orphelinat".

Mylène Dimitri, qui défend Yekatom, n'a pas encore présenté sa stratégie de défense.

Comment faire les liens entre "stratégie" et "opérations"

Pourquoi l'accusation a-t-elle joint ces deux affaires ? Il pourrait être en effet judicieux, suggère Bouwknegt, de construire un dossier autour des faits et d’étayer ensuite les liens entre ceux-ci et les accusés. Cupido est impatiente de voir "comment ils définissent la relation entre les niveaux de direction et ceux des auteurs". Cela peut être problématique, prévient-elle. Dans un blog, Cupido a critiqué la façon dont les juges de la chambre préliminaire de la CPI ont formulé les preuves dans le "document contenant les charges", qui n'a pas fourni le cadre juridique définissant les éléments de la co-perpétration. "Ils se sont contentés de décrire la situation d'une scène de crime, puis, dit-elle, ont conclu en une phrase : "OK, cela signifie qu'il y a une base raisonnable pour poursuivre cette affaire de co-perpétration", plutôt que d'expliquer quel seuil a été atteint, quels éléments juridiques devaient être établis. Pour la défense, c'était très problématique, elle était dans le noir".

La chambre de première instance et la chambre d'appel ont confirmé l'approche de l'accusation, mais Cupido dit qu'il y a toujours un risque, "lorsque peut-être une chambre de première instance reviendra à la jurisprudence Thomas Lubanga et au concept traditionnel de perpétration indirecte basée sur le contrôle et puis dira, non, mais attendez, tout ceci ne correspond pas vraiment, à notre avis".

Plusieurs témoins de l'accusation ont été entendus durant ce premier mois de procès, notamment l’analyste des Nations unies Lars Bromley, qui a fourni des images satellites montrant la destruction de bâtiments, et un ancien membre du groupe d'experts de l'Onu sur la RCA, Aurélien Llorca, expert en groupes armés. Hier, le 24 mars, il a déclaré à la Cour qu'il avait établi que Ngaïssona, basé dans la capitale, était "au sommet" de la structure des anti-balaka, et que les coordinateurs nationaux à Bangui envoyaient des personnes pour "encadrer" les forces dans les provinces, fournissant de l'argent et des crédits téléphoniques. Le témoin a déclaré avoir interrogé Ngaïssona sur les atrocités commises par les anti-balaka. L'accusé a répondu que les actions étaient le fait de faux anti-balaka, ou d'"éléments incontrôlables". Lorsque Llorca lui a demandé s'il avait essayé de les arrêter, Ngaïssona n'a pas "indiqué qu'il avait essayé", a témoigné Llorca, mais plutôt "qu'il ne le pouvait pas".

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