Quand l’Argentine vient au secours des Rohingyas de Myanmar

Le 26 novembre, la justice argentine a décidé d’ouvrir une enquête sur le génocide des Rohingyas, au Myanmar. Au nom de la compétence universelle. Depuis le coup d’État des militaires birmans, le 1er février 2021, un nouveau front commun semble se faire jour pour dénoncer les crimes de la junte. Et cela peut profiter à la minorité rohingya.

Tun Khin et Tomás Ojea Quintana marchent côte à côte
Tun Khin (à gauche), président de l'ONG Burmese Rohingya Organisation UK (BROUK), avec l'avocat Tomás Ojea Quintana, lors du dépôt de leur plainte en Argentine, en novembre 2019. © Juan Mabromata / AFP
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« C’est une grande victoire, un moment important pour nous. Nous voyons que la justice peut se saisir du génocide partout et nous en sommes reconnaissants », jubile Tun Khin, président de Burmese Rohingya Organisation UK (BROUK), une ONG. Sa réaction enthousiaste fait suite à l’annonce, le 26 novembre, de la décision de la justice argentine d’ouvrir une enquête pour génocide commis contre les Rohingyas au Myanmar (Birmanie). Une procédure déclenchée au titre de la compétence universelle des juridictions argentines, suite à une plainte déposée par BROUK en novembre 2019. Pour Tun Khin, l’audience préliminaire devant la cour d’appel de Buenos-Aires, en août dernier, a été une étape marquante. « Pour la première fois, explique-t-il, nous pouvons témoigner devant un tribunal. Il est possible que nous obtenions justice. J’ai subi les restrictions et les discriminations. Je ne pouvais pas circuler en Birmanie sans un permis. J’ai vu mes frères aînés attendre un permis pour se marier. Les terres de mon père ont été confisquées par l’armée. Cela me console un peu que le juge ait écouté. »

Six femmes ont également témoigné à distance depuis Cox Bazar, au Bangladesh, où elles vivent dans un camp de réfugiés. Agées d’une vingtaine d’années, elles ont décrit les violences commises par l’armée birmane, en 2017, dans leurs villages de la province de l’Arakan, à l’ouest du pays. Elles ont parlé des viols dont elles ont été victimes, de leurs proches tués sous leurs yeux, de leurs villages brûlés.

De la discrimination institutionnelle à une « intention génocidaire »

La minorité Rohingya est la cible d’une discrimination institutionnelle depuis des décennies au Myanmar, notamment du fait de la loi de 1982 sur la nationalité (Citizenship law). De confession musulmane dans un pays à majorité bouddhiste, les Rohingyas sont considérés comme des migrants illégaux venant du Bangladesh voisin. La transition démocratique engagée en 2012 dans le pays s’est accompagnée de violences accrues contre eux. En 2017, suite à des attaques de postes de police par des insurgés rohingyas, l’armée birmane a conduit de brutales représailles contre les villages rohingyas, entraînant la fuite de plus de 700 000 personnes vers le Bangladesh. Les Nations unies ont qualifié ces opérations de « nettoyage ethnique » et accusé l’armée « d’intention génocidaire ».

Pour Tomás Ojea Quintana, l’avocat de BROUK et des six femmes, le dossier pourrait avancer rapidement avec de premières auditions, notamment de Tun Khin, d’ici la fin de l’année à Buenos-Aires. Un aboutissement pour ce juriste qui connaît parfaitement la situation en Arakan. Ancien rapporteur spécial de l’Onu pour les droits de l’homme au Myanmar entre 2008 et 2014, il n’avait eu de cesse alors de sonner l’alarme, notamment sur la situation des Rohingyas.

« Désormais, nous combattons un ennemi commun »

La décision de la justice argentine intervient dix mois après le coup d’État militaire du 1er février au Myanmar. L’armée, aux manettes du pays sans partage entre 1962 et 2011, a ainsi mis un terme à une décennie de parenthèse démocratique (2011-2021) en renversant le gouvernement élu de Aung San Suu Kyi. Celle-ci est depuis détenue dans un lieu secret et a été condamnée, le 6 décembre, par une cour militaire, à quatre ans de prison pour « incitation au soulèvement ». Une peine réduite de moitié le jour même, par décision du général Min Aung Hlaing, chef de la junte militaire. Poursuivie dans plusieurs autres dossiers, Aung San Suu Kyi risque plus de 100 ans de prison.

Depuis dix mois, les combats se multiplient partout dans le pays. Plus de 7800 personnes ont été arrêtées et 839 ont été tuées par la junte, selon l’Association d’assistance aux prisonniers politiques, une ONG birmane basée en Thaïlande. Toute une génération, celle qui a grandi durant la décennie de démocratisation, combat le retour de l’armée. Cette Révolution de printemps entraîne également un changement de perception des minorités ethniques, et notamment des Rohingyas, selon Aung Myo Min, ministre des Droits de l’homme du « gouvernement d’union nationale » (GUN), formé par les opposants au coup d’État militaire. « Beaucoup pensaient que les Rohingyas inventaient des histoires. Mais après le coup, beaucoup d'habitants des villes et [d’autres] zones n'avaient jamais connu les violations des droits de l'homme comme aujourd’hui. C'est la première fois qu'ils voyaient des soldats tirer dans la foule, la première fois qu’ils voyaient des cadavres et des maisons être brûlées. C'est un choc. Ils ont alors commencé à prendre conscience que cela était fait par l'armée et ils se sont souvenus des accusations du passé. Ce qu'ils vivent aujourd’hui peut être relié aux accusations passées et ces accusations sont donc vraies et crédibles », remarque-t-il. « Désormais, nous combattons un ennemi commun », souligne à son tour Tun Khin.

Qui viendra défendre l’État birman devant la CIJ ?

Le contraste avec les scènes de décembre 2019 est saisissant. Les effigies d’Aung San Suu Kyi et Min Aung Hlaing étaient alors peintes côte à côte sur de grandes affiches dans les rues de Rangoon, la capitale économique, en signe de soutien contre les accusations de génocide formulées par l’Onu. La majorité de la population birmane méprisant les Rohingyas faisait front commun derrière l’armée et la cheffe du gouvernement, indignée par ces accusations venues de l’étranger. 

Le 10 décembre 2019, Aung San Suu Kyi écoutait impassible les juges de la Cour internationale de justice (CIJ). Cette cour basée à La Haye avait été saisie par la Gambie, agissant au nom de l’Organisation de la coopération islamique (OCI), au titre de la convention pour la prévention du génocide de 1948. La lauréate du Prix Nobel de la paix en 1991 prenait alors la parole pour défendre la politique de son pays, niant toute intention génocidaire dans les violences commises par les militaires contre la communauté Rohingya. La voilà aujourd’hui prisonnière de ceux qu’elle ménageait alors.

Qui viendra prendre sa place au nom du Myanmar lors de l’audience prévue en janvier devant la CIJ ? La junte militaire et le GUN se revendiquent chacun comme les représentants légitimes du Myanmar. Lors de sa réunion du 1er décembre, le comité d’accréditation des Nations unies n’a pas tranché et la question reste donc pendante jusqu’à la prochaine assemblée générale de l’Onu, en septembre 2022. L’avocat de la Gambie, Arsalan Suleman, ne se prononce pas sur cette question hautement symbolique et politique. Mais il assure que le coup d’État n’a pas eu d’impact sur la procédure à la CIJ. Le 23 janvier 2020, la CIJ avait demandé aux autorités birmanes la mise en place de mesures pour éviter de nouvelles violences contre les Rohingyas. Selon Suleman, Myanmar a remis dans les temps les rapports exigés par la cour. Depuis le coup d’État, l’Arakan est une des régions les plus calmes du pays, constate l’analyste de l’International Crisis Group, Richard Horsey, qui ajoute que l’armée birmane  « a beaucoup d’autres problèmes ailleurs et ne veut pas s’en rajouter ».

L’appui du Mécanisme d’enquête de l’Onu

« Nous coopérerons pleinement dans tous les efforts visant à ce que les auteurs rendent des comptes », assure le ministre des Droits de l’homme du GUN. L’objectif de sa minuscule équipe, dit-il, est de collecter et de rassembler le maximum de preuves des exactions commises par les unités de l’armée dans le pays. « Nous avons reçu des milliers de cas et nous les sécurisons en vue d’être prêts pour d’éventuelles poursuites. Nous nous appuyons sur le réseau des défenseurs des droits de l’homme que nous connaissions déjà. Nous essayons de faire en sorte qu’ils interrogent les victimes, mais c’est complexe et dangereux. »

Cette quête minutieuse est partagée par le Mécanisme indépendant d’enquête pour le Myanmar (IIMM), mis en place par le Conseil des droits de l’homme de l’Onu, en 2018, afin d’assurer la collecte et la préservation des éléments de preuve des crimes commis au Myanmar. Un atout sur lequel compte d’ailleurs bien s’appuyer Tomas Quintana Ojea devant la justice argentine : « C’est la vocation de l’IIMM de traiter ce genre de dossiers. Il détient la plupart des preuves des crimes commis dans le Rakhine [anciennement Arakan]. Nous poussons la cour et le procureur à travailler avec lui. »

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