L'Ukraine, qui s'est montrée remarquablement rapide et habile dans sa stratégie de "lawfare" après son invasion par l'armée russe le 24 février, a déposé le 28 février une requête contre la Russie auprès de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), au motif de "violations massives des droits de l'homme commises par les troupes russes au cours de l'agression militaire contre le territoire souverain de l'Ukraine". L'Ukraine a demandé à la Cour de prendre des mesures provisoires, c'est-à-dire des "mesures urgentes qui ne s'appliquent que lorsqu'il existe un risque imminent de préjudice irréparable", selon la pratique de la CEDH.
Dès le lendemain, la Cour a demandé au gouvernement russe de "s’abstenir de lancer des attaques militaires contre les personnes civiles et les biens de caractère civil, y compris les habitations, les véhicules de secours et les autres biens de caractère civil spécialement protégés tels que les écoles et les hôpitaux, et à assurer immédiatement la sécurité des établissements de santé, du personnel médical et des véhicules de secours sur le territoire attaqué ou assiégé par les soldats russes."
Comme prévu, la Russie n'a pas tenu compte des mesures provisoires de la CEDH, qui restent donc largement symboliques. Elles ne sont que la première étape d'un long processus, prévient Marko Milanovic, codirecteur du Human Rights Law Centre de l'université de Nottingham, au Royaume-Uni. "Normalement, la Cour doit procéder à l'examen de la recevabilité de l'affaire, puis de son bien-fondé", a-t-il déclaré à Justice Info. "Ces deux étapes peuvent prendre des années."
Ce que fait la CEDH
La Cour européenne des droits de l'homme a été créée à Strasbourg, en France, par les États membres du Conseil de l'Europe en 1959. Elle traite les requêtes individuelles ou étatiques alléguant des violations de la Convention européenne des droits de l'homme de 1950, que la Russie et l'Ukraine ont toutes deux ratifiée. Bien qu'elle puisse être saisie par des particuliers, elle ne se prononce que sur la conformité des États et des autorités gouvernementales, et non des individus. Les décisions de la Cour sont contraignantes, mais elle ne dispose d'aucun mécanisme d'exécution.
La nature des actes examinés par la Cour dans sa décision urgente du 1er mars sur l'action militaire de la Russie dans diverses parties de l'Ukraine était telle qu'ils entraînent un risque réel et continu de violations graves du "droit à la vie" et du "droit au respect de la vie privée et familiale" des civils ukrainiens, et d'atteinte à "l'interdiction de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants". Tous ces droits sont inscrits dans la Convention européenne des droits de l'homme.
La CEDH "ne traite pas des crimes"
En quoi ces violations diffèrent-elles des crimes de guerre ou des crimes contre l'humanité, qui, selon le statut de la Cour pénale internationale (CPI), incluent le meurtre et la torture ?
"La CEDH ne traite pas de 'crimes', quels qu'ils soient", explique Michal Kowalski, professeur de droit international public à l'université Jagellon en Pologne et juge ad hoc pour la CEDH. "La CEDH a été créée en vertu de la Convention européenne des droits de l'homme pour assurer le respect" de cette convention. La compétence de la CPI est différente, a-t-il dit à Justice Info, puisqu'il s'agit de la responsabilité pénale internationale des individus (et non des États) pour les crimes énumérés et définis dans son statut. Dans le cas de l'Ukraine, il s'agit principalement de crimes de guerre, dit-il.
"Dans les conflits armés (outre le droit international humanitaire interdisant les crimes de guerre), les normes garantissant les droits fondamentaux s'appliquent simultanément", poursuit Kowalski. "Certaines actions arbitraires dans un conflit armé peuvent être considérées comme des actes violant les droits fondamentaux (droit à la vie ; interdiction de la torture). Et ces violations peuvent faire l'objet de procédures engagées par un individu ou un agent interétatique devant la CEDH en vertu de la Convention européenne des droits de l'homme."
Et donc, conclut-il, "les mêmes actes commis pendant le conflit armé en Ukraine peuvent être définis comme des violations des droits de l'homme en vertu de la CEDH et simultanément comme des crimes de guerre en vertu du droit international humanitaire et du Statut de la CPI. Mais ils entraînent des types de responsabilité différents en vertu du droit international."
La Russie expulsée du Conseil de l'Europe
Le 25 février, un jour après l'invasion, la Russie a été suspendue de ses droits de représentation au sein du Conseil de l'Europe, sous l'égide duquel travaille la CEDH. Le 10 mars, Moscou a annoncé qu'elle ne participerait plus au Conseil et le 15 mars, elle a lancé une procédure de retrait, avec effet au 31 décembre 2022. Le 16 mars, le Conseil de l'Europe a décidé d'expulser la Russie avec effet immédiat. La Russie a signalé son intention de dénoncer la Convention européenne des droits de l'homme. Dans une résolution du 23 mars, le Conseil a déclaré que la Russie "cessera d'être une Haute Partie contractante à la Convention européenne des droits de l'homme le 16 septembre 2022".
Cela affectera-t-il l'affaire devant la CEDH ? "Nous ne savons pas comment la Russie va réagir suite à la cessation de son adhésion au Conseil de l'Europe", déclare Ireneusz Kaminski, titulaire de la chaire de droit européen et international à l'Académie polonaise des sciences à Varsovie. "La période de dénonciation de la Convention se termine le 15 septembre 2022. Nous entrons dans un nouveau domaine juridique, car le retrait de la Russie (la cessation de son adhésion) est quelque chose de nouveau qui se produit dans le cadre du Conseil de l'Europe."
"Techniquement, la Cour peut procéder à l'évaluation de toutes les affaires déposées contre la Russie, et même des affaires futures qui portent sur des violations commises alors que la Russie était un État partie à la CEDH", ajoute Milanovic, de l'Université de Nottingham. "Mais la Russie ne participera pas à la procédure, le juge russe ne siégera probablement pas sur le banc, et la Russie ne se conformera certainement pas aux arrêts rendus. La Cour ne serait pas en mesure de mener la procédure contradictoire normale, mais devrait la mener en l'absence du défendeur." Nous ne savons pas ce que fera la Cour, dit-il, "mais il est possible qu'elle gèle la grande majorité des affaires russes tout en poursuivant certaines des plus importantes, notamment les affaires interétatiques".
Aucun espoir de conformité pour l'instant
La CEDH est déjà saisie d'un grand nombre d'affaires portées contre la Russie. Beaucoup sont intentées par des particuliers, notamment le chef de l'opposition russe Alexei Navalny, mais il y en a aussi un certain nombre qui sont portées par des États, notamment l'Ukraine pour l'annexion de la Crimée en 2014, et l'Ukraine et les Pays-Bas pour la chute de l'avion de ligne MH17 au-dessus de l'est de l'Ukraine la même année. "Il n'y a pas moins de neuf affaires interétatiques Ukraine contre Russie en instance devant la CEDH, ainsi que la récente, qui est la dixième", explique Kaminski. "Dans l'une de ces affaires (Crimée), la Cour a déjà rendu sa décision sur la recevabilité, ce qui est très prometteur, et maintenant l'affaire est examinée sur le fond."
La Russie a poursuivi son invasion malgré les ordres de la CEDH et de la Cour internationale de justice de l'ONU. Toute victoire juridique de l'Ukraine semble devoir rester largement symbolique, du moins à court terme. Milanovic pense aussi que les décisions de la Cour n'auront aucun effet sur le comportement actuel de la Russie. Mais que "si la Russie opère une transition vers la démocratie à moyen ou long terme et cherche à réintégrer le Conseil de l'Europe, le respect des arrêts de la CEDH sera indispensable dans ce processus", dit-il.
"Personnellement, mes attentes concernant la Russie sont très pessimistes", convient Kaminski. "Elle ignorera les procédures judiciaires, non seulement à Strasbourg mais aussi devant d'autres tribunaux internationaux. Néanmoins, ces tribunaux peuvent prendre leurs décisions, et j'espère qu'ils le feront. La non-exécution des décisions et la non-participation aux procédures démontreraient que la Russie est un paria dans la communauté internationale. Mais la Russie s'en soucie-t-elle ?"