OPINION

Ukraine : le risque de juger la guerre pendant la guerre

Dès les premiers jours du conflit, les armes du droit ont été mobilisées par l’Ukraine et la Cour pénale internationale a « pris les armes » aux côtés de celle-ci. La juriste et militante Céline Bardet rappelle le précédent historique libyen et s’interroge sur la capacité de la CPI et de la justice ukrainienne à poser en temps de guerre des gardes fous clairs afin de juger en toute indépendance.

Karim Khan, le procureur de la Cour pénale internationale (CPI), est en visite à Boutcha (Ukraine) en compagnie d'Iryna Venediktova. Dans le dos d'une personne les accompagnant, on peut lire
La rapidité de la réaction du procureur de la Cour pénale internationale, Karim Khan (ici à Boutcha, dans la banlieue de Kyiv), repose la question du risque d'instrumentalisation de la justice. © Fadel Senna / AFP
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Le 24 février 2022, l’invasion de l’Ukraine par la Russie a sidéré tout le monde mais particulièrement l’Europe et le monde occidental. Cette guerre a profondément bousculé les agendas politiques et géostratégiques. Elle a également généré le plus gros électrochoc que la justice pénale internationale a connu depuis longtemps.

En premier lieu parce que jamais un conflit n’a été aussi documenté et analysé en temps réel, par une multitude d’acteurs. Si l’époque le permet grâce aux téléphones et à la technologie – comme nous l’avions vu en Syrie ou dans d’autres conflits récents – la situation en Ukraine est singulière en ce qu’elle permet l’accès à son territoire et demande l’aide de la justice pénale internationale.

Ensuite parce que dès le départ, à travers le leadership de son président Volodymyr Zelensky, l’Ukraine a publiquement posé deux axes de réponses : le premier, résister par la lutte armée ; le second, répondre à la violence avec l’arme de la justice. Ainsi, trois mois après le début de la guerre, le bureau du procureur général d’Ukraine a ouvert plus de 13.000 dossiers et déjà instruit et fait juger son premier procès pour crime de guerre. En un temps record, le sous-officier Vadim Shishimarin, âgé d’à peine 21 ans, a été condamné le 23 mai à la prison à perpétuité pour avoir tiré sur un civil dans la région de Soumy (nord-est). Un début, car d’autres procès sont déjà en cours pour lesquels la pression de l’opinion publique risque de continuer à peser lourd, alors que les bombes continuent de pleuvoir sur le territoire.  

Dans cette équation, un acteur s’est imposé, poussé par une unanimité de réactions de nombreux pays européens et occidentaux : la Cour pénale internationale (CPI). 39 d’entre eux l’ont immédiatement saisie en lui demandant d’ouvrir une enquête alors que ni l’Ukraine ni la Fédération de Russie ne sont parties à la Cour. L’Ukraine, qui n’a pas signé le Statut de Rome, le traité fondateur de la CPI, a en 2014 officiellement reconnu la compétence de la Cour pour les crimes commis sur son territoire. Fort de ce soutien jamais vu auparavant, la réponse du procureur de la CPI, Karim Khan, ne s’est pas fait attendre : il a non seulement ouvert une enquête mais s’est rendu sur place dès le 16 mars, allant jusqu’à rencontrer virtuellement le président ukrainien. Nombre de pays européens et occidentaux se sont associés en fournissant à la CPI, qui des ressources, qui des experts. Jamais un pays n’a vu les crimes commis sur son territoire documentés et investigués par autant d’experts et d’enquêteurs, nationaux et internationaux et ce, en un temps record.

Dans un contexte où la guerre semble loin d’être terminée, cette politique pénale agressive mais efficiente ne peut-elle pas poser question, voire être interprétée comme manquer de neutralité car appuyée par des acteurs du conflit ? Ou comporter le risque de jeter de l’huile sur le feu ? Un pays agressé subissant jour après jour des violences inouïes peut-il s’assurer que ses institutions sont capables de juger rapidement et en toute sérénité ? De façon impartiale et dans les standards exigés tout en respectant les droits de la défense ? Alors que l’émotion nationale et planétaire et la douleur sont immenses et légitimes et que la communication autour de cette guerre joue un rôle prépondérant, des deux côtés du conflit ?

Peut-on juger la guerre pendant la guerre ?

Ce conflit à peine débuté, les termes « crimes de guerre » et « crimes contre l’humanité » sont dans toutes les bouches, les analyses et les qualifications surgissent de toutes parts, et les media couvrent le sujet non-stop depuis trois mois. L’entrée fracassante de la CPI au cœur du conflit ukrainien mérite que l’on se pose sérieusement la question du risque d’instrumentalisation politique de cette Cour, si l’on veut prendre un peu de hauteur.

Une saisine si rapide de la CPI rappelle un précédent historique. Le 3 mars 2011, la CPI avait ouvert une enquête sur de possibles crimes contre l’humanité perpétrés sur le territoire libyen. La CPI avait été saisie cinq jours auparavant par le Conseil de sécurité des Nations unies, peu après le début du conflit. Si cette saisine n’avait pas fait autant de bruit médiatique, la rapidité de réaction avait été quasi similaire, bien qu’initiée alors par les cinq membres du Conseil de sécurité, dont la Russie. Le procureur de l’époque, Luis Moreno-Ocampo, avait prévenu : « Il n’y aura aucune impunité en Libye. » 11 ans après, faute de coopération de la Libye, les rares mandats d’arrêts ne sont toujours pas exécutés, les enquêtes sont difficiles avec un accès au territoire restreint. Et les victimes libyennes ne voient toujours aucune justice à l’horizon. 

Il est donc réjouissant de voir la Cour pénale internationale faire son travail en Ukraine. Celui-ci est indubitablement facilité par une coopération ukrainienne forte, qui elle-même s’engage dans un processus de justice nationale rapide, peut-être même un peu trop. Il est en revanche étonnant de voir la CPI aussi active, aussi visible sur la scène publique et agissant dans un tempo que beaucoup auraient souhaité voir appliquer à d’autres conflits précédents ou en cours. On peut aussi être surpris de constater que la CPI a réagi au quart de tour pour donner suite aux demandes d’États européens et occidentaux, pour la plupart membres de l’Otan, certes faute de pouvoir obtenir une saisine du Conseil de sécurité dont la Fédération de Russie est membre permanent.

Mais nous entendons peu parler du regard que posent certains pays, notamment africains, sur cette posture. Et peut-être devrions-nous tendre plus l’oreille. Car en agissant ainsi, la CPI génère une image qui comporte un risque, celui de se poser en arme de justice efficace… pour les puissants. Sa crédibilité, sa neutralité et son efficacité étant régulièrement questionnées, cette prise de risque peut avoir des conséquences désastreuses sur le long terme.

Ainsi, dans ce conflit russo-ukrainien baigné dans les stratégies de communications, la CPI offre à ceux qui la critiquent sur ce terrain de l’instrumentalisation occidentale, une forme de « cadeau ». En se rangeant publiquement et sans contestation auprès des agressés sans attendre de disposer d’une visibilité judiciaire sur les crimes commis et leur contexte, la CPI devient un enjeu de communication et un levier de pression internationale politique fort pour l’Ukraine. Si l’agression et les crimes subis par l’Ukraine ne sont pas contestables et ne sont pas contestés ici, la CPI « prend les armes » en quelque sorte et prend position dans ce conflit.

Une CPI au service de l’Occident ?

Heureux hasard de calendrier, le 10 mars, soit quatorze jours après le début du conflit en Ukraine, le procureur Khan a rendu publique son intention d’émettre des mandats d’arrêt concernant l’intervention armée de la Russie en Géorgie, en 2008, sur laquelle une enquête a été ouverte en 2016. Si ces mandats existaient depuis plusieurs années, le nouveau procureur de la CPI, en décidant de les rendre publics, démontre combien le conflit en Ukraine a opéré un changement à 180 degrés, porté surtout par certains pays membres de la CPI.

Les initiatives menées par le nouveau procureur pourraient, à terme, risquer d’abîmer la crédibilité de la CPI en la transformant en une arme de guerre, ou tout du moins, un instrument trop manifestement aux mains et au service de l’Occident. Et de la faire apparaitre comme se « ruant » dans le sillage des puissants de l’Otan contre une autre puissance, nucléaire, celle de la Fédération de Russie.  

La Cour pénale internationale marque un progrès incontestable dans la marche mondiale vers plus de justice et elle doit être protégée et soutenue. La quête commune pour réduire l’impunité dans le monde des crimes les plus graves devrait permettre de rapprocher les États et non de les diviser. Dans cette perspective, la CPI se doit de préserver la confiance de tous les États et de leurs citoyens. Elle va donc devoir prendre garde à ne pas déborder de son rôle judiciaire si elle ne veut pas perdre en crédibilité ; en garantissant une posture de neutralité, une égalité dans son approche vis-à-vis de toutes les situations et la sérénité du processus dont la justice pénale internationale a profondément besoin pour être crédible, pour tous.

De façon similaire, l’engagement de l’Ukraine dans un travail de justice est remarquable et pourrait servir d’exemple dans le futur, en mettant en place des procès rapides pour rendre justice aux victimes et ainsi répondre plus concrètement à leurs espoirs. Mais il ne faudrait pas laisser de côté le constat que la justice exige un contexte serein à minima pour s’assurer que chaque accusé puisse comprendre la teneur de ses actes, que chaque individu poursuivi puisse être jugé en dehors de toute émotion ou esprit de revanche et dans une harmonisation juste des approches, particulièrement concernant les peines prononcées.

La guerre en Ukraine est une triste opportunité pour la justice internationale et pour la CPI en particulier de rassembler des moyens et des appuis inédits. Elle comporte aussi le risque de la voir payer le prix fort, à moyen ou long terme, pour n’avoir pas posé de façon évidente des gardes fous clairs contre les risques d’être perçue comme instrumentalisée par un camp.

Céline BardetCÉLINE BARDET

Juriste spécialisée sur les crimes internationaux depuis 25 ans, Céline Bardet est présidente-fondatrice de l'organisation non gouvernementale We Are Not Weapons of War (WoWW), qui travaille auprès des victimes de viols de guerre.