Les enquêtes sur les crimes de guerre en Ukraine et la révolution numérique

Le 11 mars, le procureur de la Cour pénale internationale (CPI), Karim Khan, a annoncé que son bureau avait mis en place un portail en ligne pour recueillir des informations sur d'éventuels crimes de guerre en Ukraine. La procureure générale d'Ukraine a fait de même. Quel rôle les preuves numériques pourraient-elles jouer dans les poursuites futures et la CPI est-elle équipée pour traiter cette masse d’information en ligne ?

Un homme assis devant un bureau travaille sur 3 écrans (carte satellite + image de guerre + site de la CPI)
Le recueil de la preuve en "source ouverte" est désormais partie intégrante des enquêtes sur les crimes de guerre. © Photo de Max Duzig (Unsplash) éditée par Justice Info
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La Cour pénale internationale (CPI) est loin d'être la seule à enquêter sur les crimes de guerre présumés en Ukraine. Un certain nombre d'organes d'enquête en Europe et au-delà, dont plus d'une douzaine de procureurs nationaux, ont mis en place des unités de collecte de la preuve. Si les témoignages des victimes et des témoins, y compris des réfugiés ukrainiens, restent essentiels, ils connaissant également l’importance des informations numériques. En Ukraine plus que jamais, toute une galaxie de citoyens et d’ONG de plus en plus expertes les obligent à prendre en compte les précieuses informations collectées en "open source" – en source ouverte.

"Ce que vous observerez dans un conflit, c'est que les gens prennent des photos des événements qui se sont produits autour d'eux", explique Nick Waters de Bellingcat, un important collectif indépendant de chercheurs et de journalistes citoyens utilisant des techniques d'investigation en source ouverte. "Si leur village est bombardé, voyez-vous, ils veulent en parler au monde entier. Ils veulent dire : regardez, c'était un restaurant où il y avait beaucoup de femmes et d'enfants qui mangeaient, voici la vidéo montrant leurs corps qui le prouve. J'ai vu cela en Syrie, au Yémen et maintenant en Europe [avec l'Ukraine]."

700 000 informations recensées depuis février

Bellingcat s'est associé à l'ONG Global Legal Action Network (GLAN) sur un projet de collecte de la preuve en Ukraine, appelé "Justice et responsabilités". L'archivage étant un nerf de la guerre numérique, "le contenu en source ouverte recueilli au cours des enquêtes de Bellingcat sera conservé par Mnemonic, une organisation tierce indépendante qui maintient une archive du contenu numérique sur l'Ukraine, comme elle l'a fait pour la Syrie, le Yémen et le Soudan", explique le site Internet du GLAN.

Hadi Al-Khatib, directeur de Mnemonic, affirme que la quantité d'informations en ligne publiquement disponibles liées aux conflits ne cesse de croître. "Chaque pays a certaines plateformes qu'il utilise", dit-il à Justice Info. "Par exemple, en Syrie, YouTube et Facebook étaient principalement utilisés pour ce type de diffusion, mais en Ukraine, c'est Tik Tok et Telegram. On voit que c'est de plus en plus utilisé, surtout en ce moment en Ukraine. Depuis février, nous avons archivé environ 700 000 informations [sur l'Ukraine]. Nous n'avions pas vu autant d'informations auparavant."

"Des informations auxquelles tout le monde peut accéder"

"Les sources ouvertes sont des sources d'information auxquelles tout le monde peut accéder", explique Waters, de Bellingcat. "Vous n'avez pas besoin d'être d'une nationalité particulière ou d'un groupe de personnes particulier. Vous n'avez pas besoin d'avoir une autorisation de sécurité pour accéder aux informations. Il se peut que vous deviez payer un peu d'argent pour y accéder, mais s'il s'agit de sommes importantes, comme plusieurs milliers de livres sterling, je ne considérerais pas nécessairement qu'il s'agit d'informations en source ouverte. Ce sont des informations auxquelles tout le monde peut accéder, presque entièrement en ligne."

Les auteurs du protocole de Berkeley sur les enquêtes numériques en source ouverte - publié en janvier dernier par la faculté de droit de l'université de Berkeley, en Californie, et le Bureau des droits de l'homme des Nations unies à Genève - affirment que la révolution numérique a "conduit à de nouveaux types et sources d'information qui pourraient aider à enquêter sur les violations présumées des droits de l'homme et les crimes internationaux graves". Ces informations peuvent être particulièrement précieuses pour les enquêteurs qui ne peuvent pas accéder physiquement aux scènes de crime en temps voulu, ce qui est souvent le cas dans les enquêtes internationales, disent-ils.

Toutefois, les informations en ligne peuvent aussi être manipulées, et leur masse même est décourageante. Il est également nécessaire de disposer d'une expertise pour les collecter, les vérifier et les archiver. Selon les auteurs de Berkeley, jusqu'à présent, "les organisations de défense des droits de l'homme, les organismes intergouvernementaux, les mécanismes d'enquête et les tribunaux ont parfois eu du mal à adapter leurs pratiques de travail aux nouvelles méthodes numériques d'établissement des faits et d'analyse. L'un des plus grands défis auxquels ils sont confrontés est de faire face à la découverte et à la vérification de matériau pertinent au sein d'un volume croissant d'informations en ligne, en particulier des photographies et des vidéos capturées sur des smartphones et autres appareils mobiles, dont certaines peuvent être compromises ou mal attribuées."

Le protocole de Berkeley : une avancée vers des normes internationales

Le protocole de Berkeley vise à fournir certaines normes et orientations internationales communes pour mener des recherches en ligne sur des violations présumées des lois internationales. Il "définit également les mesures que les enquêteurs en ligne peuvent prendre pour protéger leur sécurité numérique, physique et psychosociale et celle des autres, y compris les témoins, les victimes et les premiers intervenants (par exemple les citoyens, les militants et les journalistes), qui risquent leur propre bien-être pour documenter les violations des droits de l'homme et les infractions graves au droit international".

Alors, comment fonctionne Bellingcat, par exemple ? Waters explique qu'il est en fait assez rare de trouver une vidéo postée par la personne qui l'a prise, car elle peut avoir été repostée de nombreuses fois. L'un des défis consiste donc à identifier la source. Ensuite, avec une vidéo, par exemple, il dit que Bellingcat fournit beaucoup d'efforts pour la vérifier. "Après avoir recherché cette vidéo, nous la situons dans le temps et l'espace", dit-il, en utilisant des outils de cartographie et des images satellites. "Et puis nous combinons également cela avec d'autres informations et connaissances contextuelles. Je comprends comment les armes fonctionnent. Donc, pour vous donner un exemple, s'il y a une grenade à main qui explose et une grosse boule de flammes hollywoodienne, je sais que ce n'est pas comme ça que les grenades fonctionnent."

Les liens avec la CPI et les procureurs nationaux

Dans le projet ukrainien, le partenaire de Bellingcat, Mnemonic, est une ONG dont le travail consiste à "promouvoir les droits de l'homme et la justice par la préservation et la vérification des informations numériques en source ouverte et fermée", selon le directeur Al-Khatib. L'ONG a l'expérience de la constitution d'archives sur la Syrie, le Yémen, le Soudan et le Belarus, déclare-t-il à Justice Info. L’"information en source fermée" est détenue par des organisations et des individus tels que des associations de défense des droits de l'homme, des médias et des journalistes, explique-t-il, et n’est donc pas accessible au public. Mais les procureurs et les tribunaux peuvent également avoir besoin de séquences brutes qui ne sont pas en ligne.

Al-Khatib explique que, pour le projet sur l'Ukraine, Mnemonic archive des informations provenant d'une coalition de 16 ONG ukrainiennes et d'Amnesty International, ainsi que de Bellingcat. Elle établit également des liens avec la CPI et les procureurs nationaux afin de les informer de son travail et de comprendre de quelles informations ils pourraient avoir besoin à l'avenir.

Selon lui, Mnemonic envisage maintenant d'engager une petite équipe de ses propres enquêteurs et de commencer à organiser les archives sur l'Ukraine de manière à pouvoir répondre plus facilement aux demandes des tribunaux et des procureurs. Il peut s'agir, par exemple, d'informations sur des incidents particuliers, comme le ciblage d'infrastructures civiles, des "liens probants" (c'est-à-dire des informations permettant de relier un suspect particulier à un événement particulier) ou la chaîne de commandement.

"Beaucoup plus d'options qu'en Syrie"

Al-Khatib affirme que Mnemonic a déjà répondu aux demandes d'information du "Mécanisme international, impartial et indépendant" (MIII) pour la Syrie, un organe de collecte de la preuve des Nations unies. Le problème avec la Syrie, dit-il, est "que nous n'avons eu que très peu de justice pénale", à l'exception de quelques cas de compétence universelle, notamment en Allemagne. "C'est complètement différent en Ukraine aujourd’hui. Nous avons beaucoup plus d’options qu'en Syrie."

Selon lui, Mnemonic a toutefois tiré quelques leçons de la Syrie. "La première leçon que nous appliquons directement dans le contexte de l'Ukraine est l'archivage du matériau dès que possible, car il peut se perdre sur les plateformes des médias sociaux du fait, par exemple, que les auteurs des crimes ferment leurs comptes ou que les gouvernements demandent aux médias sociaux de fermer certains comptes ou de censurer certains contenus. La deuxième leçon est qu'il peut être très facile de surarchiver. Il est donc vraiment important de s'assurer que nous coordonnons ce travail entre différentes organisations, et que différentes organisations contribuent à l'archivage du matériau en un seul endroit."

Pour lui, il est essentiel "de prendre contact dès que possible auprès des responsables des poursuites pénales". C'est ce qui a permis, selon lui, de faire aboutir un dossier historique en Allemagne, avec la condamnation, au début de l'année, d'un fonctionnaire syrien pour torture.

Quid de la CPI et de l'« Open Source » ?

Reste à savoir, pour la CPI, si cette juridiction habituellement lente et bureaucratique sera en mesure d'accomplir cette révolution numérique. Bellingcat, fondé en 2014 par le journaliste et blogueur britannique Eliot Higgins, a déménagé en 2018 à La Haye, aux Pays-Bas, où se trouve le siège de la CPI. L’organisation s'est impliquée dans le conseil consultatif sur la technologie de la CPI "pour les aider à comprendre comment l'enquête en source ouverte peut être appliquée à leur travail". Avec prudence, Waters dit qu'il pense "qu'il y a certainement des gens au sein de la CPI qui sont conscients de la valeur de ce type d'information. Vous savez, le mandat d'arrêt émis pour Al-Werfalli [Libye], en 2017, était entièrement basé sur des informations en source ouverte. La CPI est clairement consciente de l'usage de ces informations, et elle les a utilisées dans quelques cas."

Répondant aux questions de Justice Info, le service médias du Bureau du procureur (BDP) de la CPI a refusé de donner des chiffres sur les données collectées via son portail en ligne, ouvert après le début de la guerre en Ukraine. "Le BdP ne commente pas les questions opérationnelles relatives aux enquêtes en cours et, en tant que tel, n'est pas en mesure de fournir des commentaires sur la quantité ou le contenu des soumissions reçues. Nous continuerons à renforcer les canaux par lesquels tous les acteurs peuvent interagir avec notre activité d'enquête", répondent-ils, ajoutant que le procureur a souligné l'intention de son bureau "d'introduire de nouveaux outils technologiques avancés afin d'enrichir, de filtrer et d'analyser ce matériau. Cela comprendra l'introduction d'outils d'intelligence artificielle et d'apprentissage automatique qui amélioreront considérablement la capacité des enquêteurs du BdP à examiner les preuves audio et vidéo".

"J'espère qu'ils ont mis en place un processus pour pouvoir utiliser ces informations [sur le portail ukrainien]", dit Waters. "Je présume qu'il va y avoir un flux d'informations très important. Je ne les envie pas d'avoir à faire le tri dans tout cela."

Si l'on considère que, dans le cas de l'Ukraine, les équipes d'enquêteurs ont un certain accès au terrain, "ce genre d'informations sera certainement utilisé aux côtés des preuves matérielles et des témoignages comme preuves corroborantes", estime Waters. "Mais je ne pense pas que quelqu'un va être envoyé en prison sur la seule base d’informations de source ouverte".

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