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Tentes de la vérité : « Parler de ce dont les Syriens ont besoin aujourd’hui »

Dans la Syrie post-Assad, les « tentes de la vérité » offrent un espace aux familles de victimes pour parler de vérité et de justice. Jad al-Hamada est le neveu du célèbre militant Mazen al-Hamada, tué sous la torture par l’ancien régime. Étudiant en administration des affaires, il est l’un des initiateurs du mouvement et répond aux questions de Justice Info sur la demande de justice transitionnelle en Syrie.

Tentes de la vérité en Syrie – Photo : dans la Ghouta orientale (sud-est de Damas), une tente abrite des portraits de disparus tandis que des syriens (souvent des mères accompagnées de leurs enfants) s’expriment et cherchent la vérité sur la disparition forcée et les tortures subies par leurs proches.
Fin mai 2025, des familles de détenus et de personnes victimes de disparitions forcées dans la Ghouta orientale (sud-est de Damas) organisent une « tente de la vérité » pour demander que soit révélé le sort de leurs proches disparus et que justice soit faite. Photo : © D.R.
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JUSTICE INFO : Vous êtes l’un des initiateurs des « tentes de la vérité », où les familles de disparus se réunissent dans diverses régions de Syrie. Que s’y passe-t-il exactement ?

JAD AL-HAMADA : Les participants sont principalement des mères. Toutes les événements commencent par un échange entre elles ou avec d’autres membres de la famille, qui parlent et se souviennent de leurs proches disparus dans les prisons d’Assad. Elles se rendent ainsi compte qu’elles partagent la même souffrance, ce qui encourage généralement les gens à se mobiliser et à revendiquer leurs droits. Après la commémoration, les familles commencent à discuter de leurs besoins immédiats, de ce qui les préoccupe, des événements ou des activités qu’elles veulent organiser. Les questions juridiques sont très importantes, mais elles abordent aussi d’autres sujets, comme la situation économique.

Quand et comment le mouvement a-t-il commencé ?

La première tente de la vérité a été installée à Jaramana [sud-est de Damas] en février. Quelque chose nous avait mis en colère en tant que familles des victimes : des gens avaient pris l’initiative de peindre les murs des cellules d’un des centres de détention des services de renseignement politique. C’était un gros problème pour nous. Tous les documents et même les inscriptions sur les murs sont des preuves et peuvent nous aider à apprendre ce qui est arrivé à nos proches et à nos parents. On a coordonné une manifestation pour exiger que le gouvernement protège les services de renseignement et les fosses communes en tant que scènes de crime. À ce moment-là, on a aussi décidé que le travail accompli par les familles des victimes à l’extérieur de la Syrie devait être transféré à l’intérieur du pays. Dans les zones qui étaient sous contrôle du régime Assad, il n’y avait aucune organisation de victimes. Nous avons créé les tentes de la vérité pour aider les familles de victimes à organiser leur travail à l’intérieur de la Syrie.

À ce jour, il existe des tentes de la vérité à Jaramana, Yarmouk (au sud de Damas), Ghouta (au sud-ouest de Damas) et Salamiya (dans l’ouest de la Syrie). Y en aura-t-il d’autres ?

Oui, on y travaille. On prend généralement contact avec trois familles de victimes d’une province ou d’une ville. On leur explique ce en quoi on croit et ce qu’on fait. Si elles souhaitent se joindre à nous, on peut les aider dans certains domaines, mais elles gardent le contrôle. On se contente de lancer un appel à l’action. Jusqu’à présent, les gens ont interagi facilement avec nous, car ils voient de bons exemples dans d’autres provinces.

Pouvez-vous nous parler de la première tente de la vérité à Jaramana ? Quelle était l’atmosphère ?

D’un côté, je me sentais fier et libre, car on pouvait enfin montrer les photos de nos proches et parler ouvertement de qui nous sommes. Mon père était recherché par le régime, je ne pouvais jamais dire mon nom complet auparavant. Mais en même temps, c’était vraiment douloureux de voir combien de personnes s’étaient rassemblées parce qu’elles avaient perdu des êtres chers. Il y avait au moins 30 mères qui tenaient les photos de leurs fils et de leurs maris. À Yarmouk, une centaine de personnes ont participé, et à Ghouta, jusqu’à 500.

« Après la chute du régime, la sphère publique et la sphère privée se sont totalement mélangées. Je ne peux pas dire qui je suis. »

Comment les gens vivent-ils cette nouvelle réalité, où ils peuvent s’exprimer ouvertement ?

Je peux vous parler de mon expérience personnelle en tant que personne dont le père était recherché. Je menais une double vie : une vie publique avec mes amis, au travail et à l’école. Ils me connaissaient moi Jad, ma mère, mes frères et sœurs. L’autre vie était privée, avec ma famille. Nous seuls savions qui nous étions vraiment. Jusqu’à il y a six mois, j’ai toujours dû faire attention à tout ce que je disais. Je devais mentir et cacher l’existence d’un père dans ma vie. Je ne pouvais pas inviter mes amis de l’école chez nous. Si je conduisais et que quelqu’un heurtait ma voiture, je ne me plaignais pas, car cela aurait pu poser problème et on aurait peut-être dû aller au poste de police – mais je ne pouvais pas aller au poste de police, car on aurait pu me poser des questions sur mon père. Cette double vie m’a rendu schizophrène.

Après la chute du régime, la vie publique et la vie privée se sont mélangées. Je ne peux pas dire qui je suis. Et ce qui me fait le plus mal, c’est qu’il y a tellement de gens comme moi, même dans mon entourage proche, que je ne connaissais pas vraiment. Huit millions de Syriens étaient recherchés. Eux et leurs familles vivaient ce genre de double vie.

Les tentes de la vérité aident les gens à surmonter leurs traumatismes...

C’est une minorité à vrai dire qui est prête à parler ou à s’engager. La plupart des gens font de leur mieux pour subvenir à leurs besoins fondamentaux et aller de l’avant. Tout le monde n’a pas la chance, comme moi, de pouvoir se confronter à ce qu’il a vécu. Je peux suivre une thérapie, faire des études. La plupart des Syriens ne peuvent pas le faire. Ils sont en train de se noyer dans leur douleur.

« La justice transitionnelle sera sur la bonne voie lorsque tous les Syriens y croiront. Et les tentes de la vérité peuvent y contribuer. »

Comment les tentes de la vérité peuvent-elles contribuer à la justice transitionnelle ?

Lorsque le régime est tombé, certaines personnes ont déclaré : « On a obtenu ce qu’on voulait. Assad a tué les disparus et le nouveau gouvernement n’a rien à voir avec cela. » C’était inacceptable pour moi. On a besoin de savoir ce qui s’est passé. On a besoin d’une compensation, matérielle ou immatérielle. La compensation ne signifie pas nous offrir un panier de fruits, mais de préserver la mémoire, de raconter ce qui s’est passé, de donner aux écoles ou aux places le nom des personnes disparues. Je pense que les gens commencent à comprendre que nous avons besoin de traiter les responsabilités.

La justice transitionnelle sera sur la bonne voie lorsque tous les Syriens y croiront. Et les tentes de la vérité contribuent à diffuser cette idée dans différentes communautés. Certaines personnes ne font confiance qu’à leur propre communauté, en particulier dans les villes et les provinces qui ont été plus touchées que d’autres. Les tentes de la vérité peuvent amener tous les Syriens à entendre ce en quoi croient les familles de victimes.

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Est-ce pour cela que l’une des caractéristiques des tentes de la vérité est d’être organisées de façon décentralisée ?

Nous avons opté pour une initiative décentralisée, car chaque ville, chaque province et même chaque quartier a sa propre culture. Nous devons respecter cela et y être sensibles. De plus, on ne voulait pas se limiter à la sphère publique de la capitale Damas. Des Syriens de toutes les provinces ont perdu des êtres chers, ce serait injuste. On travaille pour que les gens s’organisent et coordonnent leurs activités pour faire savoir au public, à la presse et au gouvernement que notre souffrance n’a pas encore pris fin. On a besoin de vérité, on a besoin de justice.

Que pensez-vous des mesures prises jusqu’à présent par le gouvernement en faveur de la justice transitionnelle ?

Jusqu’à présent, il n’y a pas de justice transitionnelle en Syrie. Ils ont créé une commission pour la justice transitionnelle et ils ont rencontré les familles des victimes. Cela me donne un peu de confiance. D’un autre côté, la déclaration qu’ils ont publiée est problématique, car elle ne mentionne que les crimes du régime Assad. Nous savons que 95 % des crimes ont été commis par ce régime, nous ne pouvons donc pas les mettre sur le même plan que les crimes commis par l’Armée syrienne libre et par d’autres. Je crains toutefois qu’il y ait une justice sélective. Que cela favorise l’impunité. J’ai interrogé Abdul Basit Abdul Latif, le président de la commission pour la justice transitionnelle, à ce sujet. Il a répondu qu’ils devaient trouver un équilibre entre la stabilité et les efforts en faveur de la justice. Je ne suis pas entièrement convaincu par cette approche, mais c’est un point de vue que nous devons prendre en considération. Il s’est également engagé à mettre en place un processus judiciaire qui inclut toutes les parties au conflit.

« Pour l’instant, nous n’avons que des juges religieux ou des juges de l’ancien régime. Je n’accepte ni les uns ni les autres. »

En Allemagne, un médecin syrien vient d’être condamné à la prison à vie en Allemagne pour crimes contre l’humanité. D’autres anciens responsables syriens ont déjà été condamnés en Europe, et les enquêtes se poursuivent. Que pensez-vous des procès à l’étranger, par rapport aux efforts de justice nationale ?

Je crois aux procès nationaux, mais ils doivent être totalement indépendants. Pour l’instant, nous n’avons en Syrie que des juges religieux ou des juges de l’ancien régime. Je n’accepte ni les uns ni les autres. Nous avons besoin de procédures appropriées, comme dans le procès du docteur Alaa Moussa en Allemagne. Il pourrait s’agir d’un mélange : les procès pourraient être basés sur le droit international et exécutés au niveau national en Syrie. Je ne pense pas non plus que les Occidentaux doivent imposer leur agenda à travers de tels procès. En même temps, je ne veux pas dépendre de notre droit national et de notre Constitution. Le gouvernement syrien, même s’il va dans la bonne direction, reste faible en tant qu’institution. Il ne tire pas parti de l’expérience récente. Nous avons besoin d’une Syrie qui représente tout le monde, quelle que soit son idéologie.

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