Tunisie : quand les artistes se réapproprient le travail de mémoire

Trois créations artistiques récentes viennent briser le silence qui retombe sur la Tunisie et sur son passé de répression politique, trois ans après la fin des travaux de l’Instance vérité et dignité. En travaillant sur la mémoire, les artistes reprennent le flambeau d’un processus de justice transitionnelle qui semble en passe d’être enterré.

Scène de la pièce de théâtre
Mémoire, une pièce de théâtre mise en scène par Sabah Bouzouita et Slim Sanhaji et présentée en janvier à Tunis, bien que basée sur une fiction, fait écho à des témoignages entendus lors des audiences publiques de l'Instance vérité et dignité (IVD). © Hassen Farhat
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« Je crois dans la capacité du cinéma, de la littérature et des historiens à élaborer un travail sur notre passé et pourquoi pas rouvrir des dossiers, sur lesquels le processus de justice transitionnelle, courcircuité par les politiques, n’aura pas réussi à rendre justice », affirme Lotfi Achour.  Cinéaste tunisien vivant en France, il vient de réaliser un court métrage d’animation de 14 minutes, dur et bouleversant, Angle Mort, diffusé en juin sur Arte. 

Deux autres œuvres récentes aux titres tout aussi suggestifs sont proposées au public, alors que la justice transitionnelle en Tunisie semble aujourd’hui moribonde, par des artistes qui affichent clairement leur engagement contre le pacte de l’oubli. Il s’agit de Mémoire, une pièce de théâtre mise en scène par Sabah Bouzouita et Slim Sanhaji et présentée en janvier à Tunis. Une adaptation de La Jeune fille et la mort, œuvre de l’auteur contemporain argentino-chilien Ariel Dorfman, qui trouve grâce à la dramaturge tunisienne une résonnance avec le contexte local, notamment pour évoquer l’impossible oubli du trauma.

Il s’agit également de l’exposition La Transformation du silence, qui se poursuit jusqu’au 14 octobre à la Chapelle Saint-Monique à Carthage, dans l’enceinte de l’Institut des Hautes études commerciales (IHEC) et qui dit à quel point la réappropriation de l’histoire de leur pays taraude les deux artistes maniant la photo et l’installation, Hela Ammar et Souad Mani.

Ombres portées, oubliées, occultées

Achour revient avec son film Angle Mort sur la tragédie de Kamel Matmati, dont le procès devant les chambres spécialisées en justice transitionnelle a démarré en mai 2018, inaugurant ce processus en Tunisie. Plus de quatre années après, aucun jugement n’a été prononcé ni dans cette affaire de disparition forcée, ni dans aucun des 204 procès pour violations graves des droits humains examinés depuis par les treize juridictions spécialisées situées dans toute la République. L’histoire de Matmati reste emblématique : le 7 octobre 1991, pendant la grande rafle qui vise les islamistes, cet opposant à l’ancien président Ben Ali, âgé à l’époque de 27 ans est kidnappé alors qu’il se trouvait sur son lieu de travail. Il revient nous parler trente ans plus tard dans Angle Mort en faisant sienne la question de sa propre mère, répétée pendant son audition publique en 2016 et devant le Tribunal de première instance de Gafsa deux ans plus tard : « Où avez-vous déposé le corps de mon fils ? »

Achour, qui s’essaye pour la première fois à l’animation utilise ici la « technique de la photocopie », donnant aux silhouettes humaines une texture et une allure fantomatiques. Des ombres portées oubliées, occultées. Entièrement en noir et blanc, avec pour seule tache rouge le sang de Matmati quand l’un de ses tortionnaires lui assène le coup de grâce. Matmati lui-même s’interroge dans le film : « Les juges savaient-ils que j’ai subi un homicide alors que mon procès s’ouvrait quatre mois après ma mort ? Pourquoi a-t-on laissé ma mère écumer les prisons à ma recherche alors que je n’étais plus de ce monde ? »

Pour Achour cette histoire représente « l’une des grandes mises en scène de l’État sous Ben Ali. Ainsi dans les cas d’assassinat par les corps sécuritaires, on soumettait à Ben Ali plusieurs scénarios : fuite du prisonnier, arrêt cardiaque… Et lui choisissait entre ces divers grands mensonges. C’est sous cet angle que je veux aborder une série sur les crimes de la dictature. La recherche de la forme est pour moi aussi importante que l’histoire elle-même. Il s’agit à chaque fois de trouver la forme la plus adaptée à la matière », décrit le cinéaste.

Le cinéaste tunisien Lotfi Achour revient avec son film Angle Mort sur un événement qui fait l'objet d'un procès devant les chambres spécialisées en justice transitionnelle, qui a débuté en mai 2018 et qui n'est toujours pas terminé. © D.R.

Le retour des anciens démons

Ces trois projets imprégnés d’émotions y ajoutent une dimension artistique et esthétique. Celle-ci permet aux créateurs d’en faire revivre l’expérience forte au public alors qu’un désamour a petit à petit accablé le processus de justice transitionnelle dans le pays, et tandis que les émotions manifestées à travers les réseaux sociaux au moment où les victimes de violations graves des droits humains témoignaient à la télévision pendant les auditions publiques de l’Instance vérité et dignité (IVD) se sont progressivement tassées.

Mémoire tient le spectateur en haleine. La pièce fait ressentir, avec une peur qui monte crescendo chez le spectateur, toute la pesanteur de la souffrance d’une ancienne victime emportée par la frénésie de la vengeance. L’histoire est celle de Kenza et de Morthada, un couple d’anciens opposants politiques. Un soir, un docteur visite leur demeure et Kenza croit reconnaître, dans la voix de cet homme, celle de son tortionnaire. Kenza décide de prendre le médecin-bourreau en otage afin de soutirer des aveux à celui qui la torturait et la violait sur une musique de Franz Schubert intitulée La Jeune fille et la mort. Le drame de Kenza rappelle le récit de Sami Brahem, opposant islamiste, qui, dans son témoignage devant l’IVD lors des premières auditions publiques, a raconté comment le psychiatre de la prison où il était incarcéré en 1991 les soumettait à des « expérimentations » à tendance homosexuelle.

« Nous avons rencontré dans le texte original de La Jeune fille et la mort une dose d’humanité, qui nous a touché. Des thématiques qui nous rassemblent et nous ressemblent », fait remarquer à Justice Info Slim Sanhaji coréalisateur de Mémoire.

Pour recoudre le tissu de l’histoire

L’exposition La Transformation du silence s’inscrit elle aussi de plain-pied dans la justice transitionnelle. Sa commissaire, Marianna Liosi, sociologue et chercheuse dans le domaine des arts visuels, a bénéficié d’une bourse du programme Mémoire et Justice du Merian Center for advanced studies in the Maghreb à Tunis. La Transformation du silence résulte de ses recherches dans le premier pays à avoir vécu un Printemps arabe. Pour cela Liosi a fait appel à deux artistes, qui s’expriment à travers des installations vidéo, des sculptures, des photographies. Le son occupe une place importante dans l’exposition, donnant écho aux voix, aux revendications et aux frustrations d’après la révolution de janvier 2011.

« Ce qui m’a le plus interpellé dans l’œuvre de Hela Ammar et de Souad Mani, c’est qu’elles travaillent, chacune à leur manière, sur le temps long de l’histoire de leur pays. J’estime que tout en considérant la polysémie des récits, l’art peut aider à reconstruire, voire à recoudre le tissu des mémoires », déclare Liosi.

L’exposition La Transformation du silence, qui s'achève ce 14 octobre à la Chapelle Saint-Monique à Carthage, mêle les récits historiographiques et contemporains de deux artistes maniant la photographie et l’installation, Hela Ammar et Souad Mani. © Olfa Belhassine

Cartographie d’un territoire en ébullition

Dans sa série photographique intitulée Tarz (broderie), Hela Ammar, juriste et artiste, mélange des images de l’Indépendance à des images de la Révolution et les relie par une broderie en fil de soie rouge. Les deux grandes transitions qu’a connue la Tunisie sont ainsi mises en relation. Un prétexte à une réflexion sur la fragmentation de la mémoire et sa nécessaire réunification. Comme ce qu’a tenté de faire la loi organique sur la justice transitionnelle, qui couvre une période allant de juillet 1955 jusqu’à décembre 2013.

Enseignante à l’École des Beaux-Arts de Gafsa, Souad Mani a longtemps photographié ce territoire bouillonnant de par la révolution avortée qu’il a connu en 2008, souvent considérée comme la grande répétition de celle qui a éclaté deux ans plus tard à Sidi Bouzid. Terre d’exploitation des mines de phosphate, Gafsa a connu l’injustice, notamment celle liée à la pollution, qui a infesté l’air et le sol de la région à la suite de l’extraction d’un minerai dont bénéficient les zones côtières du pays. C’est la mémoire de ce système inéquitable que Souad Mani a essayé de relayer dans une création numérique et à travers une installation où elle expose différents objets et archives trouvés à l’abandon à Gafsa : des factures, des reçus, des ordonnances médicales, des tracts de campagnes électorales du temps de Ben Ali.

« Ces matériaux, de petits documents de la petite histoire, tracent des trajectoires politiques et militantes. Ils deviennent des cartographies ressuscitant toute l’histoire des lieux. Peut-être bien que ces objets bruts évolueront dans une seconde phase vers un travail plus élaboré. Nous aurons montré alors au public l’itinéraire de ce projet », explique Liosi.

Si Mémoire a reçu le Prix Nejiba Hamrouni aux dernières Journées théâtrales de Carthage et continue à tourner en Tunisie et à l’étranger, Angle Mort a récolté de nombreux prix dans le monde mais n’a malheureusement pas été sélectionné pour faire partie des courts métrages programmés pour les prochaines Journées cinématographiques de Carthage.