Procès Gambien en Allemagne : je me suis fait passer pour un "Jungler", dit l'accusé

Hier jeudi 20 octobre, Baboucar "Bai" Lowe a fait sa première déclaration en six mois de procès en Allemagne. Ce ressortissant gambien, membre présumé d'un commando de tueurs appelé les "Junglers" accusé de crimes contre l'humanité, affirme qu'il n'en a jamais fait partie et que ses propres déclarations incriminantes étaient fondées sur des récits entendus de la bouche d'autres personnes.

Baboucar
Le Gambien accusé d'avoir fait partie d'un escadron de la mort dans son pays cache son visage derrière un dossier, à son procès qui s'est ouvert le 25 avril dernier à Celle, au nord de l'Allemagne. © Ronny Hartmann / Pool / AFP
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Toutes les cartes sont maintenant sur la table dans le procès de Baboucar "Bai" Lowe dans la petite ville de Celle, au nord de l’Allemagne. Hier jeudi 20 octobre, l'accusé gambien de 47 ans, ancien membre présumé d’un commando de tueurs dans son pays, a rompu le silence et a fait lire par son avocat une déclaration qui contredit de façon radicale le récit que l'accusation tente d'établir depuis le début du procès, en avril dernier.

Lowe, qui s’est présenté au tribunal vêtu d'un sweat à capuche noir, d'un jean gris et de baskets noires, est accusé de crimes contre l'humanité en relation avec deux meurtres et une tentative de meurtre. Il aurait été membre des célèbres escadrons de la mort de l'ex-dictateur gambien Yahya Jammeh, connus sous le nom de "Junglers". Selon l'acte d'accusation, "le but des opérations [des Junglers] était d'intimider le peuple gambien et de supprimer l'opposition." L'une des victimes en a été le journaliste Deyda Hydara, dont le fils Baba Hydara s'est joint à la procédure en tant que plaignant. Lowe est accusé d'avoir été le chauffeur du commando qui l’a tué. Il aurait conduit les tueurs durant leurs missions et, dans un cas, il aurait bloqué avec sa voiture le véhicule d'une victime. Parmi les preuves retenues contre Lowe figure une interview qu'il a donnée en 2013 à la radio américaine d'opposition Freedom Radio, où il décrit avoir été présent lors des assassinats.

Hier, dans sa déclaration, Lowe affirme avoir menti sur son implication avec les Junglers.

« Personne ne parlait de ce que faisaient les Junglers »

L’avocat des plaignants Peer Stolle indique qu’il savait à l'avance que la déclaration ne contiendrait pas d'aveux. Mais il "ne s'attendait pas à ce qu'elle soit aussi construite", a-t-il commenté après la clôture de l’audience, qui a duré 45 minutes. La déclaration du Gambien avait été traduite en allemand et lue par son avocat, Matthias Kracke.

Dans sa déclaration, l’accusé commence par évoquer son parcours personnel. Il est né le 14 juin 1975 et est l'aîné de sept enfants. Il a 19 ans lorsque son père décède, raison pour laquelle il n'a pu aller à l'université après avoir obtenu son diplôme d'études secondaires. Au lieu de cela, il travaille dans une station-service, jusqu'à ce qu'il décide de s'engager dans l'armée. Après avoir terminé sa formation de base, il travaille au Palais présidentiel, où résidait Jammeh à l'époque. En 2001, il suit une formation de chauffeur et exerce cette profession pendant près de dix ans. Même si, dit-il, "il a essayé d'avancer" dans sa carrière en participant à une formation avec des soldats libyens, il continue à travailler comme chauffeur pour le Palais ou pour, dit-il, des unités de gardes-frontières.

Lowe affirme que oui, il y avait bien une équipe spéciale de huit à treize hommes, qui menait des missions meurtrières, mais qu'il n'en faisait pas partie. "J'étais au courant que cette équipe avait été créée", déclare-t-il par l'intermédiaire de son avocat. "Ils exécutaient les ordres du président. Mais personne ne parlait de ce qu'ils faisaient exactement". En 2005, dit-il, cette unité a été élargie et dotée d'uniformes noirs et de voitures noires. Ils sont devenus connus sous le nom de "Junglers", "Black Black" ou "Scorpions". Plus tard, assure-t-il, toutes les autres unités ont également reçu des uniformes noirs et ont été baptisées des mêmes noms. "Je comprends aujourd'hui qu'ils essayaient de cacher les Junglers de cette manière", a précisé Lowe dans sa déclaration.

Il ajoute qu'il n'a découvert ce que faisaient les Junglers qu’en 2006, lorsque certains d'entre eux ont commencé à lui faire des confidences.

« Je n'ai participé à aucun crime »

À ce moment-là, toujours selon Lowe, un des Junglers dénommé Malick Jatta, lui dit qu'ils ont tué son demi-frère. Malgré sa colère, Lowe affirme qu'il est resté en contact avec eux, "espérant obtenir plus d'informations de la part des auteurs". Il décrit ensuite des situations où des Junglers lui parlent des assassinats du journaliste Hydara, de l'opposant Dawda Nyassi et de la tentative d'assassinat de l'avocat Ousman Sillah - pour laquelle Lowe lui-même est accusé devant le tribunal de Celle. Un Jungler lui parle du meurtre d'Hydara alors qu'ils étaient assis dans un bar en train de boire. "Je n'ai pas bu d'alcool", souligne Lowe. "J'ai juste payé et bu des boissons non alcoolisées". Une autre fois, dit-il, Malick Jatta, ivre, lui raconte comment ils ont tiré sur Nyassi. Et lors d'un trajet en voiture, un troisième Jungler lui parle de la tentative de meurtre de Sillah, et du fait qu’ils ont reçu du président des listes de ceux qu'il voulait voir morts. À la fin de sa déclaration, Lowe souligne que les faits racontés dans son interview de 2013 « étaient basés sur les récits d'autres personnes ». « Je n'ai participé à aucun de ces crimes », ajoute-t-il.

Mais pourquoi alors a-t-il raconté cette histoire compromettante au journaliste Pa Nderry M'Bai, rédacteur en chef de Freedom Radio ? Lowe explique que les informations qu'il avait entendues l'inquiétaient de plus en plus, mais qu'il ne savait pas quoi en faire. "J'avais peur pour moi et pour ma famille". Lors d'un voyage au Sénégal où il rend visite à sa mère, il met la main sur un numéro du Freedom Newspaper, qui n'était pas distribué en Gambie. Il appele le rédacteur en chef M'Bai et lui dit ce qu'il sait. Ils restent en contact afin que, selon Lowe, le journaliste puisse obtenir des informations et les transmettre à la radio et au journal.

Se faire passer pour un Jungler ?

Cela dure jusqu’en 2012, indique Lowe dans sa déclaration, lorsque des soldats viennent chez lui pour l'arrêter, alors qu’il est absent. Ils reviennent une semaine plus tard et cassent les portes. "Ils ont menacé ma femme en lui disant qu'ils allaient m'arrêter et que personne ne me reverrait jamais", dit-il. À ce moment-là, il décide de quitter le pays. Un mois plus tard, le 15 juillet 2012, il reçoit un appel téléphonique de M'Bai. "Je connais la date, car je l'ai marquée en rouge dans mon calendrier", peut-on lire dans la déclaration de Lowe. "C'est le jour où j'ai décidé que je ferais tout ce que je pourrais pour faire tomber Jammeh". Ce jour-là, affirme-t-il, M'Bai l'a appelé trois fois - désespéré, car il avait beaucoup publié sur les crimes des Junglers, mais cela n'avait rien changé. Lowe raconte que M'Bai l'a exhorté à se faire passer pour un Jungler et à rendre public tout ce qu’il sait. "Il a dit que j'étais la seule personne qui pouvait faire en sorte que les Gambiens croient à la vérité."

Lowe refuse, mais M'Bai persiste. Lors de son troisième appel téléphonique, il dit à Lowe qu'après les prochaines élections, Jammeh a prévu de s’autoproclamer souverain à vie. À ce moment-là, Lowe décide de l'aider. Quelque temps plus tard, il obtient un visa, se rend en Allemagne et donne l'interview dans laquelle il s’accuse à M'Bai, par téléphone - en se basant, comme il le prétend, sur les récits d'autres personnes ainsi que sur les indications du journaliste lui-même. Il considère que ce stratagème a réussi : "Il a finalement permis au peuple gambien de connaître la vérité sur Jammeh", affirme-t-il dans sa déclaration.

Plus aucun soutien des autorités gambiennes

M'Bai, la seule personne qui pouvait confirmer ou réfuter cette version des faits, est décédée il y a un an. Mais Peer Stolle, qui représente les deux co-plaignants Baba Hydara et Ida Jagne devant le tribunal de Celle, estime que la déclaration de Lowe n'est pas plausible. "Les informations qu'il a données dans l'interview radio étaient très détaillées", réagit Stolle à la sortie de l’audience. "Il n'est pas du tout plausible qu'il ait tout inventé." Les détails étaient également conformes à ceux mentionnés dans le témoignage de son client Jagne, qui avait été témoin du meurtre d'Hydara. "Il ne pouvait connaître ces détails que s'il se trouvait lui-même sur la scène du crime". De plus, selon Stolle, des témoignages à la Commission vérité, réconciliation et réparations ont mentionné Lowe, ainsi que des récits qu'il a donnés à des personnes de son entourage personnel et à la journaliste Fatou Camara.

Fatou Camara doit témoigner à Celle en novembre, malgré les difficultés rencontrées pour la faire venir au tribunal. "Il semble que les autorités gambiennes ne soutiennent plus la justice allemande dans cette affaire", a déclaré le juge Ralf Günther au début de la séance d'hier. Les autorités gambiennes n'ont pas dit-il transmis les lettres de convocation aux témoins. Dans ce procès de compétence universelle, prévu pour se clôturer en janvier 2023, les deux plaignants ont déjà témoigné, ainsi que deux anciens membres des Junglers. Il reste à voir comment le procès va se poursuivre et "quelles preuves sont nécessaires pour compléter le tableau, que l’accusé a maintenant contredit", questionne l'avocat des victimes Me Stolle.

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