Procès pour crime de guerre en Syrie : un alibi tardif pour la défense

Jeudi 16 février, à Berlin, en Allemagne, la défense du Syrien d’origine palestinienne Moafak D. a fait ses dernières déclarations et a demandé son acquittement. Selon elle, leur client était blessé et alité au moment des crimes - un alibi apparu au début de cette année, à la toute fin d’un procès pour crimes de guerre qui a duré sept mois.

Tribunal à Berlin où est jugé Moafak D, pour crimes de guerre en Syrie.
Dans une petite salle d'audience de ce tribunal à Berlin, sans avoir attiré l'attention des médias et du public, le troisième procès allemand pour crimes de guerre portant sur les atrocités commises sous le règne du président syrien Bachar al-Assad touche à sa fin. © Hannah el-Hitami
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Le 23 mars 2014, Moafak D. se tenait-il dans la rue principale de Yarmouk, tirant une grenade propulsée par fusée sur une foule de civils, tuant au moins sept personnes ? Ou était-il allongé dans un lit d'hôpital, avec de graves blessures à la jambe qui l’aurait gardé alité pendant des jours ? Dans sa plaidoirie de jeudi dernier, son équipe de défense dans le procès pour crimes de guerre de Berlin a tenté de soutenir cette dernière hypothèse.

Le verdict de la Haute Cour de justice est attendu ce jeudi à midi.

Il y a deux semaines, les juges ont clos la collecte des preuves après 30 jours de procès, et entendu les plaidoiries finales des procureurs et des plaignants. Depuis août 2022, le Syrien Moafak D. est jugé pour des crimes de guerre qu'il aurait commis à Yarmouk, un ancien camp de réfugiés Palestiniens devenu un quartier de Damas. En mars 2014, il aurait tiré une grenade à l’aide d’un lance-roquettes RPG sur une foule de civils rassemblée pour récupérer des colis d'aide de l'Onu. À cette époque, la population de Yarmouk, majoritairement palestinienne, souffrait d'un embargo total depuis juillet 2013.

Moafak D. était membre de l'une des milices pro-régime qui exerçait un contrôle brutal sur Yarmouk, faisant respecter le siège et violentant ses citoyens. Il aurait eu un motif personnel pour l'attaque : venger la mort de son neveu, tué dans une bataille avec l'Armée syrienne libre (ASL) deux jours auparavant.

Témoignages oculaires non probants selon la défense

C'était maintenant au tour des avocats de la défense Michael Böcker et Yorck Fratzky - la même équipe qui avait représenté Anwar Raslan à Coblence - de plaider l'innocence de leur client. « L’accusé a nié avoir commis ou participé au crime, et il n’était pas présent sur la scène du crime », a martelé Böcker, ajoutant qu'aucun élément probant n’est venue lui donner tort. Lui et son collègue ont demandé l'acquittement complet de leur client.

Pendant la première demi-heure de sa plaidoirie, Böcker s'est concentré sur les quatre témoins qui avaient identifié son client comme l'auteur du crime. Les médias arabes de l'époque avaient décidé que Moafak D. était le coupable sans en donner l’explication, a-t-il dit, et tous les témoins "ont été soumis à ce bruit de fond pendant des années" avant de venir témoigner. "Quelle est donc la valeur probante de leurs témoignages ?", a-t-il demandé. D'après ses arguments : zéro.

Concernant deux des témoins, Böcker a décrit des divergences flagrantes entre leur témoignage initial auprès de la police et celui qu'ils ont donné au tribunal. Une femme a ainsi décrit une arme différente à la police de celle qu’elle a décrit devant les juges. Elle a d'abord dit que Moafak D. avait utilisé une arme de grande taille qui ne pouvait être manipulée par une seule personne, et qu'il avait tiré plus de 20 coups de feu dans la foule. Plus tard au tribunal, elle a décrit une arme différente - un RPG que d'autres témoins et experts ont dit qu'il avait utilisé pour l'attaque. Le portant à l’épaule, il n'a tiré qu'une seule fois. Un autre témoin avait par ailleurs modifié dans son témoignage la description de l'endroit d'où il avait observé le crime présumé, a ajouté Böcker.

En ce qui concerne les deux autres témoins qui ont identifié son client, Böcker a fait valoir qu'il n'était pas possible qu'ils aient reconnu une personne depuis leur position à quelques centaines de mètres de la scène, alors que les rues étaient noires de monde.

À ce stade, Fratzky a pris le relais. Il a commencé par rappeler à la cour qu'avant d'être portée devant le procureur fédéral, l'affaire de Moafak D. avait été examinée par le célèbre avocat syrien Anwar al-Bunni et ses collègues du Syrian Center for Legal Studies and Research. Figures de proue des efforts de justice déployés par les Syriens en Allemagne, ils ont rassemblé bon nombre des témoins qui ont ensuite déposé devant les tribunaux, que ce soit à Coblence, Francfort ou Berlin. Fratzky estime qu'ils n'ont pas "respecté les normes habituelles", lorsqu'ils ont recueilli les dépositions de ces témoins. Il insinue que certains témoins oculaires n'ont pas identifié les auteurs présumés de leur propre chef. Au procès Al-Khatib à Coblence, Fratzky a affirmé que "l'un des témoins a admis qu'Al-Bunni lui avait montré une photo de l'accusé. Il est certain que la même chose s'est produite cette fois-ci".

"Leurs témoignages n'ont pas été arrangés"

Fratzky a souligné que son client, "n'avait pas à prouver son innocence. Au contraire, sa culpabilité doit être prouvée", ce qui, selon lui, n'a pas été le cas. Moafak D. avait été blessé au moment des crimes, a ajouté Fratzky, en revenant sur l'alibi avancé par plusieurs membres de la famille de l'accusé qui ont témoigné devant le tribunal. L'accusation avait plus tôt décrit leurs déclarations comme un "exemple parfait de faux témoignages mal coordonnés".

Fratzky s’est inscrit en faux. Il a passé en revue les déclarations, soulignant pourquoi elles étaient selon lui toutes crédibles. Il a dit qu’ils étaient plusieurs à avoir entendu que Moafak D. avait été blessé à la jambe le jour même où son neveu a été tué – soit deux jours avant le crime allégué au procès. Cela signifierait qu'au lieu de commettre les crimes pour venger la mort de son neveu, l’accusé était encore à l'hôpital avec des blessures qui l'empêchaient de marcher. Aucun des témoins ne sait quand et comment exactement il a été blessé et combien de temps il a dû rester à l'hôpital. Mais selon Fratzky, ces incertitudes mêmes "montrent clairement que leurs témoignages n'étaient pas arrangés."

Un neveu de l’accusé, notamment, a déclaré qu'il a essayé de rendre visite à son oncle à l'hôpital, mais qu'il n'avait pas pu l'y trouver, car il y avait trop de monde. "Il n'aurait pas dit cela, si son intention avait été de fournir un alibi", a argumenté Fratzky. Un autre neveu a déclaré qu'il n'avait rendu visite à son oncle à la maison qu'une fois, après la blessure, faute de possibilités de congés de son service militaire. "Quelle aurait été la chose évidente à dire dans un témoignage arrangé ? Il aurait dit qu'il lui rendait visite plus souvent."

Ceux qui ont rendu visite à Moafak D. à son domicile ont pu, selon lui, donner des détails précis sur ce qu'ils ont vu : un homme gravement blessé sur un lit, recouvert d'un drap, avec une poche à urine attachée à son corps. "Aucun témoin n'invente de tels détails", a déclaré Fratzky. "C'est le genre de détails qui s'impriment dans la mémoire de quelqu'un qui les a vécus".

Un alibi tardif

Autre fait important pour Fratzky, Moafak D., selon sa nièce, n'était pas présent aux funérailles de son neveu. Son neveu aurait été tué deux jours avant le crime, le jour de la fête des mères. Les funérailles auraient donc eu lieu le lendemain selon le rite islamique, a précisé l'avocat. "Si cela avait été possible, D. aurait participé aux funérailles de son neveu", a déclaré Me Fratzky, d'autant plus que sa réaction émotionnelle à la mort de son neveu est considérée comme le motif de l'attaque deux jours plus tard. Le fait qu'il n'ait pas participé ne peut s'expliquer que par sa présence à l'hôpital.

La mort du neveu est devenue un élément de preuve crucial non seulement pour l'accusation, qui l'a considérée comme le mobile, mais aussi pour la défense, qui l'a utilisée pour faire valoir qu'il aurait été impossible pour lui de commettre le crime. Cela a été corroboré, selon Fratzky, par des documents de l'hôpital présentés au tribunal au début de l'année, qui font état de l'admission de l'accusé le 21 mars 2014, et par un expert médical qui a témoigné et confirmé qu'il aurait difficilement pu marcher avec une blessure par balle dans le pied et une autre blessure recousue de 10 cm sur la cuisse. "Aucun témoin n'a décrit une personne boitant ou un tireur ayant des béquilles". Le procureur dans sa plaidoirie finale, avait pour sa part présenté un autre document qui suggère que la blessure à la cuisse n'a pas eu lieu en mars, mais en octobre 2014.

La question demeure de savoir pourquoi Moafak D. n'a jamais mentionné ses blessures auparavant, ni à la police ni dans ses deux déclarations au tribunal. Dans sa dernière déclaration, en décembre, il avait fait valoir qu'il n’a jamais mis les pieds à Yarmouk après 2012, lorsque la majorité de ses habitants ont évacué les lieux après les frappes aériennes du régime. Cette blessure a été seulement évoquée au tribunal début 2023, lorsque des membres de la famille de l'accusé l'ont mentionnée. Cela n'aurait-il pas permis une meilleure stratégie de défense ? Böcker a expliqué que son client venait d'un milieu modeste et sans éducation et qu'"il n'était tout simplement pas conscient que cela avait de l'importance".

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