Chronique d’une collaboration en tandem dans un village près de Kyiv

Dans cette chronique judiciaire rare, qui recouvre plusieurs mois de procès de deux hommes jugés dans deux tribunaux de la région de Kyiv, la capitale de l'Ukraine, notre correspondante fait le récit des conditions dans lesquelles la collaboration avec l’occupant russe s’installe dans un village, entre aide humanitaire, instinct de survie et soif du pouvoir.

Procès pour collaboration en Ukraine - Capture vidéo d'Oleksandr Kharchenko, un des accusés.
Oleksandr Kharchenko, ici sur un capture d'écran d'une vidéo de la chaîne pro-gouvernementale russe RT, est devenu de facto le chef du village de Dymer, avec la bénédiction de l'occupant.
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Lorsque les convois de véhicules militaires russes sont entrés dans le village de Dymer, dans l’oblast de Kiev, au nord de la capitale ukrainienne, le 25 février 2022, c’était le deuxième jour de l’invasion à grande échelle déclenchée par Moscou. Le 20 mars, des informations sont apparues dans les médias selon lesquelles les Russes y avaient nommé leur propre chef de village, accroché un drapeau tricolore et organisé une cérémonie avec des feux d’artifice.

Le 28 mars, la chaîne RT a diffusé un reportage de propagande sur la livraison par l’armée russe de tonnes d’aide humanitaire aux habitants de Dymer. La vidéo a été diffusée sur les médias sociaux et dans le groupe Facebook « Communité de Dymer – du choix jusqu’aux élections ». La vidéo montre de longues files d’attente de personnes recevant de l’aide humanitaire de la part de soldats armés de mitrailleuses.

Deux jours plus tard, au petit matin, les Russes se retiraient de Dymer. Les militaires ukrainiens et les forces de l’ordre, entrés dans le village, ont commencé à poser des questions aux habitants et ont découvert les noms de ceux qui auraient collaboré avec les occupants.

Deux de ces hommes ont été identifiés : Oleksandr Kharchenko, né en 1983, alias Sasha le Roux, qui, selon l’enquête, était le chef du village, et Oleksandr Melnyk, né en 1977, alias Sasha le Louche, qui est devenu son adjoint. Ils ont été arrêtés et jugés séparément, bien que les témoins aient constamment fait référence simultanément aux deux lorsqu’ils ont décrit l’occupation. L’affaire de Kharchenko a été entendue par le tribunal du district de Solomianskyi, et celle de Melnyk par celui de Vyshhorodskyi, dans l’oblast de Kyiv.

Procès en Ukraine pour collaboration - Oleksandr Melnyk, un des accusés.
Oleksandr Melnyk, durant l'occupation russe du village de Dymer, dans la région de Kyiv, était devenu l'adjoint de Kharchenko qu'il connaissait d'avant la guerre. Photo : © Iryna Salii

« Il n’avait pas l’air d’avoir peur »

Kharchenko vivait depuis longtemps à Dymer, avec ses parents. Célibataire, il dirigeait une petite entreprise de livraison de bois de chauffage avec son véhicule. Quelques années auparavant, il s’était présenté au conseil du village, mais n’avait pas été élu et n’avait plus jamais participé à des activités publiques ou politiques.

Selon les habitants, pendant la première semaine et demie de l’occupation russe, le chef du conseil municipal de Dymer, Volodymyr Pidkurgannyi, a lui-même acheminé de l’aide humanitaire malgré les bombardements intensifs. Un homme a témoigné devant la Cour avoir déchargé un minibus contenant des médicaments envoyés par Pidkurgannyi. Mais plus tard, en raison des menaces des Russes, on ne l’a plus vu à Dymer.

Ensuite, le bureau du chef du conseil du village aurait été occupé par Kharchenko, qui aurait estimé qu’il était nécessaire de rétablir l’ordre, car selon lui les choses allaient mal à Dymer. « Un de mes amis m’a dit que Sasha était devenu le chef du village. Nous nous y sommes rendus en voiture et ils distribuaient de l’essence. Sacha était assis dans le bureau, dans le fauteuil du chef. Nous avions un [tuyau] qui avait éclaté, il a pris note pour prévenir les Russes afin qu’ils le réparent.Il a dit qu’il y aurait de l’argent russe, qu’une école serait ouverte », déclare Svitlana, une résidente locale, au tribunal.

Kharchenko explique que les gens se réunissaient au conseil du village pour s’informer des nouvelles et des ragots. Les soldats russes y apportaient chaque jour une cuisine de campagne et distribuaient des repas et du carburant. Selon lui, une représentante de la Croix-Rouge, membre du conseil du village, Maryna Tsapok, et d’autres habitants venaient souvent. Ceux qui venaient avaient des problèmes à régler, comme des fosses septiques bouchées, voulaient organiser le ramassage des ordures, ou signaler une disparition.

« À qui ai-je donné des instructions au juste ? Comment aurais-je pu donner des instructions si des employés du conseil du village étaient en contact direct avec Pidkurgannyi ? Il gérait toutes les infrastructures. Ce n’est pas parce que je distribuais de l’aide humanitaire que j’ai été considéré comme le chef du conseil du village », ajoute Kharchenko.

On l’interroge sur son passage dans la vidéo filmée par les Russes.

- « Oui, j’ai commenté ce qui se passait à ce moment-là sur cette place. Ni plus ni moins, explique-t-il.

- Et que se passait-il exactement sur cette place ?, demande le procureur.

- De l’aide humanitaire russe était distribuée. Un type s’est approché avec une caméra et m’a dit ‘Pouvez-vous faire un commentaire ?’ C’est ce que j’ai fait, pour ainsi dire.

- Avez-vous aimé vivre l’occupation aux côtés des militaires russes ?

- Comment peut-on aimer la destruction ?

- Vous n’aimiez pas ça ?

- Bien sûr que non.

- Lors de cette interview, vous avez déclaré : ‘N’ayez pas peur, approchez les soldats russes, demandez-leur de l’aide, nous aiderons tout le monde’.

- Ils nous aideront. Ne déformez pas les mots ! Je leur disais : ‘Ne restez pas dans les sous-sols, ne mourez pas de faim’. Les soldats russes ne sont pas agressifs envers la population civile, ils distribuent de l’aide humanitaire. Venez, prenez-la et arrêtez de mourir de faim. »

Des habitants confirment avoir vu Kharchenko lors des distributions.

- « Les 23 et 24 mars, j’ai vu de mes propres yeux qu’il [Kharchenko] distribuait des journaux de la Komsomolskaya Pravda à cet endroit, déclare l’un des témoins à la Cour.

- Quel était le rôle de Kharchenko ? demande le juge.

- Il a été nommé pour remplacer le chef du village.

- Comment a-t-il été élu ?

- Je ne sais pas exactement, mais je pense que cela lui a été proposé. Il n’avait pas l’air d’avoir peur. »

La vidéo de RT montre Kharchenko debout dans la rue, tenant une pile de journaux. Le procureur a apporté au tribunal un sac contenant 60 exemplaires du journal Krasnaya Zvezda et 90 exemplaires de Komsomolskaya Pravda, ainsi que des rations russes. Après la désoccupation, ils ont été retrouvés dans le bureau du chef du village, mais Kharchenko affirme que ce n’est pas lui qui les a mis là.

Procès en Ukraine pour collaboration - Les juges examinent les rations alimentaires de l'armée russe saisies.
Les juges examinent les rations alimentaires de l'armée russe saisies dans le bâtiment du conseil du village de Dymer. Photo : © Iryna Salii

« Les véritables maîtres ne se sont pas présentés »

On ne sait pas comment Kharchenko a accédé à cette position. L’acte d’accusation indique que le 16 mars 2022, les habitants ont été contraints à se rendre à une distribution d’aide humanitaire et que Kharchenko s’est présenté comme le nouveau chef du village représentant les autorités d’occupation. Mais aucun témoin direct de cette réunion n’est venu au procès.

Les habitants affirment qu’ils étaient au courant de tout par des rumeurs : « Les militaires russes ont nommé Kharchenko à la tête de Dymer. On en parlait dans le village. » Certains considèrent Kharchenko comme un leader autoproclamé.

Andriy Sologub est le directeur du lycée Lytvynivka, situé dans le village de Dymer. Pendant l’occupation, il était le chef d’une unité d’intervention rapide de la Croix-Rouge ukrainienne basée à Vyshhorod. La Croix-Rouge est apolitique et dispense son aide indépendamment de la nationalité, de la race ou des préférences politiques. L’organisation ne coopère pas avec l’armée. Mais les occupants ont constamment fait pression sur la Croix-Rouge pour qu’elle coopère, essayant de la convaincre de distribuer l’aide humanitaire russe.

Le 18 mars, Sologub apprend que Dymer a un nouveau chef et le lendemain, à l’invitation des occupants, il vient rencontrer le « nouveau maire ».

« Le 19 mars, lorsque je suis entré dans le bureau du conseil du village de Dymer, Kharchenko, Melnyk et Klion [un militaire russe] étaient présents. Il semblait que Kharchenko était le maître du bureau, mais en fait, les véritables maîtres de l’endroit étaient près de lui. Ils ne se sont pas présentés, ils n’avaient pas d’insignes. Plus tard, nous avons appris qu’ils étaient membres de la 83e brigade d’assaut aérien, stationnée dans la ville d’Ussuriysk. Kharchenko était assis à un grand bureau, dans le fauteuil du chef de la collectivité. Il avait devant lui une immense carte de Dymer, divisée en secteurs. Melnyk était là, à côté de lui. Melnyk avait un carnet et prenait des notes, comme s’il était en réunion de conseil. Kharchenko l’a présenté comme le responsable des services publics. Melnyk a dit qu’il était responsable de l’électricité et m’a demandé où il pouvait trouver des employés de DTEK [la Société du Pétrole et de l’énergie du Dombas] ou de RES [Service de maintenant regional] pour réparer le réseau électrique », témoigne Sologub.

Natalia Tkachenko, chef comptable du conseil du village, qui vivait à Dymer en mars 2022, s’est aussi présentée devant le tribunal. « Au début, les villageois m’ont dit qu’une nouvelle autorité allait être élue et que ce serait Oleksandr Kharchenko. Je suis venu chercher mes affaires. Lorsque je suis entré dans le bâtiment du conseil du village, il [Kharchenko] se trouvait dans le bureau du chef. J’ai demandé si je pouvais aller dans mon bureau. Il a dit oui, alors je suis allé prendre mes affaires. Puis il est entré avec son ami, Oleksandr Melnyk... Il répétait tout le temps : ‘Il y a du travail à faire, il y a du travail à faire’», décrit-elle.

« Melnyk était en colère contre les autorités »

Melnyk est originaire de la région de Tcherkassy. Il vivait à Dymer, mais au moment de l’invasion, il vivait avec sa femme dans une maison louée dans le village de Lutizh. Selon sa propriétaire, il possédait un magasin de fruits secs. Selon Kharchenko, Melnyk travaillait sur un chantier de construction et disposait d’une équipe de réparateurs.

Les Russes n’ont pas pris Lutizh, mais Melnyk et sa femme se sont délibérément rendus dans le territoire occupé. Selon les explications données plus tard au tribunal, ils allaient chercher sa belle-mère dans le village d’Ivankiv. Cependant, ils ne sont jamais allés chercher sa belle-mère, se sont arrêtés à Dymer et se sont installés dans des locaux des services communaux de Dymer. Ils ont prétendu qu’il était dangereux de voyager et que la route était bloquée, si bien qu’ils sont restés à Dymer. Selon l’accusation, Melnyk est alors devenu l’adjoint de Kharchenko et a cumulé cette fonction avec celle de directeur de la centrale électrique. Melnyk dit qu’il s’est simplement installé dans un bâtiment vide des services publics communaux avec la permission d’un ami et qu’il a commencé à aider les gens.

Pendant les froides journées de mars, alors que les gens venaient chercher de l’aide humanitaire, Tsapok, qui était du conseil du village, raconte qu’elle a vu arriver un inconnu portant des baskets d’été grises. Il s’agissait de Melnyk, qui arrivait à vélo et demandait au gardien de l’église où il pouvait acheter des chaussures. Le lendemain, a-t-elle raconté au tribunal, Melnyk l’a abordée près du magasin Fora, où les occupants distribuaient de la nourriture, lui a dit qu’il était nécessaire d’aider les gens, puis il a conduit la femme jusqu’au chef russe, lui a serré la main et l’a présentée.

Elle apprend par Melnyk qu’il avait par le passé créé des business, mais qu’il avait fait faillite plus d’une fois. « Il était très en colère contre les autorités. Et il voulait juste gagner un peu plus », se souvient Tsapok. Melnyk a partiellement confirmé ces propos, affirmant qu’un missile avait frappé son magasin à Lutizh.

Melnyk et Kharchenko ne nient pas qu’ils se connaissent depuis longtemps. « J’ai rencontré Kharchenko il y a longtemps.Je le connais probablement depuis 10 ans.Je ne me souviens plus des circonstances.J’étais plus jeune, nous sommes peut-être allés au cinéma... » déclare Melnyk au tribunal.

« Nous devions survivre d’une manière ou d’une autre »

Le chef légitime du village, Pidkurgannyi, n’a pas témoigné lors des audiences contre Kharchenko et Melnyk. Ni les procureurs ni les avocats de la défense ne l’ont appelé à témoigner.

A la demande de l’avocat, le conseil du village de Dymer a indiqué qu’en raison des risques  pendant l’occupation, le conseil travaillait à distance. Les représentants des autorités locales, y compris le chef, se trouvaient officiellement dans les locaux de l’administration militaire de Vyshhorod.

L’avocat de Kharchenko, Viktor Kashpur, a déclaré à plusieurs reprises que Kharchenko remplissait essentiellement les fonctions dont le chef légitime du village s’était volontairement retiré.

L’avocat de la défense a fait aussi référence aux dispositions de la Convention de Genève qui stipulent que les autorités d’occupation doivent, si nécessaire, fournir de la nourriture et des médicaments aux habitants du territoire occupé. En d’autres termes, la Convention de Genève prévoit un certain degré de coopération entre les autorités locales et les occupants, ce qui n’est pas considéré comme un crime.

Les accusés ont tenté de prouver qu’ils n’appartenaient pas aux autorités d’occupation mais qu’ils s’arrangeaient simplement avec les Russes pour aider les civils locaux avec la Croix-Rouge, bien qu’ils ne soient pas membres de l’organisation. L’enquête n’a pas permis d’établir les salaires perçus par Kharchenko et Melnyk dans l’exercice de leurs fonctions sous l’occupation. Aucun document officiel signé par les accusés ne figure dans les dossiers.

L’avocat Pavlo Khaytov estime pour sa part que Melnyk a fait du bénévolat dans le territoire occupé et que, au lieu d’être récompensé, il a reçu un acte d’accusation et a été emprisonné. « Les gens pensent qu’il est le chef adjoint du conseil du village de Dymer ou le directeur de la centrale électrique. Ils pensent aussi que si une personne distribue de la nourriture et que les katsaps [terme péjoratif désignant les Russes]nelui tirent pas dessus, il n’y a qu’une seule réponse : il travaille pour eux », interpelle Khaytov.

Melnyk affirme que grâce à son brassard de la Croix-Rouge, il a pu amener plus de 100 personnes dans le territoire non occupé. Mais il n’y a ni liste, ni photos pour le prouver. En outre, personne n’est venu au tribunal pour confirmer ces affirmations.

« Nous devions survivre d’une manière ou d’une autre. Le fait que nous ayons commencé à distribuer de l’aide humanitaire aux côtés des soldats russes était une offre que nous ne pouvions pas refuser. Ils nous ont dit que si nous ne coopérions pas, ils bombarderaient nos maisons et créeraient des conditions dans lesquelles il serait très difficile de survivre. Je ne me considère pas coupable », plaide Kharchenko avant que les juges ne quittent la salle de délibération. Dans sa déclaration finale, Melnyk estime que son séjour derrière les barreaux n’est qu’une question de temps et qu’il espère un changement favorable de la loi.

Le tribunal a rejeté les arguments de la défense. Pour le tribunal, les témoignages ont montré que Kharchenko a distribué de l’aide humanitaire pour le compte des envahisseurs. Pidkurgannyi, le chef légitime du village, a également distribué de l’aide humanitaire au début de l’occupation, mais Kharchenko ne l’a jamais aidé. Kharchenko a été condamné à 9 ans de prison avec confiscation des biens, et Melnyk à 7 ans, avec confiscation également.

Après l’audience, l’avocat a dit à Melnyk qu’ils se reverraient pendant l’appel. De son côté, Kharchenko avait déposé l’été dernier une demande d’échange et de transfert en Russie.


Ce reportage fait partie d’une couverture de la justice sur les crimes de guerre réalisée en partenariat avec des journalistes ukrainiens. Une première version de cet article a été publiée sur le site d’information « Sudovyi Reporter ».

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